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Journal d’une vidange est un récit publié en cinq parties.
Pour lire la partie I, c’est ici. Pour la partie II, c’est là. La partie III c’est ici (encore).
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Troisième lundi matin. Je n’ai pas à faire répéter Thunder lorsqu’il me hurle: « jack el slicer dans l’dash du bucket tabarnak». Un ordre amical pour empêcher que la carcasse de moufette que je viens de balancer sente toute la journée dans son habitacle. Ce franglais de cap d’acier, je ne l’avais jamais côtoyé. La langue que j’écoute sur le camion est un merveilleux créole de garage. Un débit ultrarapide, mâché, difficile à saisir au début. Les mots arrivent comme des surprises.
Une dalle de céramique vient de m’arracher un bon morceau de chair sur la jambe. La plaie béante nécessiterait des points, mais c’est plutôt un vieux Grec qui s’en occupe avec sa solution hydroalcoolique covidienne et des diachylons maison. On prend du retard. Quand on décolle, Thunder est à deux Monsters. En pleine ivresse de vitesse dans un quartier résidentiel, je m’accroche à deux mains.
Au dépotoir, un employé nous indique le couloir où domper. Il est amputé du bras gauche. Je repense à Burger qui se la coule douce en vacances payées.
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« Check Salope débarquer sur sa nouvelle trottinette. Tabarnak, 90% de son appart est en vidange », se moque Jim. Salope, 36 ans, fait figure de voyou monosourcilleux qui se réveille au bong. Il porte la calotte bien croche et lunch au Mr. Freeze. C’est une impressionnante machine d’efficacité, mais pas le plus fiable selon mes pairs. Hier, il s’est fait passer les menottes sur le quart pour une vieille histoire de vol. À ses côtés, j’acquiers plusieurs nouvelles techniques de travail qui me seront utiles. Il est très volubile sur l’ouvrage, car ce que Salope aime par-dessus tout, c’est butiner les ordures.
Les poubelles sont une porte d’entrée désopilante dans l’intimité des domiciles.
On trouve de tout dans les vidanges. Des perruques dans la récup, des boules de quilles dans le compost, des chatons encore vivants dans la poubelle. Tandis que la majorité des drivers cherche exclusivement le cuivre, des helpers se spécialisent dans l’aluminium ou les bijoux. Un digger de la trempe de Salope concentre davantage sa pratique sur l’électronique; consoles de jeux, ordis, tablettes, etc. Il les lave et en revend une partie au pawnshop devant chez lui. Ses faits d’armes sont impressionnants. Mes meilleures prises? Une brosse à dents érotique des années 60 encore dans son emballage, une liasse d’argent népalais (totalisant 2,25 $ CA), une vieille carte de Montréal et des diapositives d’un voyage à Orlando. Pas l’Eldorado. Je me console avec la une d’après-midi du journal La Presse datée du 11 septembre 2001.
Les poubelles sont une porte d’entrée désopilante dans l’intimité des domiciles. L’extrême popularité des pizza Delissio est presque plus inquiétante que le monopole d’Amazon sur nos nouvelles vies.
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Au cours des dernières journées, j’ai vu défiler mon lot de nouveau. Un jeune éphèbe coiffé de longs cheveux blonds finissant par se les tenir en vomissant dans la cuve. Ce dude de gym qui ne pouvait s’empêcher de regarder ses bras dans les vitres de chars, lui, je ne l’ai jamais revu. Depuis le début de la pandémie, le monde des éboueurs connait une pénurie de main d’œuvre difficile alors que les déchets n’ont jamais été aussi forts. Plusieurs helpers inexpérimentés se blessent ou abandonnent, tandis que des vétérans ne rentrent pas à cause du virus ou de la PCU. Je peux faire trois trucks en une journée, parfois sans pause. Au moins, j’ai hérité d’un surnom. Harley. Parce que selon les gars, il n’y a que les weirdos qui se déplacent en vélo.
Au moins, j’ai hérité d’un surnom. Harley. Parce que selon les gars, il n’y a que les weirdos qui se déplacent en vélo.
Lorsque l’on croise d’autres camions, le code universel entre helpers est de se faire une salutation avec l’emblématique: 🤟🏻. « Je t’aime » dans le langage des signes. J’imagine qu’aucun n’est au courant. Peu importe la compagnie, on s’honore de nos drames respectifs, quoiqu’un peu auprès des éboueurs de la Ville. Parce que la voirie demande un secondaire cinq et syndique ses helpers, ceux-ci incarnent une élite à snober. En plus, leurs camions sont franchement impeccables. Notre compagnie est un sous-traitant de sous-traitants. Je ne suis qu’un petit 21,73 $ de l’heure dans une vaste toile d’araignée de plusieurs millions.
