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Quand on grandit dans le secret, quel genre d’adulte devient-on ? Pour le découvrir, Rose-Aimée Automne T. Morin s’est entretenue avec des personnes qui, comme elle, ont souffert des secrets de leur père.
Œdipe passe au cash.
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J’avais besoin de savoir : est-ce qu’on peut vraiment arriver, un jour, à dealer avec la vérité? Ce que j’ignorais, c’est qu’en fouillant dans les secrets d’autres familles, je ressentirais pour la première fois la douleur engendrée par les secrets de mon propre père.
J’avais onze ans quand mon père m’a parlé d’une autre famille, d’enfants qu’il aurait laissés tomber. Le sujet est revenu quelques fois, du bout des lèvres : « J’étais trop jeune, j’ai eu la chienne. Deux garçons. Oh et plus tard, il y a aussi eu cette chanteuse qui voulait un enfant, mais pas de chum… Je suis pas mal certain de lui avoir fait un fils. »
Simple mécanisme de défense, j’imagine; j’aime mon père et je refuse de concevoir qu’il ait pu commettre une telle chose.
En somme, j’ai peut-être trois frères que je ne connais pas. Peut-être. Parce qu’honnêtement, j’ai toujours douté de la véracité de cette révélation. Simple mécanisme de défense, j’imagine; j’aime mon père et je refuse de concevoir qu’il ait pu commettre une telle chose.
Par ailleurs, j’ai longtemps été convaincue que ces prétendus abandons n’avaient aucun impact sur ma vie, mise à part la peur profonde d’avoir, à mon insu, une relation sexuelle avec un membre de ma famille. On ne se le cachera pas : si j’ai trois frères illégitimes, considérant que Montréal est un grand lit, mathématiquement parlant, les risques de sexualité incestueuse sont véritables.
Mais au-delà de la crainte d’une relation consanguine, qu’est-ce qu’une enfance passée dans des faits voilés laisse-t-elle comme empreinte? J’ai tenté de le découvrir en rencontrant deux hommes qui ont eux aussi porté le poids de secrets paternels. Deux hommes qui ont une vision complètement différente de la vie après le mensonge.
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L’HISTOIRE DE SIMON
– Est-ce qu’on peut s’en remettre, Simon?
– Je suis en paix avec l’idée que je ne serai jamais en paix avec mon père.
C’est via Skype que Simon et moi discutons. Malgré sa jeune trentaine, ses traits sont tirés et son regard troublé. Ou las, plutôt. Simon m’explique que les échanges de courriels qui ont précédé notre rendez-vous ont ouvert une brèche qu’il tentait de colmater depuis un bon moment. Mon besoin de savoir si on peut être heureux, malgré le mensonge, l’a plongé dans de douloureuses réflexions. Clairement, personne n’en sort indemne.
Le secret
Simon est né de parents cambodgiens dans un camp de réfugiés en Thaïlande. Deux ans plus tard, la famille s’établissait à Montréal. Si Simon a rapidement cherché à en savoir plus sur ses origines, ses parents sont toujours restés muets devant ses questions. Comme il devait imaginer son histoire, il a naturellement associé l’exil du clan aux ravages perpétrés par les Khmers rouges. Puis en 2010, il s’est rendu là où son père n’avait pas mis les pieds depuis 30 ans, pour découvrir une vérité plutôt loin du scénario qu’il s’était créé…
C’est donc au Cambodge qu’un secret lui a été révélé. Un secret que Simon avait déjà entendu enfant, mais qu’il avait classé dans la catégorie des malentendus.
« Ma mère m’a appelé. Elle voulait que j’aille rencontrer mes demi-soeurs. Électrochoc. »
Le fait est que le père de Simon avait fondé une famille, vers l’âge de 30 ans. « Trois enfants d’une autre femme. Il les a crissés là pour proposer à ma mère de quitter sa famille et de partir à l’étranger », me révèle-t-il.
Simon ne connaissait toujours pas les raisons précises de l’immigration de sa famille, mais l’hypothèse de l’exil politique côtoyait soudainement une théorie nettement moins noble : la fuite familiale.
