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Au bout (ou presque) de la 132 en attendant la tempête et les touristes
Pour souligner l’an un de la COVID-19 au Québec, URBANIA a entrepris un road trip à travers la province au volant d’une rutilante Matrix 2006 et avec une grosse pile de masques dans le coffre à gants. L’objectif? Raconter la pandémie de celles et ceux qui ont fait les manchettes aux côtés de ce virus et témoigner du quotidien des Québécois.e.s avec ce qui n’était pas « juste une grosse grippe » finalement.
SAINTE-ANNE-DES-MONTS – « Certains commencent à annuler à cause de la tempête », soupire Marina, calée dans la chaise berçante de son salon donnant directement sur le fleuve. Ça fait cinq ans que cette native de Sainte-Anne gère l’Auberge du vieux faubourg sur la première avenue, tout près de la marina.
Il ne neige pas encore, mais le plafond de nuages est bas. La météo annonce trente à quarante centimètres, surtout vers Percé. Sainte-Anne-des-Monts y goûtera aussi, c’est pourquoi des clients inquiets appellent Marina et que j’ai prévu de m’enfuir avant.
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En attendant, j’ai quarante-huit heures pour explorer le coin et parler de l’autre tempête qui devrait frapper la région: le retour des touristes l’été prochain. « Les terrains de camping de Carleton sont déjà presque complets », affirme Marina, qui habite un petit logement au rez-de-chaussée de l’auberge, à côté de ma chambre.
Mars vient de débuter et les campings se remplissent déjà aussi vite qu’une pataugeoire montréalaise pendant une canicule.
Les habitants du coin se remettent à peine de l’été dernier, lorsque tous les Québécois ont pris d’assaut la Gaspésie, pour le meilleur et pour le pire. Mars vient de débuter et les campings se remplissent déjà aussi vite qu’une pataugeoire montréalaise pendant une canicule. J’arrive en pleine relâche en plus, où tous les hôtels du coin affichent complet. J’ai été chanceux d’avoir la mienne, m’a dit Marina. Une annulation justement, à cause de la tempête.
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Le téléphone sonne. Encore. « Tu vois, c’est toujours comme ça! », s’exclame cette femme attachante de 58 ans, du genre qu’on adore. Elle m’appelle « monsieur Hugo » en plus, ce qui me donne l’impression de jaser avec Samsagace Gamegie dans Lord of the rings.
«L’été c’est de toute beauté. En novembre, la mer est grosse et la marée vient presque mordre jusque dans la porte-patio.»
Au bout du fil, un client souhaite devancer son arrivée à cause de la tempête. Pas de problème, il reste de la place répond Marina. « J’ai juste douze chambres, mais si j’en avais cinquante, je les louerais », croit l’aubergiste, qui a vu au fil du temps son village passer d’endroit perdu au bord de la 132 à destination touristique populaire. « Je me souviens de l’ouverture du premier restaurant dans les années 80. Là, on a de gros étés, surtout le dernier. Les touristes européens ont été remplacés par des Québécois », résume Marina, qui n’avait jamais vu de files devant les commerces avant l’été dernier. « C’était plein, mais on n’a pas eu de problèmes comme Gaspé ou Percé », nuance cette enfant du fleuve, qui ne quitterait son coin de pays pour rien au monde. « L’été c’est de toute beauté. En novembre, la mer est grosse et la marée vient presque mordre jusque dans la porte-patio. Les personnes âgées de la résidence de la pointe ont remarqué un changement dans les vagues », rapporte Marina.
J’ai faim. Le meilleur resto, La broue dans l’toupet, se trouve à l’intérieur de l’Hôtel et Cie, boulevard Saint-Anne. C’est complet pour ce soir et on ne sert personne des zones rouges, sauf pour emporter, m’indique-t-on à l’entrée.
Je mets le cap vers la Brasserie Bass en face du fleuve, où le 514 m’empêche aussi d’entrer boire une pinte avec un burger au brie.
Comme je suis aussi persévérant que Maurice Richard la fois où il a compté cinq buts après avoir déménagé son beau-frère, je frappe à une troisième porte, cette fois en peaufinant ma stratégie.
« Tu viens d’où? », demande l’imposant gaillard derrière le comptoir du Dixie Lee.
C’est loin d’être gastronomique, mais je me goinfrerai finalement de poulet frit (délicieux!), en philosophant sur le fait que c’est plate d’être persona non grata en Gaspésie.
L’employé sympathique me parle de tous ces Montréalais qui s’essayent, du vol de référendum de 1995 et de notre mémoire collective défaillante pendant qu’il nettoie ses tables.
- Ouin, « Je me souviens » mon cul là là !, que je l’encourage la bouche pleine, en improvisant – sans succès – un accent de l’est du Québec.
Je m’endors tôt. Ça l’air de rien, mais ce road trip n’est pas reposant. Je roule des heures chaque jour en plus d’écrire mes textes en chemin.
