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Le jour où la COVID a fait sa première victime québécoise
Pour souligner l’an un de la COVID-19 au Québec, URBANIA a entrepris un road trip à travers la province au volant d’une rutilante Matrix 2006 garnie d’une grosse réserve de masques dans le coffre à gants. L’objectif? Raconter la pandémie de celles et ceux qui ont fait les manchettes aux côtés de ce virus et témoigner du quotidien des Québécois.e.s avec ce qui n’était pas « juste une grosse grippe » finalement.
Voici le premier article de cette série.
LAVALTRIE – « La dernière fois qu’elle a ouvert les yeux, au moins elle a vu deux visages connus », se console Bibianne Lavallée, au sujet de sa grand-mère Mariette Tremblay, première personne à décéder des suites de la COVID-19 au Québec, le 18 mars 2020.
Un décès qui a frappé l’imaginaire, puisqu’il rendait la COVID (qu’on appelait encore seulement coronavirus) concrète pour nous qui entendions parler, d’encore assez loin, de ce virus provenant de la Chine.
on a compris ce jour-là que c’était du sérieux.
Je me souviens du point de presse de François Legault, annonçant, évasif, cette première mortalité survenue quelque part dans Lanaudière.
Ceux qui, comme moi, prenaient alors la chose avec un grain de sel ont compris ce jour-là que c’était du sérieux. Que ça ne faisait que commencer.
Mon père était au Maroc avec mon frère et son chum, les rapatriements d’urgence étaient en branle, les écoles venaient de fermer pour deux semaines (lol), les mots « distanciation sociale » se frayaient un chemin dans notre vocabulaire et la crise dominait les manchettes.
Nous étions tous plongés dans l’inconnu, à des années-lumière de nous douter qu’un couvre-feu nous confinerait à la maison de 20h à 5h plusieurs mois plus tard.
Pour toutes ces raisons, c’était important pour moi, voire symbolique, d’entreprendre cette série de reportages avec Mariette Tremblay.
Sa petite-fille Bibianne Lavallée a accepté de m’accorder une entrevue à Lavaltrie, où elle vit à l’instar d’une bonne partie de sa famille. Elle a un peu hésité avant. Ses proches se tiennent loin des journalistes, après avoir été sollicités de toutes parts par les médias après le décès de sa grand-mère (Bibianne calcule avoir décliné une cinquantaine de demandes d’entrevues).
À la défense de mes collègues, le premier décès de la COVID-19 au Québec était assez incontournable, médiatiquement parlant. Mais derrière l’aspect «nouvelle», il y avait surtout Mariette Tremblay, une grand-maman adorée, lucide, entourée d’amour et issue d’une famille tricotée serrée.
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Bibianne m’a donné rendez-vous à 8h du matin au parc Gérard Lavallée, situé entre le fleuve Saint-Laurent et la vieille église construite en 1869. J’ai apporté le café (du McDo, mais juste parce que la brûlerie la plus près était fermée).
Je l’attends dans le stationnement, pendant qu’une cheffe syndicale peste contre les systèmes de ventilation dans les écoles à la radio. Dehors le temps est anormalement doux, nous dit la responsable de la météo.
En contemplant le fleuve étroit, j’ai des flashbacks de ma traque à la baleine morte il y a quelques mois, qui avait connu son triste dénouement sur une berge des environs.
« Paraît que ça sentait jusqu’ici », m’explique Bibianne, en me guidant vers un banc enneigé près du fleuve.
«Elle était la cible idéale»
Elle me raconte ensuite un peu sa « grand-mamie », une octogénaire à la santé fragile qui avait toute sa tête. Elle habitait une résidence voisine depuis quelques mois seulement et s’y plaisait. « Son système respiratoire était très fragile. Chaque rhume se transformait en pneumonie et menait à des hospitalisations. Toutes les conditions étaient réunies, elle était la cible idéale », raconte Bibianne, qui avait reçu les confidences de sa grand-maman fatiguée un an avant sa mort. « Elle m’avait dit: c’est assez, c’est pas vrai que chaque gripette va me faire passer un mois à l’hôpital », se remémore la femme de 37 ans, qui travaille depuis 14 ans comme pilote de ligne chez Air Transat. Bon, la dernière année ne compte pas vraiment, puisque les avions ont été cloués au sol sauf pour quelques semaines. « L’aviation c’est cyclique, lorsqu’il y a des drames comme le 11 septembre, un écrasement, etc. Mais on n’a jamais rien vécu de tel », reconnait Bibianne, qui enseigne l’anglais au secondaire en attendant de pouvoir redécoller.