Si Simon se trouve soudainement affecté par le passé de son père, c’est en grande partie à cause de la paternité.
Les conséquences
Simon a accepté de rencontrer ses demi-soeurs, sans toutefois parler d’elles à ses parents, une fois revenu à Montréal.
« On dirait qu’après avoir vécu tout ça, j’ai juste voulu trouver la paix dans notre famille. Même dans le silence. J’essayais de comprendre ce qui avait poussé mon père à provoquer ces événements. J’essayais encore de réparer son rôle de père distant. »
Simon poursuit : « C’est comme si ce secret s’était assimilé parmi les choses normales de la vie. Ok, mon père a eu trois filles avant moi, so what? Il ne les a plus jamais revues. Le genre d’histoire qui donne le vertige aux gens à qui tu la racontes, mais qui, jusqu’à aujourd’hui, me laissait de glace. Comme mon père me laisse de glace quand je pense à lui. »
Si Simon se trouve soudainement affecté par le passé de son père, c’est en grande partie à cause de la paternité.
« J’ai maintenant une fille de deux ans. Je l’aime. Mais je suis habité par cette constante peur de prendre fuite. Comme si les actions de mon père avaient coulé dans mes veines. »
Et c’est à ce moment que j’ai cassé. Confrontée à l’histoire de mon propre père. Simon m’a mis en plein visage une vérité que je n’osais m’avouer : cette crainte de reproduire des comportements répréhensibles, je la porte aussi.
Mais c’est si difficile de digérer l’inconcevable… Un père peut abandonner ses enfants. Nos pères ont abandonné des enfants.
« Abandonner. J’avais longtemps refusé ce terme, parce qu’il implique quelque chose d’irresponsable, de négatif. Aujourd’hui, ça me donne le vertige de dire ça. Parce que c’est ce qu’il a fait. Abandonner des personnes qu’il a forcément aimées. Et qu’il n’a pas eu encore le courage d’aller revoir. En prenant cette décision, il a fait tomber le premier domino d’une réaction en chaîne qui se rend à moi aujourd’hui », me dit Simon.
L’impact qu’a eu la vérité, dans sa vie, est colossal : elle a instauré une nouvelle peur. Simon craint que l’abandon soit un cycle destructeur dont il aurait hérité. Et c’est un souci que je tente aussi d’apprivoiser depuis notre entretien… Peut-on espérer mettre fin à la culture de la fuite?
J’en ai discuté avec Patrice, un homme dont l’histoire ferait rougir les auteurs de la série Yamaska…
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L’HISTOIRE DE PATRICE
« C’est certain que quand je m’imagine père, je pense à des choses que j’ai vécues et que je ne reproduirai pas. Par exemple, quand je vais avoir des enfants, ce seront les miens. Je serai toujours là. Ma blonde sera mieux de m’aimer, parce qu’elle va m’endurer en maudit ! »
La voix de Patrice est douce, animée d’un enthousiasme qui ne laisse pas de doute : le jeune électricien de 20 ans est heureux. Pourtant, il y a quatre ans, sa mère lui faisait une révélation qui remettait complètement en question ses origines…
Le secret
« Mes parents se sont séparés alors que ma mère était enceinte. Malgré tout, mon père a toujours été très présent. J’avais 16 ans quand j’ai appris que cet homme, Gaétan, n’était peut-être pas mon père biologique », m’explique Patrice.
C’est au détour d’une promenade que Lyne a expliqué à son fils qu’elle fréquentait deux hommes à l’époque de sa conception et qu’ils pouvaient tous deux revendiquer sa paternité. Elle les en avait avisés. Sans savoir s’il était le géniteur ou non, Gaétan avait spontanément répondu : « C’est mon enfant, j’en prends la responsabilité. »
Patrice poursuit : « Ma mère m’a révélé que cet autre père potentiel s’appelait Luc. Puis elle m’a demandé « Que veux-tu faire?» ».
