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Ce que notre réaction à la gifle de Will Smith dit de nous
La gifle de Will Smith aux Oscars m’interroge autrement. Puisque l’acteur a reconnu hier son geste comme déplacé et illégitime sur son compte Instagram , nous ne reviendrons pas sur ce débat. Nous reviendrons en revanche sur ce qui se situe avant et après cette gifle. Autrement dit : son contexte et ses réactions en chaîne. Et vous ne pouvez imaginer tout ce que ces deux éléments sont capables de nous révéler.
Il était une fois
Même un conte débute par « il était une fois ». Pourquoi? Parce qu’on ne commence pas une histoire par sa fin. Il est donc dommage que beaucoup omettent de replacer l’altercation des Oscars dans son contexte complet. C’est pourtant grâce à ce cadre que ses enjeux réels deviennent visibles.
Il est nécessaire, voire impératif, de réunir tous les éléments d’une situation pour ensuite former un avis éclairé.
Nous sommes donc en 2016. Le mouvement #OscarSoWhite dénonçant le manque de diversité dans les actrices et acteurs nommés fait rage. De nombreuses célébrités boycottent ouvertement la cérémonie, et parmi elles, qui trouve-t-on? L’actrice Jada Pinkett Smith, épouse de Will Smith. L’humoriste Chris Rock, animateur de la soirée, lui consacrera deux petits tacles, dont le fameux : « Jada qui boycotte les Oscars, comme moi qui boycotte la culotte de Rihanna. Je n’étais pas invité. » Le public rigole, ha ha ha, la soirée continue.
Nous sommes en 2018. Jada annonce publiquement souffrir d’alopécie, une maladie auto-immune causant d’importantes pertes de cheveux. Ce n’est pas un détail – nous y reviendrons. Mais pour l’heure, retenons simplement qu’au fil du temps, elle se rasera les cheveux, décrivant l’acte comme « affranchissant et libérateur ».
Retour en 2022. Les Oscars sont encore dans quelques jours, mais Jada confie déjà sur TikTok ses réflexions à l’aube de sa future apparition publique avec un crâne rasé. Elle y parle de la pression capillaire que ressentent les femmes noires à Hollywood, regrette d’avoir pu y céder par moments, puis conclut avec force, comme pour dompter ses propres appréhensions : « Je n’en ai rien à faire de ce que les gens ressentent par rapport à ce crâne qui est le mien! »
Et cette confiance se ressentira sur le tapis rouge, où elle apparaîtra radieuse. De même lorsqu’elle roulera simplement des yeux après que Chris Rock, de nouveau présentateur des Oscars, l’eut comparée à l’héroïne G.I. Jane sur la base de leurs deux crânes rasés. À ses côtés, Will rira de cette blague – par nervosité ou hilarité réelle, nul ne saura. Voir sa femme stoïque changera la donne, cependant, car il se lèvera aussitôt de son siège, montera sur scène, et le reste des événements est connu de tous et toutes.
Peut-être qu’une partie d’elle savait que tôt ou tard, ses cheveux deviendraient une punchline.
Toute situation, aussi choquante soit-elle, a besoin d’être replacée dans son fil d’événement lorsqu’elle est expliquée. On ne peut pas critiquer la forme sans en rechercher le fond. Il est nécessaire, voire impératif, de réunir tous les éléments d’une situation pour ensuite former un avis éclairé. Et réunir ces pièces ne signifie pas excuser le puzzle entier.
« Quand on ne connaît pas [le] contexte, on ne détecte qu’un seul scandale : celui de la gifle de Will Smith », explique la chroniqueuse Emilie Nicolas dans Le Devoir. Or, ce geste n’est ici qu’un point de départ, voire une diversion qui nous éloigne du vrai sujet principal : Jada Pinkett Smith.
L’effacement complet de Jada Pinkett Smith
Il y a quelque chose d’étonnant dans l’angle féministe par lequel de nombreuses personnes défendent Jada. Toutes, ou presque, l’oublient en cours de route et invisibilisent son combat sans même s’en rendre compte. On parle de Will, de son désir archaïque de protection, de sa virilité mal placée, de sa violence gratuite, de ses explications vaseuses, et, oui, effectivement, l’acte dans son ensemble est condamnable, mais qu’en est-il de Jada dans tout ça? La blague de Chris Rock ne concernait pas son mari. Elle la concernait elle. Ses cheveux. Quel est l’enjeu réel derrière ces mots? Aucun moyen de le savoir : les articles sont déjà finis.
le cheveu d’une femme noire est une extension de son identité qui, bien souvent, se trouve malmenée. Et ça, étrangement, Chris Rock le sait.