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Le pick-up du boss s’arrête derrière le truck. Un helper victime d’une insolation vient de rentrer à l’hôpital à son premier et dernier quart. Il faut un gars pour le remplacer à Montréal-Nord.
En chemin, le boss m’annonce qu’il me transfère sur cette run avec Princesse pour les deux prochaines semaines. À 56 ans, c’est le plus ancien des drivers de la shop. Onze ans pour la même compagnie. Onze ans à fumer quotidiennement un paquet d’indienne dans le truck. Son œil gauche ne ferme plus au complet depuis un cross check niveau bantam.
Pour être un bon helper solo, il faut plus que lancer ses sacs et s’accrocher comme un pirate.
Une heure passée et je me dis que son cœur ne tiendra pas. Il hurle des insultes à tout rompre, le corps à moitié sorti de sa fenêtre, dans un langage inconnu et défonce son criard sur quiconque ose le couper. Tactique peu délicate, mais fort efficace. Il conduit magnifiquement bien son 1005 bien-aimé à travers la construction galopante. J’avoue que j’ai aimé Princesse dès le départ.
À Montréal-Nord, la conversation est toutefois rare et les délais imposés exigeants. Il y a peu de place pour la politesse. Que des ordres sans merci ni s’il vous plaît. Je fais des erreurs. Il les voit toutes et a toujours raison.
Pour être un bon helper solo, il faut plus que lancer ses sacs et s’accrocher comme un pirate. Il faut savoir comment bien ramasser les déchets sous toutes ses formes. Sprinter entre deux piles. Dresser la fourchette avec finesse. Gérer son eau, le trafic et les demandes diverses. S’assurer que la cuve soit juste assez pleine pour un compactage optimal. Tout ça à une vitesse démesurée, sans rien échapper au sol, en faisant le moins de voyages possibles et avec juste assez d’hostilité pour être craint des citoyens. Le théâtre primitif des rebuts.
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Chaque déplacement ou activation de manivelle se doit d’être réfléchi sinon les secondes de déficit s’accumulent et évoluent en demi-rues, en rues entières jusqu’à la honte ultime, réclamer au CB du renfort d’une équipe ayant fini sa run dans les temps. Le stress débute donc à l’aube et se termine une éternité plus tard. Démoli, le corps en miette et la face noire de crasse. À la fin des quarts, pas de sentiment d’accomplissement propre à nous, doux millénariaux. Aucun fist bump ou de 5 à 7 au ginto aussi herbal que local. Juste un glacial « À demain ».
Au cours de la seconde semaine à Montréal-Nord, la méfiance du départ se dissipe et un climat plus détendu s’installe dans le camion. Nos conversations dérivent vers nos vies respectives. On partage victoires et regrets. Les shifts défilent et les rues semblent moins pénibles.
Dans le métier, les brokers, c’est un peu les mercenaires de la vidange
Dernière journée avant les vacances de Princesse au camping. On commence tout juste la run qu’un homme nous interpelle. Fin trentaine, la face tatouée et les yeux gros comme des vinyles, il s’offre pour faire le quart derrière et demande en retour un brun cash. On refuse poliment, justifiant que notre compagnie est légitime niveau papier. Mais ce n’est pas le cas de tous nos concurrents, encore moins des brokers. Dans le métier, les brokers, c’est un peu les mercenaires de la vidange. Avec leurs propres trucks sortis d’une autre époque, ils retranchent des adresses en accord avec les sous-traitants pour un peu moins cher. Tout est réglé en dessous de la table et on raconte que le speed est fourni.
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Il nous reste deux rues du « Bronx », ce quadrilatère sensible de Montréal-Nord où les membres de gangs s’affichent sans trop de discrétion. Contrairement au dépotoir, c’est deux véritables coups de feu qui percent le calme de l’après-midi. Un son âcre, pénétrant. Ça vient de tout proche. La rue s’anime et je me cache dans le truck. Les sirènes retentissent. Le shift pourrait être écourté. Le périmètre est sécurisé, mais Princesse s’enflamme assez qu’un policier nous autorise à terminer la run à la seule condition de les aviser si je trouve une douille. En vain. Avant de se quitter, trempé de sueur de stress, j’annonce à Princesse qu’il s’agissait de notre dernier quart ensemble. Il me répond : « si jamais je te croise dans rue, j’vais te dire salut ». Cool.
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Pour lire la partie V de Journal d’une vidange, c’est ici.