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« J’ai couru toute ma vie » me raconte Burger allumé raide entre deux puffs. En tirant sur son joint à travers son épaisse barbe blanche, je remarque qu’il lui manque le pouce droit. Coincé dans le compacteur, il est ressorti mince comme une feuille de papier. Son gros pétard avant chaque quart le fait vivre parce qu’il se dit cassé de partout. C’est la première interaction que j’ai avec le monde des éboueurs. Après avoir épié ma silhouette, faute de bronzage, les autres, désintéressés, se sont tournés le dos. Encore un nouveau qui toughera pas.
Première semaine de juillet. Une énième canicule s’abat sur Montréal. La 18e avenue donne l’impression que le quartier Saint-Michel en entier vient de déménager. On ramasse tout ce qu’il est possible de trouver dans un appartement. Frigos, toilettes, laveuses, divans et matelas par dizaine. « On laisse rien aux scrappers », ces ferrailleurs qui sillonnent la ville avec des pick-ups tout rouillés, est l’une des trois seules phrases que mon camarade, Mike 2-Dents, 53 ans, m’ait communiqué sur un quart de onze heures. « On met pas les tires dans cuve » et « On touche pas aux pots de peinture pleins » complète notre interaction. J’apprends le reste sur le tas.
Fin de la première journée. En débarquant du camion, plus mort que vivant, je ne reçois pas de salutation en retour des miennes. Combien en ont-ils vu passer des comme moi?
J’ai le visage brûlé et les doigts couverts de cloques. Après ma douche, je remplis l’évier de glaçons et j’y plonge les mains. Elles vont s’habituer.
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6:15, deuxième shift. Devant toute la cohorte, le boss demande « C’est qui ça, Jean? » Je lève la main, inquiet. « Parait que tu n’as d’dans, t’es sul 1004 avec Stéphane ». Mike 2-Dents a donc appuyé mon embauche.
Du lundi au vendredi, une flottille de six à huit trucks se retrouve au stationnement du Tim Horton’s au coin Jarry et Pie-IX. Une équipe se compose habituellement d’un conducteur (driver) et de deux éboueurs (helper) suivant un trajet (run) prédéterminé. Une fois les billets de la ville en main, nécessaires pour entrer au dépotoir, nous entamons nos circuits un peu partout sur l’île. On sait quand on commence, mais jamais quand on finit.
Ce quart, comme tous ceux qui suivront, se mue rapidement en une épreuve interminable sous un soleil brûlant. Un effort physique si violent qu’il en devient pathétique.
Stéphane, c’est Tony 6-Pepsi pour les gars. À 55 ans, il tient le coup depuis 19 ans avec un régime de six canettes par quart. « On meurt toute de quelque chose! » dit-il avant de roter son aspartame. Contrairement à Mike 2-Dents, il la ferme jamais. Il parle et parle. De son nouveau pick-up, de son ancien pick-up, de sa blonde rencontrée au casino, de son ex-employeur qui le faisait finir à la noirceur. Peu importe le sujet, ça fait juste du bien qu’on m’adresse la parole.
Ce quart, comme tous ceux qui suivront, se mue rapidement en une épreuve interminable sous un soleil brûlant. Un effort physique si violent qu’il en devient pathétique. Toute charge poétique s’estompe rapidement. Chaque camion, une fois rempli, prend la forme d’un triomphe sur l’épuisement. J’appréhendais bien que les premiers temps allaient être durs, mais je réalise à quel degré la charge de travail est infernale. Nous finissons notre run de peine et de misère vers 16:00, avant d’aller aider une autre équipe pour achever vers 18:30. Qu’une seule pause sur le chemin de la dompe. Le temps d’engloutir une sandwich, caler un gatorade et fumer deux smokes bien coincés à trois sur une 40 massacrée.
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Ma cigarette goûte le désastre. Je me sens brisé. On m’a traité comme une vidange.
Je suis un naufrage à l’ombre d’un arbre trop maigre pour contrer tous les rayons du soleil. Une semaine est terminée. Ma cigarette goûte le désastre. Je me sens brisé. On m’a traité comme une vidange. Enfin, comme une recrue. J’ai fermé ma gueule et obéi en me tuant à l’ouvrage. La vieille recette pour être accepté dans toutes les jobs du monde. Quand j’ai reçu la validation que je pouvais garder mon dossard, j’étais le seul des cinq nouveaux du lundi encore en poste le vendredi. Je suis trop abruti par la fatigue pour en être fier. J’ai 12 kilomètres de vélo pour retrouver ma douche.
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« Nous étions des bêtes puantes et nous devions être traités comme tels. » déclare le narrateur du roman culte de Tristan Egolf, Le Seigneur des Porcheries. Description hallucinée du milieu, ce livre m’avait initié sur la misère romantique des éboueurs. La genèse d’une idée.
Une seconde source de fascination est cette soirée de beuverie dans Botafogo où au petit matin, j’avais été renversé de voir tous ces jeunes accrochés avec les éboueurs pour rejoindre les favelas qui ne sont plus desservis par le transport en commun. Le torche-rue, cette âme salie, mais encore humaine de la cité.
Chaque fois que je les croise, la même pensée revient m’habiter. 2020. Pourquoi pas maintenant? Après une brève entrevue téléphonique et une entente avec mon employeur, me voilà enfin à garrocher des sacs, courir après des lits d’enfants tachés de sang et des TV craquelées.
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