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25 janvier 2025. En pleine guerre tarifaire, les Canadiens de Montréal reçoivent les Devils du New Jersey. Alors que chapeaux et casquettes se retirent, une colère sourde émerge, d’abord un murmure, puis un grondement profond qui s’élève dans le Centre Bell. L’hymne national américain est hué. La glace est brisée.
Cinq jours plus tard, la tension à la frontière atteint son apogée. Marc-André Fleury du Wild du Minnesota foule pour une dernière fois la glace du temple. Vingt-et-une saisons derrière le plastron. La foule est au rendez-vous, la ferveur est palpable : tout le Québec se rassemble pour saluer son dernier grand gardien.
Puis, l’hymne américain s’élève, aussitôt accompagné d’un rugissement. Une marée de huées enfle et finit par engloutir l’amphithéâtre. « Ostie de pays de cul! », grommelle mon voisin de siège. Sur l’écran central, la caméra hésite, cherche… puis s’arrête sur l’orgueil de Sorel. L’atmosphère bascule. Le tonnerre se mue en acclamation. N’empêche, Montréal venait d’allumer l’étincelle.
Dans les jours suivants, la vague déferle : Toronto, Ottawa, Calgary, Vancouver. Même la NBA n’y échappe pas. D’un océan à l’autre, les Canadiens entonnent Ô Canada et conspuent The Star-Spangled Banner.
Le politique s’en mêle
5 février. François Legault exhorte les partisans du Canadien à épargner l’hymne américain lors du prochain match. Peine perdue. À Québec, le maire Bruno Marchand adopte la même stratégie avant le Tournoi international de hockey pee-wee. Cette fois, pari réussi : pas la moindre huée contre les jeunes hockeyeurs américains, me confirme un organisateur.
À la Coupe des 4 Nations, le phénomène gagne toutefois en ampleur. Ce tournoi, qui remplace le traditionnel Match des étoiles, rassemble pour la première fois en plus de dix ans l’élite du hockey canadien, suédois, finlandais et américain. Quatre matchs se déroulent à Montréal, trois à Boston, avec les États-Unis en grands favoris.
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12 février. Dès la cérémonie inaugurale du match Suède-Canada, la colère unifoliée gronde de nouveau. Auston Matthews, capitaine des Maple Leafs et de l’équipe américaine, s’avance pour une photo commémorative. Un concert de huées l’accueille. Ce soir-là, sans même toucher à la rondelle, il est l’ennemi numéro un.
Derrière cette bronca populaire se profile un malaise plus profond : tensions économiques, rhétorique belliqueuse de Washington, et, en filigrane, les secousses d’une élection ayant ramené Donald Trump à la Maison-Blanche.
Moins d’un mois après son retour au pouvoir, l’inquiétude canadienne s’exprime dans un rare élan de patriotisme. Conscient de sa vulnérabilité, le « 51e État » s’accroche peut-être à ce qu’il a toujours dominé : le hockey.
Mais sur la glace, l’équilibre des forces vacille. Aux États-Unis, une vague de jeunes prodiges émerge, pendant qu’au Canada, le coût exorbitant de l’équipement freine la relève de notre sport national. La suprématie glisse vers le sud, alors que le président américain joue les intimidateurs.
Le scénario s’écrit de lui-même.
Le lendemain, les États-Unis affrontent la Finlande. Michel Lacroix, voix emblématique du Centre Bell, implore le public de respecter les hymnes. En vain. Dès les premières notes, la clameur repart de plus belle. « Fuck Trump », hurle un partisan du haut des gradins, arrachant un rire au balcon. ESPN et Sportsnet, eux, censurent la contestation en coupant le son. « The revolution will not be televised », rappellerait Gil Scott-Heron.
Avant le match, sur Sainte-Catherine, des Américains en visite scandaient fièrement : « USA! USA! USA! ». Mais une fois dans l’aréna, la riposte est immédiate : un déluge de « boooooo! » écrase chaque initiative.
Montréal ne hue pas seulement un rival. Elle refuse un rapport de force. Laisser ces chants résonner serait un aveu de soumission. Les gérants d’estrade en pleine mission.