Les conséquences
Patrice a rapidement réalisé qu’il n’était pas prêt à entamer des démarches pour rencontrer Luc. « J’ai mis ça en suspens pendant deux ans. Pour moi, c’était clair : Gaétan demeurerait mon père, qu’il soit mon père biologique ou non. C’est celui qui m’a aidé à me relever quand je tombais, qui m’a appris à faire du bécyk… »
Mais à 18 ans, en pleine quête identitaire, Patrice a eu besoin de réponses : « Je me cherchais, tout dérapait. J’ai voulu régler au moins ça, voir si ça m’aiderait à remonter la pente. Ma mère m’a appuyé. On a retrouvé Luc. Quand on est arrivé chez lui, ça faisait 18 ans qu’il ne nous avait pas vus. »
Parce que Luc avait déjà rencontré Patrice. Quelques heures après la naissance de l’enfant, il était venu le prendre dans ses bras, à l’hôpital. Il avait alors abdiqué en disant à Lyne : « C’est toi qui sais, c’est ta décision. » Comme Gaétan avait d’emblée pris l’initiative d’élever Patrice, la question était tout simplement réglée.
Et puis, les retrouvailles? Patrice me répond : « J’ai beaucoup de ressemblances physiques avec Luc, c’est évident. Dès les premières minutes, je me suis dit : « Ok, c’est peut-être bien mon père ». » Pourtant, des tests d’ADN ont ensuite rapporté des résultats négatifs.
« Malgré tout, Luc est persuadé que je suis son gars. Est-ce qu’il est mon père biologique? Je ne le sais pas. Mais je l’aime comme s’il l’était. Et Gaétan demeure lui aussi mon père. C’est comme si j’en avais deux! Et je ne le cache jamais à l’un quand je suis avec l’autre », m’explique fièrement Patrice.
Ce qui me fascine chez Patrice, c’est la façon dont il perçoit son histoire. Pour lui, elle ne relève pas du secret, mais d’une gestion responsable de certaines informations.
« Ma mère m’a toujours dit qu’elle serait honnête avec moi. Que j’allais peut-être la détester, mais qu’elle serait honnête. Le fait qu’elle ait gardé certaines choses pour elle n’a pas affecté ma confiance envers les autres. Avec du recul, je crois que 16 ans était le bon âge pour me révéler mes origines, j’étais assez mature pour comprendre la situation. »
Oh et, coup de théâtre ! En se voyant, ce soir de retrouvailles, après 18 ans de séparation, Lyne et Luc sont retombés amoureux. Alors depuis deux ans, à défaut d’être hors de tout doute son père biologique, Luc est le beau-père de Patrice.
Une histoire de même, ça ne s’invente juste pas…
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LA VIE APRÈS LE MENSONGE
Alors, est-ce qu’on peut vraiment arriver à dealer avec la vérité? La candeur de Patrice et son étonnante façon de se laisser porter par la vague me donnent espoir. Dans son cas, il semble évident que le bonheur s’est fait plus grand une fois le voile levé.
Par contre, je ne saurais dire s’il en va de même pour Simon. J’ai l’impression que l’acceptation est venue après un difficile renoncement, puis qu’elle a engendré un lot de questions qui continuent à le tenailler.
La vérité n’est pas toujours rassurante.
C’est probablement pourquoi, de mon côté, je tente férocement de la nier. Ce que ces rencontres m’ont fait réaliser, c’est que je ne suis pas prête à faire le travail nécessaire pour tenter de transformer mes secrets de famille en quelque chose de positif. Pour fouiller, comprendre, faire la paix.
Je n’ai pas envie de souffrir. Je me contenterai donc de poursuivre mon déni, tout en cultivant ma peur de faire l’amour avec un membre de ma famille. D’ailleurs, j’avais oublié de vous dire… ma mère a été adoptée. Rendue là, faut se rendre à l’évidence : je devrais envisager l’abstinence.
Article suivant: « La planète en non-dits ».
Pour continuer la lecture, un autre texte de Rose-Aimée Automne T. Morin: « Depuis que ma mère a trouvé sa famille grâce à Facebook ».
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