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Journal d’une vidange – Partie III

Un mois dans les caps d’un éboueur.

Par
Jean Bourbeau
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Journal d’une vidange est un récit publié en cinq parties.

Pour lire la partie I, c’est ici. Pour la partie II, c’est là.

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Notre compagnie s’occupe des quartiers du nord-est; Villeray, St-Michel, St-Léonard, Parc-Extension et Montréal-Nord. Chaque secteur exprime ses caractéristiques spécifiques. On ramasse les pare-chocs des garagistes arabes le long de la 40. Les sacs de riz géants transformés en poubelles des avenues vietnamiennes. Les rénos de châteaux quétaines sur Gouin. La collecte devient une fable sur la richesse et la pauvreté. On court de la classe moyenne à l’oppression des projets insalubres et des pipes à crack. On croise le regard des prostitués d’après-midi, saisit l’envergure des files devant les comptoirs alimentaires. Cueillir les cartons de lait d’avoine sur De Castelnau est une expérience différente qu’interrompre une game de dés derrière le dep Pascal. Dans les secteurs défavorisés, les bacs sont plus éventrés, tapés, fondus. Ils leur manquent des roues et la rue est drapée de trous. Deux réalités parallèles qui se rencontrent par les vidanges.

Certains viennent nous aider en jetant leurs propres déchets. D’autres nous regardent de leurs balcons. Scrutent nos moindres gestes. C’est une job très street.

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Les citadins des quartiers populaires nous tendent tous les jours des bouteilles d’eau froide. Une oasis de gentillesse dans le désert de l’été. Certains viennent nous aider en jetant leurs propres déchets. D’autres nous regardent de leurs balcons. Scrutent nos moindres gestes. C’est une job très street. Bien plus proche du monde que je ne l’imaginais. On fait des blagues en rendant des petits services; hisser une chaloupe sur un trailer, décoincer une porte, cueillir un oiseau mort. En retour, on peut se faire refroidir la tête par un samaritain occupé à arroser ses plantes. Cette connivence varie toutefois en fonction des quartiers. Dans le sud, on parait invisibles aux hipsters et aux familles yuppies. Des misfits habillés en fluo qu’on ne regarde pas dans les yeux. Au nord de la 40, les torches-rues semblent davantage perçus comme des alliés.

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Plusieurs collègues entretiennent une complicité sincère avec nombre d’itinérants. En parcourant des runs similaires semaine après semaine, ils ont développé des amitiés avec les plus sédentaires. Ils leur donnent à leur tour des bouteilles d’eau, parfois une sandwich, un peu d’argent. Ils sympathisent avec le peuple de la rue. Tous deux bronzés et maganés.

Fin de la deuxième semaine. Tony 6-Pepsi pichenotte sa clope dans la cuve. Le gros de la fête du Canada est presque derrière nous. Je me retrouve sur la corvée de RA. Dans le métier, Résidus Alimentaires est le terme chic pour compost. Le nom est bien sa seule coquetterie. L’odeur est abjecte, la texture putride. C’est lourd, monotone. Rien de glam. Avec nos vieux camions tout fissurés, une fois pleins, ils dégueulent à chaque bucket (action mécanique de racler le contenu du réservoir arrière) une vague immonde de bouillon éclaboussant de toute part. Autant sur des berlines blanches que devant des foules horrifiées attendant le bus. Une belle carte de visite. Pour mon partner, inébranlable, c’est toujours le même credo: « On s’en calice » me lance-t-il, souriant, avant de remettre ses fausses Oakley. À la fin d’une journée RA, on ne fait qu’un avec le compost. Aussi bien en rire.

Quand un massage de doigts devient ô combien plus attirant que faire l’amour, c’est que le métier n’est pas si reggae.

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Je rejoins les amis au Alexandraplatz. Entre deux bâillements géants, je demeure discret sur les douze tonnes de marde que j’ai charriées un peu plus tôt. À travers toutes ces femmes bien sapées, j’ai peur de ne pas m’être assez lavé. La job est tellement salissante qu’elle tache l’amour propre. Je constate que ma libido aussi s’est peu à peu effritée. L’idée d’enlacer un corps avec mes pauvres mains est rebutante. Quand un massage de doigts devient ô combien plus attirant que faire l’amour, c’est que le métier n’est pas si reggae.

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Une amie me demande comment je fais pour endurer les nuages de mouche. La vermine ne dérange pas vraiment. Les asticots par milliers, les perce-oreilles ou les rats sortant de la gueule du broyeur nous amusent plus que nous répugnent. En ces temps de déménagement, c’est surtout les punaises de lit qui nous travaillent l’esprit. Une hantise qui s’installe à chaque divan. Au retour du boulot, je m’empresse de mettre mes vêtements dans un sac pour ne pas ramener cet enfer à mes colocs.

Un pote me tend un verre : « Profite bien, ils annoncent des averses demain ». La nuit, je rêve de labyrinthes et de cascades de déchets.

La nuit, je rêve de labyrinthes et de cascades de déchets.

On s’habitue vite à l’absence de confort. Être pris d’une violente diarrhée dans une toilette chimique d’un dépotoir de Montréal-Est, où résonnent de fausses détonations pour éloigner les goélands, devient au final burlesque et excellent pour l’ego. Tenir le rythme est la seule chose qui compte. Mon corps change. Malgré ma potomanie, je perds du poids. Ma peau brunit. Mes mains se durcissent de corne. La veine du travailleur se gonfle. Plus besoin de crème solaire. On s’accommode à tout, sauf peut-être à la pluie. Quand il mouille, les vêtements se gorgent d’eau. Les caps d’aciers deviennent des marécages et les boîtes de carton ne décollent pas du sol.

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Il a bel et bien plu toute la journée. J’ai des boutons sur les fesses et la plante des pieds dévastée. Demain, je vais tricher et travailler en running. Si la CSST m’attrape, c’est quinze-cents piastres déduits sur ma paye. Un risque qui vaut la chandelle.

Je me réveille au milieu de la nuit incapable de déplier mon bras fort. Quand le cadran résonne à 5:00, je n’ai d’autre choix que me lever, enrubanner ma cheville droite, manger un déjeuner sans couleur, attraper la boîte à lunch et mes précieux litres d’eau glacée. Dehors, l’aurore s’installe, c’est le temps d’aller ramasser de la vidange.

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Rendez-vous ici, pour la suite de Journal d’une vidange.