Les joueurs chahutés
Si la foule montréalaise s’est déchaînée sans retenue, la réaction des joueurs américains, elle, s’est fait plus mesurée, oscillant entre résignation et agacement.
Auston Matthews, cible principale des huées, a choisi le silence. Son coéquipier Matthew Tkachuk s’est contenté d’un laconique : « Je n’ai pas aimé. Et c’est tout ce que j’ai à dire. »
Sur le banc américain, l’entraîneur Mike Sullivan a tenté de calmer le jeu : « Ces gars-là sont ici pour jouer au hockey, rien de plus. » Bill Daly, commissaire adjoint de la LNH, a adopté une posture diplomatique : « C’est regrettable, évidemment, et nous aurions préféré que cela ne se produise pas. Mais parfois, des événements déclenchent des réactions fortes. Nous en sommes conscients. »
Brad Marchand, l’attaquant néo-écossais, a pris la défense de ses adversaires : « Ils ne devraient pas être hués pendant l’hymne. Ils n’ont rien à voir avec la politique. Je me sens mal pour eux, ce n’est pas juste. » Sidney Crosby, plus prudent, a évité de s’avancer : « Je ne vais pas me prononcer là-dessus. Nous respectons les hymnes, et je vais m’en tenir à ça. »
Des réponses mesurées, presque effacées, comme si chacun cherchait à ne pas alimenter une controverse déjà bien enflammée par les réseaux sociaux et les commentateurs sportifs.
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L’avis d’un historien
Pour Michel Vigneault, historien du sport et chargé de cours à l’UQAM, ces huées étaient presque inévitables. « Ce n’est pas dirigé contre les joueurs, mais contre ce que représente actuellement le drapeau américain et en cohérence avec le mouvement de boycottage. C’est symbolique, et surtout, passager. »
Depuis toujours, les huées expriment un ras-le-bol collectif, un mélange d’exaspération, d’injustice et d’impuissance. Elles résonnent à travers l’histoire, devenant un langage de contestation universel, parfois cathartique, parfois cruel.
Les Jeux olympiques en sont un parfait exemple. En 1936, sous le régime nazi, la victoire de Jesse Owens fut saluée par des huées. En 1968, à Mexico, les deux athlètes noirs levant le poing en solidarité avec le mouvement des droits civiques firent face à la même hostilité. En 1972, à Munich, des athlètes allemands subirent l’opprobre, vestige des cicatrices de la guerre. En 1980, à Moscou, des sifflets étrangers visèrent les athlètes soviétiques en réponse au boycott américain contre l’invasion de l’Afghanistan.
Même la Dream Team de 1992, incarnation du basket américain triomphant, fut accueillie sous les huées à Barcelone, symbole pour certains d’un impérialisme décomplexé.
Vigneault rappelle que le phénomène ne date pas d’hier, même au Québec. « En 1980 et en 1995, lors des référendums, beaucoup restaient assis pendant l’hymne national canadien. Ce genre de réactions a toujours servi de baromètre politique. »
Les huées dépassent le simple cadre sportif. L’exemple de Colin Kaepernick est une illustration marquante. En 2016, lorsqu’il s’est agenouillé pendant l’hymne national pour dénoncer les violences policières et les inégalités raciales, il a déclenché un débat d’ampleur sur la liberté d’expression et l’engagement politique des athlètes. « L’athlète, tout comme le partisan, est un citoyen à part entière, pleinement inscrit dans le débat démocratique », souligne l’historien.
Même les présidents américains n’échappent pas à cette ferveur populaire. En 2018, Donald Trump est hué lors d’un match universitaire à Atlanta, puis en 2019, pendant les Séries mondiales à Washington. Quelques années plus tard, ironie du sort, c’est Taylor Swift qui fait l’objet de railleries au Super Bowl, tandis que le nouveau président est acclamé en Nouvelle-Orléans.