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Je me lève aux aurores avec le fleuve en pleine face. Un halo rose maquille le ciel à l’horizon. C’est vraiment de toute beauté. Si j’avais un coton ouaté « L’amour crisse », je me prendrais en photo avec drette icitte pour ramasser des tonnes de likes.
Il faut dire que c’est aussi ma première fois en Gaspésie. Je suis allé à Sainte-Flavie quand j’étais petit, mais le monde ici dit que ça ne compte pas vraiment.
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Il a un peu neigé cette nuit, sorte de prélude à ce qui s’en vient. Devant la porte-patio de ma chambre, une demi-douzaine de motoneiges sont recouvertes d’une housse ouateuse blanche. Denis Langlois est le premier de sa gang à venir déneiger son véhicule avec ses mitaines. « On fait 2-300 kilomètres par jour et on respecte les règles. On est en orange, mais c’est plus orange foncée. Mais faut être solidaire », explique cet enseignant à la retraite de Port-Daniel. Derrière lui, un de ses compagnons est incapable de partir un des engins. « Hey le skidoo de Serge part pas, il est pas habitué au frette de la mer!», lance-t-il.
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La plupart des gens qui convergent ici durant la relâche le font pour une raison: le parc de la Gaspésie, à une trentaine de kilomètres, où s’élève le mont Albert. Juste la route pour s’y rendre est à couper le souffle. Je range ma Matrix plusieurs fois dans l’accotement pour immortaliser la vue, ne parvenant jamais à rendre justice à la vue originale.
«C ’est le non-respect de la nature et non l’achalandage qui dérange»
Dans un des stationnements encore pratiquement déserts, Maxime Leblanc enfile ses raquettes. Si je me tape un road trip pandémique d’une semaine, le jeune informaticien se tape carrément un trip pandémique, promenant ses valises à plusieurs endroits depuis le début de la crise. « J’ai passé décembre à Québec, janvier en Estrie, février en Gaspésie et là je regarde peut-être pour la Côte-Nord. Je loue un Airbnb par mois, c’est pas plus cher qu’un loyer et ça me prend juste un Internet relativement fiable », raconte ce voyageur de 32 ans, avant de se lancer dans les pistes avec un sandwich, une lampe de poche et beaucoup de Gatorade.
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Un peu plus loin, cette famille de Rimouski est venue profiter d’une fin de semaine d’air pur, passant d’une zone orange à une autre. « Orange brûlée », rectifie Annie-France, au sujet des restrictions sévères toujours en vigueur. « C’est pas grave pour les partys et les bars, mais c’est triste pour les sports des jeunes. Mais on a déjà une meilleure qualité de vie que les grandes villes», souligne son conjoint Guillaume, qui vit à quelques minutes d’un boisé où il peut promener son chien à Rimouski.
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Tradition oblige, ces deux familles de Montréalais viennent se ressourcer en Gaspésie chaque année durant la relâche, louant cette fois des refuges voisins à l’intérieur du parc pour respecter leurs bulles. « On apporte nos skis de fond et nos raquettes et on a tellement de fun chaque année. On ne peut pas imaginer une année sans la Gaspésie », s’enthousiasme Étienne, flanqué de Mila et Paula.
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Les Gaspésiens croisés sur notre route sont mi-figue mi-raisin quant à la présence de visiteurs provenant de l’extérieur, à commencer par les zones rouges. « C’est le non-respect de la nature et non l’achalandage qui dérange », souligne Sylvain, qui revient d’une balade en raquettes avec sa conjointe France. « On apprécie que les gens viennent découvrir à quel point on est chanceux et c’est facile ici de conserver nos distances », admet la dame.
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« Ici, il n’y a pas de pandémie », tranche carrément Maude de Saint-Anne-des-Monts, venue prendre l’air avec son ami Henri. Elle nous encourage à ne pas trop informer nos lecteurs à quel point la pandémie est facile à vivre ici. « Il n’y a pas de cas actifs depuis des lunes, on y va au gros bon sens plus qu’au respect des règles », souligne la jeune femme, qui en a un peu sur le coeur contre les Montréalais. « Les citadins ruinent le marché immobilier en achetant des propriétés où ils ne passent que deux semaines par année. C’est un désastre pour ceux qui veulent s’installer ici et encourager la communauté », déplore Maude.
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Je reprends la 132 vers Cap-au-Renard dans la municipalité de La Martre. Paraît que c’était un peu le bordel à cet endroit l’été dernier, que les gens campaient n’importe où devant le fleuve. Le ciel est encore gris et Laurence Jalbert joue encore à la radio. Je comprends pourquoi une recherche Google plus tard.
Et laisse-la voler au-dessus de l’indifférence
Laisse-la t’aimer, mais laisse-lui sa démence
Laisse-lui sa rage.
Je croise plusieurs campings fermés pour l’hiver sur la route. Même chose pour l’auberge festive Sea Shack à la sortie de Saint-Anne, très populaire auprès des jeunes durant l’été. J’y trouve sur place Josh et Lauryane, qui s’occupent bénévolement du site en échange d’un toit avec la plus belle vue au monde. « On a le site pour nous tout seuls, j’étudie à distance en sociologie à l’UQAM. Des fois, je vais étudier dans la grande salle commune déserte », raconte la sympathique Lauryane, qui doit être la personne la moins pressée à reprendre les études en présentiel. Son copain Josh étudie pour sa part au cégep.
