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Journal d’une vidange – Partie V

Un mois dans les caps d’un éboueur.

Par
Jean Bourbeau
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Journal d’une vidange est un récit publié en cinq parties.

Pour lire les publications précédentes : partie I, partie II, partie III, partie IV.

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Il pleut des cordes. J’annonce au boss que je vais bientôt devoir me retirer. Il me serre la main. Les gars sont chanceux de l’avoir.

J’apprends que Jim a disparu durant mon séjour à Montréal-Nord. Il ne s’est pas présenté un matin et depuis, il ne répond plus à son cellulaire même si la compagnie lui doit encore un chèque. Est-il rentré en prison? Est-il encore en vie? Lui qui se voyait marcher sur le droit chemin. Parfois, il n’y a pas de savon assez fort pour laver le passé.

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Il ne me reste qu’une semaine. Je suis de nouveau avec le helper de mon initiation, Mike 2-Dents. Avec un mois d’expérience, je suis plus habile qu’à mon premier quart, mais force est d’admettre que je ne lui arrive toujours pas à la cheville. Avec ses paluches géantes, il saisit trois sacs en une poignée. Personnage légendaire tout droit sorti d’un roman du terroir, le driver me raconte qu’il ramasse sans gants jusqu’à -20 en hiver. Féroce taciturne, ses yeux bleus demeurent encore expressifs. Quelque chose de serein les anime lorsqu’il croise un enfant.

un aspect que l’on observe rapidement est cette adoration de la part des enfants pour le camion.

À notre époque de paranoïa, ça peut sembler préoccupant, mais un aspect que l’on observe rapidement est cette adoration de la part des enfants pour le camion. Plusieurs éboueurs, en retour, aiment candidement leur envoyer la main. Pour l’avoir pratiqué tout au long de mon passage, ce civisme de trottoir pose un baume sur la dureté du métier. Un salut renvoyé par un bambin émerveillé se distille en sourires chez des hommes qui en ont rarement. Sur Lacordaire, des meutes d’enfants courent des quatre coins des projets pour contempler notre bolide. On quitte en jouant du klaxon à corde sous les cris d’excitation. Cette complicité est la facette la plus douce et improbable du métier.

La vidange est un monde de garçons.

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Il y a donc des petits moments où il fait bon d’être éboueur. Lorsqu’un conducteur prend un virage serré, s’agripper à la poignée du haut et se laisser flotter en l’air, le regard fermé vers le ciel. Contempler les moineaux se délecter des asticots qui tombent du camion. Le parfum d’une boulangerie qui soulage nos narines le temps d’un coin de rue. Réussir un lancer périlleux alors que le navire avance puis courir se suspendre au vol. Thunder qui crinque du Sabbath en fin de quart, les bras morts, accroché derrière à 70 km/h, sans t-shirt sous le dossard. Et puis, pisser dans la cuve du truck. La vidange est un monde de garçons.

Dernier quart. Un helper s’est fait poignarder hier soir à la sortie d’une station de métro. Un drame qui n’étonne pas mon driver. Je ramasse solo vingt-quatre tonnes de St-Léonard. Un record personnel. Une fois accomplit la journée tant fantasmée, aucune euphorie. Aucune élation. Je ne sens rien. J’ai l’étrange impression de les abandonner. Mes mains veulent continuer.

Mon séjour n’aura été qu’une parenthèse sur leurs runs. Je n’ai pas traversé de tempêtes de neige ni de verglas printaniers. Conscient du caractère fugace de mon entreprise, j’ai participé du mieux que j’ai pu à l’arrière-poubelle, cette mince ligne anonyme entre la paix sociale et le chaos olfactif. Ce portrait en clair-obscur n’est qu’un fragment de ce travail de l’ombre. Il n’égratigne que la surface du silence. Comment donner une voix à des vies si dures qu’ils aboutissent à ne plus savoir s’ils en ont une? À leurs manières, ils m’ont inculqué un petit continent d’humanité. Mais un sentiment de finalité sans fin m’habite aujourd’hui. Je ne vois plus cette profession ni les poubelles de la même manière. Il va me rester bien plus qu’une vilaine cicatrice de l’été le plus chaud où j’ai rêvé de vidanges.

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