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Pourquoi sommes-nous si choqués de voir des personnages noirs à l’écran?

Un faux caprice révélateur d'un vrai problème.

Par
Malia Kounkou
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Chaque année, le racisme se greffe à une cause plus absurde que celle précédente. En 2022, c’est tombé sur le degré de bronzage de La petite sirène. Depuis que Disney a choisi Halle Bailey, jeune chanteuse afro-américaine, pour incarner l’héroïne aux cheveux rouges, les nerfs des puristes sont à vif. Le jour même de l’annonce, le mot-clé « #NotMyAriel » dominait les tendances mondiales sur Twitter, des fans enragé.e.s appelant déjà au boycottage.

Et rien ne s’est amélioré vendredi dernier, lors du dévoilement de la première bande-annonce du film. En seulement deux jours, la vidéo dépassait le million de pouces rouges sur YouTube et des versions alternatives illustrant Halle Bailey avec la peau blanchie émergeaient sur la toile. Sans oublier celles remplaçant directement sa figure avec celle de la chanteuse Ariana Grande — ah, les joies de l’intelligence artificielle.

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Hélas, il ne s’agit pas ici d’un événement marginal, mais plutôt d’un scandale sinistrement prévisible. Sa recette est d’ailleurs assez simple : prenez une œuvre culturelle aimée de tout le monde, assurez-vous qu’elle ait déjà été portée à l’écran avec une distribution majoritairement caucasienne, proposez-en une nouvelle adaptation avec quelques gouttes de mélanine en plus et attendez qu’un océan de commentaires indignés vous submerge.

Le fait d’être blanche ou non n’a aucun impact particulier sur son histoire ni sur la construction et la compréhension de son personnage.

Vient ensuite l’habituelle campagne de harcèlement. L’acteur afro-britannique Steve Toussaint la subira de plein fouet en rejoignant la série House of the Dragons, récente addition à l’univers de Game of Thrones. Même vitriol pour les interprètes racisé.e.s de la série Rings of Power, dont l’intrigue introduit les événements de Lord of the Rings. Avec Leah Sava Jeffries, l’actrice afro-américaine de douze ans qui jouera prochainement dans la série Percy Jackson, la vague de haine a été telle que l’adolescente a dû être publiquement défendue par Rick Riordan, auteur des romans sur lesquels se base l’intrigue.

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Une cohérence bancale

Le caractère routinier de ces scandales intrigue assez. Pourquoi l’ajout d’acteurs et actrices racisées crée-t-il autant l’outrage? À écouter les fans indigné.e.s, la seule présence de ces personnes serait en incohérence avec l’oeuvre originale ainsi qu’avec ses précédentes interprétations. Mais aussi caucasienne qu’ait toujours été Ariel, aucun élément spécifique du film ne la confine dans cette identité fixe. Le fait d’être blanche ou non n’a aucun impact particulier sur son histoire ni sur la construction et la compréhension de son personnage.

Même dans le cadre fictif où rien n’est réel et donc tout est à imaginer, la possibilité de héros et héroïnes racisés n’est pas une chose envisageable.

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Ce qui ne serait pas le cas de Râ’s al Ghûl, par exemple, cet éternel adversaire de Batman dont le nom et le passé puisent explicitement leurs origines dans une tribu nomade d’Afrique du Nord, tel qu’établi par les créateurs de DC Comics. Plus frappant encore serait le cas du film Prince of Persia qui, comme son nom l’indique, situe l’identité et les aventures de son héros en Perse, ancêtre de l’Iran. Toutefois, lorsque ces rôles non occidentaux ont été respectivement endossés par les acteurs américains Liam Neeson et Jake Gyllenhaal, peu s’en sont indigné.e.s.

Le fardeau woke

Quand l’argument de la cohérence ne suffit plus, celui du réalisme lui succède. Car dans ces mondes féériques où dragons, elfes, anneaux magiques et crustacés chantants se côtoient sans difficulté, l’intégration de personnages non blancs est toujours considérée comme l’élément de trop. Celui qui brise l’illusion générale et dérange à la vue. Même dans le cadre fictif où rien n’est réel et donc tout est à imaginer, la possibilité de héros et héroïnes racisé.e.s n’est pas une chose envisageable.

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Et lorsque ces personnages apparaissent — sans mourir au bout de la treizième minutes —, la rareté de l’événement crée une sorte de choc. Notre œil a été si habitué à un paysage fictif caucasien qu’un si brusque changement ne peut être qu’une décision solennelle et politique. C’est pourquoi une actrice noire engagée dans une adaptation cinématographique à gros budget sera rarement considérée comme une simple actrice; elle sera aussi un choix woke, voire un agenda mondial à elle toute seule.

Dans un monde où être noir.e à l’écran est au mieux une exception, au pire une anomalie, il leur est enfin permis de se voir, mais aussi de s’imaginer.

Un quota, ajouterons encore certain.e.s, bien que l’argument en lui-même soit contreproductif pour celui ou celle qui l’invoque. Car admettre l’existence de quotas signifierait reconnaître que les industries d’Hollywood manquent tant et si bien de diversité que pour pallier, des méthodes radicales ont été mises en place. Cela signifierait également admettre que les comédien.ne.s racisé.e.s ne mentent pas en dénonçant un manque flagrant d’opportunités. D’autant plus que, maintenant que certaines portes s’ouvrent, leur présence est perçue comme un ajout forcé plutôt qu’un déséquilibre lentement réparé. Se plaindre d’un prétendu quota reviendrait donc le plus souvent à dire : « Je préférais quand vous étiez invisibles. »

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L’importance de se voir

Fort heureusement, Halle Bailey est plus que visible dans son rôle d’Ariel, et cette simple exposition est un miroir nécessaire pour de nombreuses personnes noires en cruel manque de représentation. Les nombreuses réactions émues de petites filles afro-américaines découvrant un personnage Disney qui leur ressemble en sont des preuves aussi belles qu’irréfutables. Dans un monde où être noir.e à l’écran est au mieux une exception, au pire une anomalie, il leur est enfin permis de se voir, mais aussi de s’imaginer.

« Je veux que la petite fille en moi et les petites filles comme moi qui regardent sachent qu’elles sont spéciales et qu’elles devraient être une princesse à tous égards. Il n’y a aucune raison qu’elles ne le soient pas », partage en ce sens Halle Bailey dans une entrevue donnée chez Variety. « Ce réconfort était quelque chose dont j’avais besoin. […] Ces choses semblent si petites pour tout le monde, mais sont si grandes pour nous. »

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