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Amazon quitte le Québec : un combat en marche

« Amazon nous fait la guerre, guerre à Amazon! »

Par
Jean Bourbeau
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Le 22 janvier dernier, Félix Trudeau ouvre les yeux comme à l’habitude, sans se douter que sa journée allait prendre un tout autre tournant. Employé de l’entrepôt Amazon de Laval depuis mai 2023, il attrape machinalement son téléphone et comprend aussitôt que quelque chose cloche.

« J’avais 15 appels manqués, 20 messages. Mais qu’est-ce qui se passe? Le négociateur du syndicat de la CSN m’annonce qu’Amazon cessera toutes ses opérations au Québec dans les trois semaines qui suivent. »

L’annonce est un véritable coup de massue pour le jeune homme, président du syndicat des travailleurs et travailleuses d’Amazon de Laval. Alors que les travailleurs s’apprêtaient à négocier leur première convention collective, Amazon choisit plutôt de plier bagage. Une décision brutale, ressentie comme une trahison.

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« J’étais vraiment en crisse. J’ai compris à quel point ça allait affecter beaucoup de monde, des familles. Ça te rentre dedans comme un camion », lance-t-il au bout du fil.

Près de 4 500 employés se retrouvent aujourd’hui au bord du chômage. Une simple coïncidence? Difficile à croire. La récente syndicalisation du centre DXT4 à Laval – une première au pays – semble avoir lourdement pesé dans la décision.

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Sur l’autoroute, en direction de l’entrepôt lavallois, le convoi des derniers camions bleu marine estampillés du sceau du géant du commerce en ligne file vers une sortie définitive. Dès le 8 février prochain, ils disparaîtront peu à peu du paysage québécois. À la radio, une autre absurdité du monde résonne : Trump rêve de transformer Gaza en station balnéaire.

L’époque a de quoi inquiéter.

Les drapeaux de la CSN flottent sous un ciel azur. Ma première manifestation dans un quartier industriel. Les klaxons des camionneurs résonnent en guise de soutien.

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« Fuck Jeff Bezos! », hurle la masse composée d’une soixantaine de travailleurs, poings levés, devant une affiche du milliardaire caricaturé en Dr Terreur.

Des corps usés, des carrières brisées

« Ils nous ont mis dehors, sans aucun respect, malgré toutes les années qu’on leur a données. On aurait pu mieux planifier notre avenir. Là, c’est l’incertitude totale », raconte Sam, un ex-employé dont la colère est loin de s’assouvir.

« Dos, tendinite, épaules… Les paquets sont lourds et la répétition nous blesse », poursuit Barrell, qui, pour sa part, tentera de tourner la page. Après trois ans et quatre mois passés chez Amazon, il se raccrochera à un nouvel emploi à la suite d’une formation.

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Plusieurs, comme Cleo, se sentent trahis. « Ils ont dit qu’ils nous aideraient à retrouver un poste. Mais on perd toute notre ancienneté, nos acquis. On recommence à zéro. J’ai postulé pour Ottawa et on m’a dit que ma demande n’avait jamais été reçue. Elle s’est évaporée. »

Et surtout, un détail trouble les esprits : tout allait comme si l’entrepôt était là pour durer.

« Pas de signe avant-coureur. La semaine d’avant, Amazon faisait des ajustements aux chariots pour déplacer les colis, investissait dans les infrastructures… Puis, d’un coup, ils ferment tout », m’explique Félix Trudeau.

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Fermeture punitive?

Pour ce dernier, qui y travaillait depuis près de deux ans, la raison de ce départ ne fait aucun doute : c’est une sanction pour avoir osé se syndiquer. Pour en faire un exemple. Une histoire qui fait écho à cette autre tentative de syndicalisation d’un géant commercial américain qui s’était soldée de la même manière.

« On ne croit pas à cette restructuration. Amazon punit 4 500 personnes pour le crime d’avoir voulu légalement améliorer leurs conditions de travail. »

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La version officielle de l’entreprise parle d’ajustement stratégique, d’un choix économiquement rationnel. Mais pour les employés, c’est avant tout un geste antisyndical et l’aboutissement d’un mépris perpétuel.