À la lumière de ces exemples, Vigneault s’amuse d’entendre joueurs et entraîneurs affirmer que le sport échappe à la politique. « Cela fait plus d’un siècle qu’il en est imprégné. Représenter un drapeau, c’est intrinsèquement politique. Si ce n’était pas le cas, pourquoi les hymnes nationaux sont-ils institutionnalisés dans les rituels sportifs ? Et pourquoi les Russes sont-ils exclus de ce tournoi? »
Et si, en réalité, la véritable question était : faut-il encore jouer les hymnes nationaux avant chaque match? Un geste qui, aussi éloigné des aspirations québécoises qu’il soit, priverait les gradins de cette tribune d’expression.
Un miroir du pouvoir
Ces récents événements rappellent que le sport n’est jamais qu’un jeu : il est un levier d’influence, un outil de soft power, un reflet des dynamiques économiques et politiques qui traversent les nations. On a beau vouloir l’enfermer dans une bulle apolitique, il en déborde inévitablement.
Un match de hockey, en surface, n’est qu’une affaire de puck dans le net. Mais ce n’est pas l’acte de marquer un but, qui est politique – c’est la façon dont on le raconte.
Ce sont les récits qu’on y greffe, les héros qu’on érige, les rivalités qu’on entretient, les symboles qu’on manipule. Ce vernis théâtral qui donne au sport toute sa grandeur est, par essence, politique. Sans oublier l’arsenal marketing qui l’accompagne, amplifiant son impact bien au-delà des arénas.
Dans cette dramaturgie, les symboles jouent un rôle central. Aux États-Unis, chaque équipe championne est reçue à la Maison-Blanche, transformant la victoire en allégorie de la prospérité nationale. Un rituel qui rappelle que sur la glace comme ailleurs, triompher, c’est aussi représenter.
Les tribunes de l’histoire
15 février. Le Centre Bell est plein à craquer pour l’affrontement tant attendu entre le Canada et les États-Unis. Parmi la foule, deux figures familières émergent : Justin Trudeau et Jean Chrétien. À 91 ans, ce dernier observe, témoin d’un passé qui résonne dans le présent. En 2003, son gouvernement s’était opposé à l’invasion de l’Irak, défiant Washington et déclenchant une vague de huées contre l’hymne américain à travers le pays. Deux décennies plus tard, il entend à nouveau les « boooooo! » monter, preuve que la géopolitique ne disparaît jamais, même celle « sur la glace ».
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Les échos du Centre Bell résonnent jusqu’au bar du Plateau Mont-Royal où je me trouve et où la foule se déchaîne contre une télévision. Sur les réseaux sociaux, les débats s’enflamment : manque de respect ou expression légitime d’un malaise? Pendant ce temps, dans l’aréna, alors que le Canada célèbre les 60 bougies de son drapeau, un autre chant prend le relais : « Olé! Olé! Olé! ».
L’atmosphère est électrique.
Et le spectacle est à la hauteur des tensions. Trois bagarres éclatent dès la mise au jeu, marquant d’emblée le ton d’un duel résolument physique. Tout rappelle une époque révolue, celle des grandes confrontations où le hockey était le reflet des tensions mondiales. La Guerre froide, la Série du siècle de 1972, ou encore cette légendaire bataille de 1987 entre juniors canadiens et soviétiques, si violente qu’elle avait forcé les officiels à plonger l’aréna tchécoslovaque dans le noir pour y mettre fin.
Un match d’anthologie, échappé aux mains des Américains, annonçant une grande finale ce jeudi entre les deux poids lourds du tournoi.
Donald Trump sera-t-il présent au TD Garden de Boston, prêt à défier la fronde canadienne?
Bill Guerin, directeur général de l’équipe américaine et vétéran de 18 saisons dans la LNH, se dit enthousiaste à l’idée d’une possible visite du président lors du match de championnat. « Sa présence renforcerait la rivalité entre les puissances nord-américaines du hockey », a-t-il déclaré sur Fox News.
La réponse ne tardera pas. Mais une chose est sûre : les huées venues du nord rappellent que le sport n’évolue jamais en vase clos. La glace, qu’elle soit olympique ou non, reste un miroir des conflits, des frustrations et des aspirations d’une époque. Un terrain où les buts se mêlent aux lignes de fracture qui traversent nos sociétés.
À travers le hockey, le Canada cherche surtout à dire : « Fuck Trump! »