.jpg)
Pourquoi je déteste le mot « woke »
Le temps des Fêtes est passé, mais la rancune de cette mésaventure, elle, reste tenace. Je me revois encore siroter tranquillement mon petit mousseux de Noël, installée à un coin de table mathématiquement calculé pour être à l’angle mort de tout small talk, et entendre malgré tout à ma gauche un : « Et sinon, tu fais quoi, toi, dans la vie? »
Jusqu’ici, rien de grave. Le principe même des réunions de famille placées sous le signe annuel du sapin est de tenter de mémoriser en cinq minutes la vie entière de ce lointain cousin passionné de Bitcoin qu’on ne reverra qu’à un enterrement. Je remets donc ma batterie sociale en marche pour répondre à mon interlocuteur que je suis journaliste.
« Ah, donc tu écris des trucs woke, en fait. »
Mais se définir comme tel revient souvent à ouvrir une boîte de Pandore, le métier s’exerçant de mille et une façons. C’est pourquoi je tends aussi à cette personne ma page d’autrice pour qu’elle se fasse une idée plus concrète de mes sujets, ceux-ci gravitant le plus souvent autour de la culture pop. Et en me rendant mon portable, je ne m’attends pas à ce qu’elle me lance d’un air moqueur : « Ah, donc tu écris des trucs woke, en fait. »
Le grand méchant Woke
Ou peut-être m’attendais-je exactement à cette réaction. Après tout, un article publié sur trois me vaut cette remarque automatique en commentaires Facebook. Ça ne rate absolument jamais, que j’écrive sur le fiasco sexualisé du dessin animé Velma, sur le racisme subi par l’actrice de La petite Sirène, sur le fait qu’Andrew Tate soit une menace misogyne ou encore sur la fameuse gifle de Will Smith à la soirée des Oscars.
Mais je ne suis pas un cas unique.
Dernièrement, « woke » est devenu un buzzword si inévitable qu’en son absence, les phrases paraissent fades et incorrectement ponctuées.
Il est utilisé partout, pour tout et en tout temps, même pour décrire des M&M’s. Non, vous ne rêvez pas.
En donnant une couleur violette, des chaussures plus confortables ainsi qu’une apparence moins genrée et donc plus inclusive aux mascottes des célèbres petites dragées chocolatées, l’entreprise Mars était à mille lieues d’imaginer la fureur provoquée par ces M&M’s « moins sexy ». Les plus indigné.e.s du cortège iront même jusqu’à dénoncer le fait que le M&M violet soit supposément (à prononcer en chuchotant, tout comme ce présentateur télévisé) transgenre.
Or, aussi omniprésent ce mot puisse-t-il être, son côté passe-partout a toujours laissé planer un léger doute quant à son sens précis dans les esprits. Pour preuve : même Gabriel Nadeau-Dubois, que l’on proclame sans cesse « wokiste » en chef, me disait tout ignorer de sa signification exacte durant la dernière campagne électorale. Mais mettre bout à bout les sujets réguliers de moquerie et de virulence au sein de l’espace public peut nous aider à élucider une bonne partie de ce mystère.
Aux racines de la discorde
La clé est de réaliser qu’on ne parlera jamais de signification exacte, ici, mais plutôt de sens large. Ouvrez donc un grand sac, versez-y tout ce qui pourrait toucher aux minorités ethniques, sexuelles, religieuses ou encore aux femmes et ça y est, vous avez votre fameux contenu woke. Parlez de discrimination raciale, de misogynie décomplexée ou même de diversité manquante dans le milieu culturel et vous pourrez même être adoubé.e du titre de snowflake (ici comprendre : personne qui se croit aussi unique qu’un flocon de neige et dont la sensibilité semble toute aussi fragile).
Les gens qui emploient le mot « woke » en contre-argument ne considèrent souvent qu’un seul point-de-vue : le leur.
Le plus insidieux dans tout cela est qu’au fil du temps, la définition a autant changé qu’elle n’est restée intacte. Comme à ses débuts, le terme « woke » désigne le fait de rester socialement éveillé quant aux injustices qui sévissent tout autour de nous. C’était vrai du temps des États-Unis ségrégationnistes, vrai lorsqu’Erykah Badu chantait « I stay woke » en 2008 et ça n’en reste pas moins inchangé dans l’usage courant d’aujourd’hui.
La différence se joue dans la perception désormais insultante de ce mot. Car en entendant cette personne qualifier avec un petit sourire (très important, ce petit sourire) mes articles de « woke », il est vrai que je m’en suis presque sentie injuriée. Non pas parce qu’on me mettait dans une case — non, ça, j’y suis habituée — mais parce qu’on m’excluait justement de toutes les autres.
Le véritable nombrilisme
Les gens qui emploient le mot « woke » en contre-argument ne considèrent
souvent qu’un seul point de vue : le leur. Il ne leur vient jamais à l’idée d’aller par-delà le sujet qui les confronte pour comprendre sa raison d’être, mais aussi ce qui anime la personne qui l’énonce. Tout est automatiquement perçu comme étant un caprice, une crise d’adolescence ou d’égocentrisme d’une frange de la population qui aime s’écouter parler. Nous sommes cet enfant qui, à table, refuse catégoriquement de finir ses légumes pour aucune raison particulière, bras croisés et menton haut.
ce qui est woke pour les un.e.s est le quotidien d’autres personnes.
La réalité est que nous ne sommes même pas autorisé.e.s à s’y asseoir, à cette table, et le rappeler haut et fort est justement ce qui fâche. Si nous y étions assis.e.s, il n’y aurait plus de débat sur l’inclusion, la xénophobie ou encore le sexisme. Peut-être même que le mot « woke » serait déjà tombé en désuétude. Mais en l’espèce, nous n’avons toujours pas assez de chaises et c’est pourquoi, après une vie d’invisibilité, le moindre petit signe d’inclusion fait toujours du bien.
Si un inoffensif M&M’s violet s’avère donc être un clin d’œil de soutien aux communautés non-binaires et transgenres, en quoi est-ce si mauvais?
.png)
Seconde vérité : ce qui est woke pour les un.e.s est le quotidien d’autres personnes. Le racisme est loin d’être un caprice pour moi : c’est une réalité. La misogynie n’est pas non plus un sujet edgy que j’aborde par pur plaisir. Surtout pas dans un monde dominé par les féminicides.
Un mirage linguistique
Mettre tout ceci sous l’ombrelle « woke » est donc autant une minimisation qu’un terrible manque d’empathie. Cela revient à faire une hiérarchie d’importance au sein d’une société pourtant fondée sur un principe d’égalité et dire : « Tes problèmes sont risibles et anecdotiques, car vécus par un groupe minoritaire. Ceux des autres sont plus importants, car majoritaires. C’est l’ordre établi et toi, tu te tais. »
Cette déviation linguistique qui n’est pas sans rappeler celle du terme cancel culture.
La syllabe « fem… » n’aura même pas le temps d’être prononcée en entier que pleuvra déjà le champ lexical habituel : wokiste, wokisme, Wokistan, Olympiques woke. J’en passe des plus créatifs. On parlera d’idéologie, de secte, d’endoctrinement et de radicalisation comme si une bombe terroriste se cachait entre les neuf lettres du mot « diversité ». Et ce qui aurait pu découler en un débat constructif devient alors une conversation muselée.
Détournée, aussi. Lorsque je dis détester le mot « woke », c’est finalement de cette nouvelle connotation péjorative et politique dont je veux parler, pas de son sens premier. Une déviation linguistique qui n’est pas sans rappeler celle du terme cancel culture, mais ce sujet, nous l’aborderons un autre jour.