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Je pousse quelques kilomètres plus loin jusqu’à Cap-au-Renard, où je comprends instantanément pourquoi les campeurs du dimanche ont pris l’endroit d’assaut l’été dernier. « Ça a chié en masse sur la plage », résume Catherine, une résidente de la place en train de prendre une marche avec son amie Marie-Ève. Cette dernière refuse toutefois de trop condamner certains comportements disgracieux observés l’été dernier. « On est tous des voyageurs de même, on a tous eu des vans. Mais là, les gens venaient avec leur gros winnebago et le problème était l’accès à des toilettes », tempère Marie-Ève, qui a elle-même dû déloger quelques groupes de son terrain. « Ça ne me dérange pas d’aider et dépanner les gens, mais une fois, ils étaient douze gars…»
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Je retourne à l’auberge où Marina est encore au téléphone. Sur le quai de la marina, on distingue au loin des formes humaines perchées sur le mirador, profitant du coucher du soleil. Marina a encore pris de nouvelles réservations pour cet été, dont un groupe de motocyclistes du Saguenay auquel se joindra un humoriste bien connu. Marina est pas mal énervée de ça. Elle a aussi fait ses propres recherches à mon sujet un plus tôt, sur son vieux PC. « T’es connu toi hein? »
- Oui vraiment beaucoup. Surtout dans Rosemont-est et un peu au Wisconsin.
- Grosse journée, demain je reprends la route en sens inverse. La neige commence à tomber, mais doucement. J’emprunte la 3e rue en direction du resto de l’Hôtel et Cie pour ramasser un mac & cheese au homard avec une bière locale en cacanne.
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Je me lève dans un tout autre décor. Les vents violents fouettent la porte-patio. La tempête est commencée. Marina me conseille de partir au plus sacrant si je ne veux pas me faire fourrer. À la station-service, des locaux me déconseillent de prendre la route. « Mon chum Denis s’est rendu aux Méchins ce matin pis il a dû rebrousser chemin », me suggère un monsieur. « Ça serait mieux de dormir icitte une couple de jours le temps que ça passe », renchérit la caissière.
J’aime beaucoup Marina, mais j’aime aussi un peu mes enfants qui ont hâte de jouer à un jeu de société de marde avec moi pendant leur relâche.
J’aime beaucoup Marina, mais j’aime aussi un peu mes enfants qui ont hâte de jouer à un jeu de société de marde avec moi pendant leur relâche. Je tente le tout pour le tout. Les rafales à 80-100 kilomètres à l’heure font valser ma Matrix sur la 132. À la radio, on invite les gens à rester chez eux, ajoutant que des débordements sont prévus à cause de la hauteur de la marée. Je fonce sur la route des navigateurs avec une vue partiellement voilée. Ça me rappelle mon show rock à l’hôtel Jaro.
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Le GPS est possédé par Satan et me suggère un détour qui rendrait interminable mon retour. Je fais à ma tête en poursuivant sur la 132. Les bourrasques font lever des petites tornades de neige de chaque côté de la route. Quelques voitures s’immobilisent dans l’accotement, déclarent forfait.
La circulation s’immobilise à la hauteur des Méchins. On ferme la 132 dans notre face, jusqu’à Matane, soit un tronçon d’environ soixante kilomètres. Fuck. Sans trop réfléchir, j’entreprends un détour sur un rang, une boucle d’une heure et demie selon mon GPS pour retrouver la 132 à Matane. Je me lance sans trop savoir. L’aventure d’une vie. La route était à certains endroits enneigés, en plus des rafales intenses et des bourrasques, si bien que je devais parfois foncer dans le tas avec mon char. Je n’ai croisé aucune voiture durant ce détour, ni maison habitée. Survivaliste dans l’âme, j’avais déjà ébauché dans ma tête mon scénario catastrophe: abandonner ma voiture (si elle ne m’abandonne pas avant), repérer une maison, briser la vitre pour m’y réfugier, faire fondre de la neige pour boire (ou sinon mon urine).
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Finalement, j’ai survécu à ce détour, en me cramponnant fermement à mon volant en fredonnant du Avec pas d’casque.
Le vent qui est bon
Est le même qui arrache
La journée flambant neuve est finalement arrivée à Matane, où la tempête s’est calmée jusqu’à ma destination. Je l’ai devancé en fait, elle me suivait dans le cul et m’a rejoint à Saint-Germain-de-Kamouraska où je passe une dernière nuit avant mon retour.
En arrivant sain et sauf, j’avais l’impression d’être devenu un homme.
J’aurais aimé raconter mon aventure à Marina pis à la caissière sceptique du dépanneur. « Le citadin qui a bravé la tempête ». L’exploit ferait jaser de Sainte-Flavie à Percé.