« On ne se sentait pas respectés, poursuit Félix. L’écart entre l’effort fourni et le salaire était immense. Un collègue résume bien : les boîtes sont lourdes, et nos poches sont légères. »

Au-delà d’Amazon

Malgré le choc, le président du syndicat des travailleurs et travailleuses d’Amazon de Laval refuse de se résigner. « Ce qui me garde debout, c’est qu’on ne baisse pas les bras. On va lutter contre l’avarice d’Amazon et l’inaction du gouvernement. »

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À ce jour, la fermeture est imminente. Il ne reste plus qu’à négocier une indemnité de départ, un package deal.

« De l’argent, il y en a, dans les poches du patronat », scande la foule avec vigueur dans un tintamarre de crécelles et de cloches à vache. (On estime à 51 milliards de dollars les bénéfices nets engendrés par l’entreprise en 2024.)

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Une foule hétéroclite où se croisent ex-employés, militants syndicaux, travailleurs de la santé, employés de la SAQ, activistes queers et défenseurs du droit au logement. Sous un froid mordant, les luttes convergent.

Si certains employés toucheront entre dix et quatorze semaines d’indemnités selon les locations, les syndiqués, eux, espèrent arracher de meilleures conditions.

Comme ses collègues, Alfa réclame surtout plus de considération. Il mise sur son syndicat pour obtenir jusqu’à un an de salaire et conserver ses assurances, même s’il sait que ses chances sont minces.

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Les nombreux sous-traitants employés par la compagnie, quant à eux, ne bénéficieront d’aucune compensation.

Pour André Philippe, du collectif citoyen Ici, on boycotte Amazon, la lutte va bien au-delà d’Amazon. « Ce n’est pas juste le combat de 4 500 personnes. C’est celui de toute la classe ouvrière québécoise. Parce que s’ils se font crosser, on va tous y passer après… Mais si on se tient debout, Amazon va réfléchir à deux fois. Et après, ce sera Walmart, puis toutes ces multinationales américaines qui viennent ici nous exploiter… Elles y penseront avant de refaire un coup de cochon. »

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Pour faire plier Amazon, Félix Trudeau estime qu’il faudra un mouvement de solidarité. « Si on veut peser dans la balance, il faut que les Québécois s’impliquent. Il faut s’organiser et se rassembler contre ces attaques. »

Un boycott suffira-t-il?

En pleine tourmente, la question du boycott s’impose.

Depuis l’annonce de la fermeture, doublée des guerres tarifaires de Trump, la pilule reste coincée en travers de la gorge des Québécois. Un sondage Léger révèle que 54 % d’entre eux envisagent de boycotter Amazon ou du moins de réduire leurs achats.

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« Mais qui arrêtera vraiment? OK, peut-être qu’on va annuler son abonnement Prime, mais pour le reste… c’est trop tard. Amazon est devenu une façon de vivre », lance un militant cagoulé, fort sceptique quant à la détermination à long terme de la population.

Je suis un peu gêné de réaliser que la carte SD de mon appareil photo provient elle aussi d’Amazon.

« Individuellement, ça reste symbolique, ajoute Félix Trudeau. Mais si les institutions comme les gouvernements, les municipalités, les universités arrêtent d’utiliser Amazon et ses services infonuagiques, là, ça change quelque chose. »

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Parce qu’une prise de conscience s’impose : peut-on vraiment se délivrer d’Amazon?

« On ne s’excusera pas d’avoir voulu mieux »

Depuis le début de la lutte, Félix n’a jamais mâché ses mots, et il ne compte pas commencer maintenant.

« Ce n’est pas juste une fermeture d’entrepôt, c’est un message clair : si vous revendiquez vos droits, vous serez écrasés. Mais on ne va pas baisser la tête. »

Il en est convaincu : les travailleurs n’ont rien à se reprocher.

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« On ne s’excusera pas d’avoir voulu des conditions de travail dignes. Vouloir quelques piastres de plus et éviter de se blesser, ce n’est pas un crime. »

La claque assénée par Amazon est brutale, mais pas fatale. La centrale syndicale envisage désormais un recours juridique contre l’entreprise, se basant sur des articles du Code du travail concernant l’ingérence et l’entrave aux activités syndicales. Un processus fastidieux et complexe.

« On s’est fait nuker, lance Félix Trudeau. C’est une guerre asymétrique. Mais puisqu’on est l’entrepôt syndiqué, on a une responsabilité : celle de tenir tête. »

La lutte ne fait que commencer.

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