Pour compliquer un peu les choses, peu de temps avant le déclenchement de la crise, plusieurs membres de la famille de Mariette Tremblay étaient en voyage. Bibianne et sa mère étaient du lot et sont revenues en catastrophe le 14 mars d’un séjour à Punta Cana.
Les pires vacances de sa vie de son propre aveu. « Je recevais des notifications chaque heure. La saison des Canadiens annulée, Trump ferme les frontières, etc. Le père de ma fille m’a texté pour me parler de la fermeture des écoles et de la quarantaine. Ça dégénérait, j’avais envie de garrocher mon cellulaire dans le sable! », lance Bibianne, au sujet d’une tourmente collective vécue autant sur le sable dominicain qu’à Montréal.
«Ma première réaction a été de me dire: j’espère qu’elle n’a pas l’estie de COVID.»
Le retour a été bordélique, avec des gens qui couraient dans l’aéroport pour s’assurer d’avoir accès à un vol de retour.
La veille du décollage, Bibianne apprend que sa grand-maman vient d’entrer à l’hôpital. « Ma première réaction a été de me dire: j’espère qu’elle n’a pas l’estie de COVID. Ma mère me disait: ben voyons, c’est impossible, elle ne sort pas de son logement. »
À ce moment, il y avait tellement d’inconnus autour du virus que personne ne savait trop sur quel pied danser.
Sur les quatre filles de Mariette Tremblay, trois étaient toujours à l’extérieur du pays et une était rentrée de Floride quelques semaines auparavant.
Vous devinez la suite: cette dernière a aussi reçu un diagnostic de COVID-19. « Elle faisait de la fièvre, couchée dans son lit et se sentait tellement mal d’avoir peut-être donné le virus à sa mère. C’était la consternation générale ».
«Les ambulanciers qui sont venus la chercher n’avaient même pas de masque. On n’était pas encore rendus là. Ils ont vu son kit d’oxygène et ont conclu à une pneumonie.»
L’enquête de la santé publique révélera plus tard que c’est une employée de la résidence qui a contaminé Mariette Tremblay, qui a ensuite transmis le virus à sa fille. Rien pour effacer les heures d’angoisse et de culpabilité vécues au départ.
De retour au Québec, Bibianne n’a pas le droit de se rendre au chevet de sa grand-mère, admise à l’hôpital Le Gardeur. Les visites sont interdites. « Les ambulanciers qui sont venus la chercher n’avaient même pas de masque. On n’était pas encore rendus là. Ils ont vu son kit d’oxygène et ont conclu à une pneumonie. »
La situation dégénère ensuite rapidement. Mariette Tremblay est transférée d’urgence à l’hôpital Jewish, qui accueille dans une aile réservée les premiers cas de coronavirus de la région. Les informations entrent au compte-goutte pour les proches, qui vivent des heures de grande incertitude. « Ma grand-mère a refusé d’être intubée et ne voulait pas qu’on s’acharne pour la maintenir en vie. Ça fait des années qu’elle disait qu’elle allait mourir des poumons », souligne Bibianne, qui vivait ces moments seule en confinement à la maison, comme les autres membres de la famille.
«Je lui parlais plusieurs fois par semaine, elle me donnait des conseils […] en me disant: tsé puce, c’est pas si compliqué que ça. Elle me manque…»
Une de ses tantes a pu s’entretenir au téléphone avec Mme Tremblay, complètement essoufflée au bout du fil. Cette même tante qui a reçu un appel d’un médecin ce soir là. « Votre mère ne passera pas la nuit. Si quelqu’un veut venir… », lui a-t-elle dit.
