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Journal d’une vidange est un récit publié en cinq parties.
Pour lire la partie I, c’est ici.
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Lundi, 8 h 30. Un sac vient de s’éventrer au milieu de Papineau en pleine heure de pointe. Je ramasse sous une pluie de klaxon du spaghetti pourri à la pelle. Un peu plus tard, une pinte de lait au chocolat caillé explose du compacteur et éclabousse jusque dans ma bouche. Je remarque qu’une énorme poche de pus gonfle sur ma jambe gauche. Sûrement de l’herbe à puce en collectant la verdure. La folie du premier juillet est encore bien en vigueur. On ramasse des meubles Ikea à longueur de journée. À défaut d’être élégants, ils ont l’avantage d’être tellement cheap qu’ils se soulèvent bien mieux que les vieux mobiliers en bois dur. Une guêpe pique Jimmy sur la tête, mon partner de la journée. Je repousse deux coquerelles qui tentent de se sauver le long de mon bras. Il fait 44 degrés et j’ai bu toute mon eau. C’est le métier qui rentre. Simone Weil écrivait dans son Journal d’Usine: « Cette expérience, qui correspond par bien des côtés à ce que j’attendais, en diffère quand même par un abîme : c’est la réalité, non plus l’imagination ».
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La couche de peau bourgeoise sur mes mains s’est complètement retirée. J’explique à Jim qu’elles me réveillent la nuit. Il me répond sourire en coin qu’il a passé la fin de semaine acculé dans une cellule avec des toxicos pour une bagarre idiote. Ça explique son œil au beurre noir. Il aurait eu huit mois à Bordeaux s’il y avait eu des preuves. Je remets mes gants et retourne travailler, gêné.
Natif de Ville-Émard, il fait du in et out de prison depuis ses 18 ans. Avec ses tatouages sur les flancs de tête, il a l’aura d’un filou. J’ignore son âge, mais sa dangerosité n’a d’égal que son charisme. Avec gaieté, il m’apprend comment ça fonctionne en dedans. Qu’un simple regard à RDP peut provoquer une baston. Comment construire un shank avec une canne de thon. C’est un hustler capable de tout trouver. À partir d’un obscur entrepôt, il achète pour sa propre épicerie le stock congelé des McDo fermés pendant le confinement. À la fin du quart, il essaie de me vendre un lot de faux masques Puma : « Tant qu’à avoir l’air cave, aussi ben avoir d’ la classe ». Le commerce informel est du whisky à l’oreille.
Pour plusieurs, le travail semble plus qu’une nécessité économique, il est aussi refuge. Une manière de s’organiser, socialiser et s’éviter du trouble.
Les éboueurs que je côtoie se composent en majorité d’hommes d’âge mûr, secs et costauds. Élevés au Joe Louis et à La Soirée du hockey. L’équipe est certes petite, une vingtaine pas plus, mais dévoile l’horizon d’un large territoire de travailleurs façonnés par l’hommerie; échec amoureux, séjour carcéral, pauvreté, dépendances, travail au noir, solitude, analphabétisme, absence de diplôme, handicaps physiques. Pour plusieurs, le travail semble plus qu’une nécessité économique, il est aussi refuge. Une manière de s’organiser, socialiser et s’éviter du trouble. Jim me dévoile: « Après un quart à courir, t’as pu l’énergie pour faire des conneries ». Ramasser les déchets devient une façon propre de gagner sa vie. Je fréquente des éclopés à l’éthique de travail irréprochable, n’ayant de dénominateur commun qu’une violence héréditaire les ayant menés sur la route des vidanges.
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Chaque réveil devient un nouveau front. Un nouveau gouffre dans les méandres des rues à collecter. Il fait encore plus de 40 degrés. Au cœur du soleil d’après-midi, je termine mon sixième litre d’eau. Le boss suit la run avec des glacières pleines. Aujourd’hui, c’est les encombrants avec Thunder et l’Aveugle.
Thunder est chauffeur de carrière. À 47 ans, il est dans la pure trempe du cowboy détraqué toujours à un demi-klaxon de snapper. Tout le monde l’adore. Il mesure 5’5 et sa garde-robe contient exclusivement des blue-jeans et des t-shirts de compagnies de remorquage ou de lave-auto. Il aime son truck manuel: « Ça c’tun truck d’homme » dit-il en downshiftant. Thunder jouit d’une prime de 125 dollars par semaine pour utiliser le plus vieux camion de la flotte. Il a le pied lourd et assez talentueux pour reculer son poids lourd de douze roues dans n’importe quel trou. Un demi-pouce de jeu chaque bord. Hollywood sur Jean-Talon Est. Ce matin seulement, je l’ai vu débarquer du camion nous défendre contre le trafic, nous crier dessus, botter la carrosserie d’un taxi, sauter toutes les marches du truck pour nous aider avec un réservoir d’eau chaude encore plein. Depuis qu’il a été obligé de coller le numéro de téléphone de la compagnie sur son camion, il dit accumuler les plaintes citoyennes. Il n’en est pas peu fier.
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Il a passé l’hiver dernier sans domicile à ramasser de la canette dans Hochelague. « Un hiver à 5 cennes » comme il l’appelle.
J’apprends que L’Aveugle est le doyen de la troupe du haut de ses 59 ans. Il a passé l’hiver dernier sans domicile à ramasser de la canette dans Hochelague. « Un hiver à 5 cennes » comme il l’appelle. Ce n’est donc pas une vie nouvelle de fouiller les poubelles. Il est sobre depuis six mois. Ses bras sont couverts de plaies. On ne sait pas trop où il dort, mais ce serait dans le coin du métro Joliette. Il demande ses chèques en papier plutôt qu’en transfert bancaire. Son surnom vient du fait qu’il ne voit plus grand-chose derrière ses baies vitrées alors je fais mon possible pour l’éviter, mais on finit souvent par se rentrer dedans. Il semble ne jamais regarder avant de traverser la rue. En fin de matinée, il cherche déjà son souffle. Au double de mon âge, je lui suggère parfois de relaxer, impressionné par sa ténacité.
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Milieu de la deuxième semaine. On court sur de Gaspé quand le tuyau hydraulique éclate sans avertissement, déclenchant un geyser d’huile couleur porto sur toute la largeur de la rue. Ça poivre dans toutes les directions. Sur le camion, les voitures et sur nous. On est loin du parc Forillon. En clanchant vers le garage pour ne pas finir trop tard, Thunder philosophe « que le truck soye neu ou vieux, y fini toujours pas te chier din main ». Outil central du travail, le camion est notre maquis, notre locomotion, notre esclave et notre salut. Nos corps, eux, l’extension organique de la machine.
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Chaque camion est une nouvelle confusion. Sur le vieux à Thunder, les leviers s’actionnent dans le sens contraire avec une sensibilité déficiente. Sur le 1003, la fourchette se dresse au ralenti tandis que sur le 0702, elle éjecte les bacs avec furie en arrachant leurs couvercles. Les marchepieds sont parfois à moitié soudés et les poignées en ruine. Quand je sacre après un treuil rouillé, je sens l’ombre de John Kaltenbrunner rôder.
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