Heureusement, celui-ci ne l’est pas, alors prenons le temps de tout expliquer ici. Comme mentionné plus tôt, Jada souffre d’alopécie. Bien qu’il n’ait jamais été « facile d’en parler » pour l’actrice, elle s’ouvrira sur le sujet en 2018 dans son émission Red Table Talk et continuera par la suite à partager son cheminement et sensibiliser son public à cette maladie. Elle choisira aussi de rester crâne rasé après avoir longtemps caché sa tête derrière des turbans colorés. Peut-être qu’une partie d’elle savait que tôt ou tard, ses cheveux deviendraient une punchline.
Car l’affaire est plus grande que la gifle, plus grande que Will et plus grande encore que Jada. Elle concerne les femmes noires, leurs chevelures et les micro-agressions qu’elles subissent toutes, tel un rite de passage, sous couvert ou non d’humour.
Pour l’avoir vécu, je ne peux dire combien de fois mes cheveux naturels ont été sujets de moquerie. Comme on le ferait avec un animal de zoo, il arrivait qu’on tripote mon afro, qu’on la compare à de la paille, qu’on glisse des stylos dedans, qu’on me demande « est-ce que t’as mis de l’engrais? » quand je me faisais des mèches ou qu’on me mégenre consciencieusement en homme lorsque ma tête était rasée. Et ma mère avant moi a vécu tout cela et bien plus encore.
Si cette affaire est traitée sous un angle féministe, ce féminisme se doit d’être intersectionnel et DE ne laisser personne derrière.
Comme la dramaturge Maryline Chery le soulignait dans sa pièce Afrodisiaque, le cheveu d’une femme noire est une extension de son identité qui, bien souvent, se trouve malmenée. Et ça, étrangement, Chris Rock le sait. Il n’aurait pas produit le très juste documentaire Good Hair en 2009, sinon. La vaste question capillaire dont est ici porteuse Jada devrait donc être au centre de toutes les discussions. Or, dans la plupart des réactions volant à sa rescousse, beaucoup survolent sa souffrance pour ne s’intéresser qu’aux griefs machistes de son mari.
Alors, ma question est la suivante : est-ce que Jada Pinkett Smith est incluse dans ce féminisme? Est-ce que les femmes noires et leurs préoccupations sont incluses dans ce féminisme? Ou bien ne sont-elles qu’un prétexte à une bonne conscience? Qu’une moitié de phrase d’introduction pour entrer dans le vif d’un sujet qui jamais ne les concernera? Si cette affaire est traitée sous un angle féministe, ce féminisme se doit d’être intersectionnel et de ne laisser personne derrière. Sinon, cela vaut comme pour Will : rien ne sert d’être défendues.
Une punition collective
Une autre réaction prédominante vient spécifiquement de la communauté noire. L’ancien joueur de la NBA Kareem Abdul-Jabbar critiquera fortement Will Smith dans sa colonne du lundi sur Substack, estimant que son geste « perpétue des stéréotypes racistes ». Selon lui, à travers cette gifle, « la communauté noire prend aussi un coup direct de la part de Smith ». C’est une réflexion que j’ai vu passer sous différentes variations sur les réseaux sociaux, allant du « et voilà, on leur donne encore une fois raison » au « ce genre de comportement ternit vraiment notre image ».
Les péchés des un.e.s ne devraient pas tomber en ricochet sur les autres du simple fait de leur couleur de peau commune.
Mais en tant que communauté noire, posons-nous une question importante. Quand est-ce que notre premier réflexe cessera d’être : que penseront-ils de nous? C’est comme une anxiété qui constamment nous habite, restreignant nos faits et gestes de peur qu’ils ne déclenchent une réaction à la chaîne dont les effets pleuvront ensuite sur la diaspora tout entière. Notre vie n’est pas une vitrine dont il revient aux passant.e.s de déterminer le niveau de perfection – non. Notre vie est notre vie.
Je n’étais pas sur la scène des Oscars avant-hier; pourquoi devrais-je partager la culpabilité de ce geste? Pourquoi ne puis-je le condamner avec détachement et sans immédiatement subir le fardeau moral de Will Smith? Les péchés des un.e.s ne devraient pas tomber en ricochet sur les autres du simple fait de leur couleur de peau commune. Et sous aucune circonstance ne devrait-on forcer sur quelqu’un.e la responsabilité d’un acte qu’il ou elle n’a jamais commis.