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Comme les quatre filles de Mariette Tremblay revenaient de voyage (en plus de cocher toutes les cases de facteurs de risque), Bibianne et son frère ont pris la route du Jewish. « Voyons qu’elle va mourir toute seule », s’est dit Bibianne, qui a toujours été très proche de sa grand-maman. « Je lui parlais plusieurs fois par semaine, elle me donnait des conseils très éclairants pour me ramener ça au plus simple en me disant: tsé puce, c’est pas si compliqué que ça. Elle me manque…», confie Bibianne, en fixant le fleuve.
Une fois à l’hôpital, un infirmier vient accueillir Bibianne et son frère, en leur tendant les masques de procédures. Pas de cohue à l’étage COVID, où se trouvait une poignée de patients seulement. Impossible toutefois de se rendre au chevet de leur grand-mère en train de dormir dans son lit. Il fallait la regarder à travers une baie vitrée située à une dizaine de pieds. « J’aurais voulu aller à côté d’elle, lui donner la main. On ne savait pas encore à quel point c’était dangereux. »
Mince consolation, Mariette Tremblay n’était pas seule en ouvrant les yeux une dernière fois avant son départ. « Elle nous a vus, a levé la main, tassé son masque d’oxygène et a simplement pu dire: je vous aime », confie Bibianne, la gorge nouée.
Mariette Tremblay a rendu son dernier souffle à huit heures le lendemain matin, seule puisque que Bibianne et son frère étaient rentrés chez eux. Le médecin l’a appelé pour l’informer qu’elle vivait ses derniers moments.
- – Est-ce que j’ai le temps de me rendre? a demandé Bibianne.
- – Non, sauf si vous habitez à Côte-des-Neiges, a répondu le médecin.
Un véritable personnage à Lavaltrie, que tout le monde connaissait et appréciait
Les funérailles ont été reportées à l’été, une cérémonie magnifique dans un vignoble de Lanoraie. Les invitations étaient limitées à cinquante pour respecter les mesures en vigueur à ce moment. Un rassemblement restreint pour un véritable personnage à Lavaltrie, que tout le monde connaissait et appréciait. La mise en terre s’est déroulée en août, tout juste avant la deuxième vague.
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Presque un an plus tard, Bibianne Lavallée garde des souvenirs un brin amers de la « crise médiatique » qu’elle a dû gérer à l’époque, en plus de souffrir de la perte de sa grand-mère. « Une chasse aux sorcières même », ajoute-t-elle, au sujet des commentaires acerbes l’accusant elle et sa famille d’avoir pratiquement tué Mme Tremblay à cause de leurs voyages.
Pour se protéger et entreprendre un semblant de deuil virtuel, la famille s’était créé un groupe Facebook, pour lever un verre de gin (son alcool favori) en l’honneur de la disparue.
Les demandes d’entrevues s’empilaient à la chaîne, sur son cell, à la maison. Avec l’accord de sa famille et devant la pression médiatique, Bibianne a publié un message sur Facebook, dans lequel elle mentionnait que sa famille voulait vivre son deuil en privé. Elle invitait aussi la population à s’isoler et prendre les consignes sanitaires au sérieux. « Il fallait dire quelque chose. C’est pas vrai que j’allais me rendre à l’épicerie et me faire courir après par un journaliste », illustre-t-elle.
Son statut a été partagé près de vingt mille fois. Bibianne a décidé de ne pas aller lire tout ce que ces gérants d’estrade racontaient sur sa famille. « Ça a pris des proportions énormes. Encore, il y a quelques jours, j’ai retrouvé d’autres messages dans mes Spams », soupire Bibianne.
« Vous allez vivre avec ça sur la conscience le restant de vos jours », disait l’un d’eux.
Un homme promène son chien devant notre banc. Le village commence à s’éveiller. Je quitte Bibianne pour me diriger à Sherbrooke pour la suite de mon périple.
La COVID n’empêchera pas Bibianne de conserver le meilleur de sa grand-mamie. « Elle était très active, elle venait ici voir des shows en triporteur », sourit Bibianne en pointant la scène de la Place Desjardins à l’extrémité du parc.
Une grand-maman gâteau comme on les aime, qui cachait des Smarties pour donner à ses petits-enfants.