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« Drôle d’époque! », « Un sale temps pour la démocratie. », « Le monde est rendu tout croche. » Peu importe comment le formulent les passants interrogés sur la Plaza Saint-Hubert, une inquiétude sourde enveloppe ce début d’année.
« J’ai l’impression que ça sent pas bon », lâche Jasmin, soucieux. Son épouse, elle, a déjà décroché :
« C’est l’enfer. J’ouvre même plus la télévision tellement il me met en colère. »
Inutile de lui demander de qui elle parle.
Une peur diffuse plane, insaisissable et pourtant omniprésente. Elle se faufile comme une rumeur, une onde sourde qui résonne dans les cafés, entre voisins, autour des tables familiales. Elle s’imprime sur les murs de la ville, dans le téléjournal qu’on subit en bruit de fond, dans l’avalanche d’alertes qui s’accumulent sur nos écrans. Invisible, mais tenace.
Le professeur de philosophie et d’éthique appliquée à l’Université Saint-Paul à Ottawa, Jonathan Durand Folco, partage cette perception du brouillage généralisé. « Je pense qu’à l’heure actuelle, ce qui domine est surtout la stupeur, la sidération, l’incrédulité. Comme si ce qui se déroule sous nos yeux était irréel : un cauchemar, une étrange distorsion du réel, ou encore l’anticipation du pire. »
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Un horizon qui se referme
Tout, inévitablement, semble graviter autour de Washington. Ces jours-ci, peu importe avec qui on parle, la conversation finit toujours par y converger.
Depuis le 20 janvier, un homme impose son règne non pas juste aux États-Unis, mais à la planète entière. Décrets mitraillettes, tarifs douaniers punitifs, soutien militaire à géométrie variable. Son propre pays vacille : droits fondamentaux piétinés, minorités attaquées, climat de recul généralisé. L’ère est à la malveillance, au mensonge, à l’intimidation. Distinguer le vrai du faux relève du sport d’endurance.
L’immigration, autrefois un enjeu parmi d’autres, est devenue une obsession. Elle relègue même la crise climatique au second plan, trop vaste, trop abstraite pour mobiliser ceux qui tranchent. Comme si l’éco-anxiété avait laissé place à un nouvel épouvantail : l’ennemi désigné qui siège dans la Maison-Blanche.
Face à cette éclipse des autres enjeux – ou plutôt à une centralisation de l’attention –, nombreux sont ceux qui s’inquiètent pour l’environnement ou l’état de la démocratie. « Confrontés à une menace inédite, nous nous sentons démunis, pris dans une confusion généralisée, une incertitude pesante que nous tentons encore d’apprivoiser », explique Jonathan Durand Folco.
Hollywood nous l’a inculqué : le président américain n’est pas qu’un acteur de l’Histoire, il en est le protagoniste. Mais aujourd’hui, il veut aussi en être le metteur en scène, remodelant le monde au gré de ses caprices. Face à ce spectacle ubuesque, nous restons figés, tentant de compenser comme on peut, submergés par un flot d’informations qui ne dort jamais.
Face à ce déferlement de nouvelles de dernière heure, beaucoup finissent par décrocher, leur girouette épuisée. Les médias traditionnels s’érodent, tandis que les réseaux sociaux s’emballent, transformés en un Far West sous amphétamines plutôt qu’en espace de réflexion.
« Aujourd’hui, certains préfèrent ne même plus en parler, par souci de préserver leur santé mentale. Il y a des gens qui coupent complètement les nouvelles, comme une stratégie de survie. »
C’est le constat de Pascale Dufour, professeure titulaire au Département de science politique de l’Université de Montréal et spécialiste des mouvements sociaux et du féminisme — des sujets qui, à l’ère actuelle, ne sont pas toujours les bienvenus chez nos voisins du Sud.
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Résister ou subir?
Alors, que faire quand la peur s’installe? Tirer les rideaux et attendre que ça passe? Résister, coûte que coûte?
« Il faut être capable de s’entraider, de s’organiser, de devenir résilient, de faire un pas de côté, de riposter. On ne peut plus rester les bras croisés et tenir quoi que ce soit pour acquis. Il faudra agir », souligne Jonathan Durand Folco.
Les sciences sociales n’échappent pas à ce climat d’incertitude — elles en sont même en première ligne, selon Pascale Dufour. « Dans le milieu professoral, on ne sait pas de quoi demain sera fait, et c’est extrêmement anxiogène. Pourra-t-on encore mener nos recherches et enseigner librement? »
En ces temps de doute, le rôle des enseignants n’a jamais été aussi crucial. « Notre mission est d’offrir une lecture critique des sociétés, d’analyser les rapports de pouvoir — et ce type de leadership n’aime pas ça. Nous sommes l’exact opposé du conseiller du prince : notre travail, c’est d’interroger, de contextualiser, d’appuyer nos analyses sur des faits. »
Mais transmettre le savoir ne suffit plus. Il faut aussi composer avec l’angoisse croissante des étudiants, pris dans la tourmente.