![[Source : https://twitter.com/rolandsmartin/status/1508953256558571525]](https://images.urbania.ca/image/2024-05-07/51778-031152-filters(large).png)
Car, à la question « que penseront-ils de nous? », la réponse est brutalement simple : la même chose qu’hier et demain. Gifle ou non, soyez sûr.e.s que des stéréotypes bien ancrés resteront toujours inchangés. Est-ce que l’acte de Will Smith a contribué à renforcer les biais raciaux de certaines personnes? Oh, sans l’ombre d’un doute. Mais ces biais étaient déjà là et n’attendaient que d’être alimentés. Will Smith aurait pu offrir un bouquet de roses à Chris Rock que ces idées reçues seraient restées silencieusement intactes. Soit une personne raciste trouve un prétexte, soit elle s’en crée un. Alors, pour notre propre sérénité : abandonnons cette question.
Le double standard d’Hollywood
La règle d’or impitoyable des réseaux sociaux est de balayer devant sa porte avant de l’ouvrir – la porte, hein… quoique. Cette règle tient plus du conseil de survie, à vrai dire, car sur Internet, rien ne s’oublie, et encore moins si l’on est une personnalité publique.
Tout ceci pousse à s’interroger sur la légitimité d’une prise de position qu’un passé contredirait moralement.
Ainsi, lorsque Judd Apatow tweete que Will « aurait pu tuer [Chris Rock] », les internautes lui demanderont où était cet outrage public quand James Franco agressait Busy Phillips sur le plateau de Freaks and Geeks, une série écrite et produite par Judd Apatow. Dans l’heure, son tweet se volatilise. Mia Farrow subit le même sort en qualifiant la gifle de Will Smith de « moment le plus laid des Oscars ». Sur le spectre de cette même laideur, les internautes lui demandent alors de situer les statuettes de son grand ami Roman Polanski et de son ex-mari Woody Allen. Tweet supprimé. Un autre exemple serait Zoë Kravitz, dont les propos sexualisant le fils mineur de Will Smith en 2013 ont refait surface juste après qu’elle ait condamné le geste de son père.
Tout ceci pousse à s’interroger sur la légitimité d’une prise de position qu’un passé contredirait moralement. Et je pose cette question en n’ayant aucune réponse tranchée, pour être tout à fait honnête. D’un côté, l’être humain ne sera jamais foncièrement parfait dans son parcours, ce qui ne devrait pas freiner son envie de justice. Mais de l’autre, une ligne éditoriale cohérente est quelques fois nécessaire à maintenir.
faisons collectivement attention aux termes que nous employons.
Cela est rendu flagrant par le communiqué de l’Académie des Oscars affirmant que ses membres « ne tolère[nt] pas la violence sous une quelconque forme ». Sur le court terme, l’ironie est qu’après ladite violence citée dans ce message, Will Smith n’ait jamais été escorté hors de la salle. Il est même revenu plus tard sur scène pour accepter sa propre statuette. Sur le long terme, l’ironie de ce communiqué fait écho à des comportements plus violents encore, que, par sa passivité, l’Académie des Oscars a non seulement tolérés, mais validés.
Parmi eux : récompenser un Roman Polanski en cavale en 2003, couvrir de 81 Oscars un Harvey Weinstein aux méconduites sexuelles connues de tous et toutes, avoir laissé le public huer et John Wayne manquer de frapper Sacheen Littlefeather, une actrice autochtone que Marlon Brando fera monter sur scène à sa place pour parler du traitement réservé à sa communauté par Hollywood – la liste est longue, effrayante et devrait tous et toutes nous interpeller.
S’en tenir à la réalité
Dernier point, mais absolument pas des moindres : faisons collectivement attention aux termes que nous employons. Aux parallèles quelques fois hasardeux que nous faisons. Certains peuvent déborder du cadre de l’événement et faire écho à des choses aussi graves que hors contexte.
On ne peut déduire d’une gifle que Will Smith bat sa femme ou n’est qu’à l’image d’un père violent, par exemple. On ne peut pas non plus affirmer le contraire, me direz-vous, et dans ce cas, il vaut mieux s’abstenir de toute conclusion hâtive. Car aussi révoltant son acte ait-il été, Will Smith reste un homme afro-américain dans un pays o ù l’incrimination d’hommes noirs sur des éléments infondés est monnaie courante. Et ce n’est pas tomber dans la victimisation ou la justification que de le réaffirmer.
Récemment, le réalisateur du film Black Panther, Ryan Coogler, en a fait les frais en essuyant une arrestation pour fausse suspicion de braquage alors qu’il retirait simplement de l’argent sur son compte. Plus dramatique encore serait l’exemple des « Central Park Five », ces cinq Noirs américains accusés à tort de viol aggravé sur une joggeuse blanche et qui n’ont pu obtenir justice qu’une trentaine d’années plus tard.
Au-delà de son caractère répréhensible, cette gifle est finalement un miroir reflétant notre propre capacité à discerner l’irrespect de toute une communauté. Et au regard de tout cela, une question se pose : cette blague en valait-elle vraiment la peine?