« Poursuivre son travail devient en soi un acte de résistance », avance-t-elle.
Au moment même de notre entretien, Trump publie sur Truth Social :
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« Toute aide fédérale sera SUPPRIMÉE pour toute institution tolérant des manifestations illégales. Les agitateurs seront emprisonnés ou renvoyés dans leur pays d’origine. Les étudiants américains seront définitivement expulsés ou arrêtés, selon la gravité du crime. PAS DE MASQUES ! Merci de votre attention. »
De quoi envenimer un peu plus le climat sur les campus.
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Les médias dans le chaos
Les médias s’interrogent aussi : couvrons-nous trop ces événements? Devons-nous diversifier nos angles, proposer un journalisme différent, alors même que ces sujets bouleversent des millions de vies?
« Le sentiment de peur est légitime et ne repose pas sur une illusion. Les risques et les menaces sont bien réels, mais dans l’attente, on bascule malgré nous dans un état de passivité, et les médias, sans le vouloir, contribuent à renforcer cette impression d’impuissance. Cet emballement médiatique, entretenu par Trump lui-même, nous enferme dans une logique d’urgence perpétuelle, retardant ainsi notre capacité à prendre du recul et à agir autrement. »
Pascale Dufour croit aussi que la concentration médiatique autour des États-Unis fait bourgeonner l’incertitude. Qu’en se contentant de souligner les mauvaises décisions, on alimente l’anxiété. « Pourquoi ne pas mettre en lumière les multiples formes de résistance qui émergent partout dans le monde? Certes, elles sont dispersées, non coordonnées, mais leur ampleur trace une autre image des États-Unis. Braquer les projecteurs sur l’opposition pourrait avoir un impact sur notre sentiment de bien-être. »
Le week-end dernier, J.D. Vance a été conspué par une foule hostile au Vermont. Hier soir, Al Green, le représentant démocrate du Texas a été expulsé du Congrès lors de l’adresse à la nation. Et dans un hémicycle plus fracturé et fiévreux que jamais, les élus réfractaires au pouvoir brandissaient en silence des pancartes dont les mots suffisent à tout dire.
Dans cette tempête persistante, l’information fuse à toute vitesse sur les réseaux sociaux, pour le meilleur et pour le pire. Pourtant, chacun demeure cloisonné dans sa bulle, à la fois informé et désarmé.
« On consomme souvent de l’information qui vient des mêmes sources, qui tourne en boucle dans des chambres d’écho. On lit ce qui nous conforte, écrit par des gens avec qui on est d’accord. Cet entre-soi renforce un isolement informationnel et complique la lutte contre la désinformation. »
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Dans un même ordre d’idée, il y a les symptômes de l’infobésité. Un autre camion-bélier en Allemagne. Une pluie de missiles rasant ce qu’il reste des ruines palestiniennes. Un marché ukrainien éventré par le feu. Des images que l’on ne regarde même plus. Trop. Trop souvent. Depuis trop longtemps. L’horreur est à portée de main, en direct, dans le creux de nos paumes, et pourtant, elle n’émeut plus. L’empathie saturée, engourdie. Comme si le monde s’effondrait sous nos yeux et que nous, immobiles, scrollions à travers les décombres moraux d’une vidéo comme celle de Trump Gaza.
Sommes-nous prisonniers d’une technologie qui nous consume, hyperconnectés jusqu’à l’épuisement, vendus aux enchères d’un marché où l’attention est devenue monnaie d’échange? On le sait. On s’en méfie. Et pourtant, on plonge, on défile. Coupables et captifs d’une lame de fond dont l’ampleur nous échappe encore.
Jonathan Durand Folco admet que pour sortir de cette angoisse, on peut s’accorder de petites pauses, qui deviennent en soi une forme de résistance. « La couverture excessive des déclarations de Trump crée une forme d’obsession. S’éloigner un instant de l’actualité et des médias sociaux, discuter avec des amis, plonger dans un livre, se changer les idées. Autant de façons d’échapper, ne serait-ce que brièvement, à une emprise constante. »
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Un temps de révolte plutôt que de capitulation?
Sous une menace omniprésente, la peur n’est plus un sursaut, mais un ciment paradoxal pour une société qui cherche ses repères. On hue sans penser que ça pouvait changer quoi que ce soit. On manifeste sans avoir d’impact sur un génocide ou un envahissement. Mais Pascale Dufour répète qu’il ne faut pas pour autant sombrer dans le pessimisme.
« Le militantisme se transforme, il ne s’éteint pas. Il s’ancre davantage dans le local, expérimente de nouvelles formes d’action. Les solidarités ne disparaissent pas, elles se déplacent. On le voit dans les fronts syndicaux en grève, dans la mobilisation persistante des travailleurs, ou encore dans l’engagement des milieux étudiants pour la Palestine. »
Mon père, qui n’a jamais quitté sa ville natale, disait que la plus belle chose de celle-ci, c’est que l’Histoire ne s’y était jamais arrêtée.
Mais aujourd’hui, où aller pour lui échapper?
Il faudra, peut-être, s’y habituer.