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Une soirée chez Édouard Carpentier

Par
François Lemay
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Ce texte est extrait du #27 spécial âge d’or.

Dans sa jeunesse, Édouard Carpentier était l’un des meilleurs lutteurs au monde. À cette époque, il aurait probablement été capable de m’arracher la tête d’une seule main, sans trop forcer. Aujourd’hui âgé de 84 ans, il vit maintenant dans un petit 4 1/2 de Côte-des-Neiges. Je devais passer prendre de ses nouvelles. Mais les choses ne sont jamais aussi simples. Retour sur l’une des dernières entrevues accordées par le champion lutteur.

Comme catcheur, Édouard a connu les belles années de la Lutte Grand Prix, dans les années 60. À peine arrivé de France, le « Flying Frenchman » a fait la barbe aux Killer Kowalski et autres Mad Dog Vachon, de vrais de vrais lutteurs made in Québec. Et avant ça, il y avait eu un peu de cinéma, comme cascadeur avec Lino Ventura, de la gymnastique et, aussi, la Deuxième Guerre mondiale. Il a même été médaillé de la Résistance française.

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Je suis trop jeune pour avoir connu Édouard Carpentier, le champion lutteur. Même si je l’ai vu monter à quelques reprises dans le ring, pour moi, il est d’abord le commentateur des Super Étoiles de la lutte présentée le dimanche matin au réseau Pathonic, durant les années 80.

Lorsque j’arrive à la porte d’entrée de son immeuble, pas très loin du cimetière Côte-des-Neiges, je compose le code de son appartement : une voix enrouée, très loin de la belle voix de stentor qui décrivait autrefois les matchs de lutte dans un français impeccable, me répond et me dit d’entrer.
Je monte. Édouard habite dans un appartement d’étudiant. Il y demeure seul depuis la mort de sa femme. À l’intérieur, deux télévisions sont allumées, dans deux pièces différentes, et fonctionnent en même temps. Au milieu du salon, se trouvent une machine d’entraînement et un chat. Sur la table à manger, des assiettes sales, et dans le corridor menant à la salle de bain, une marchette. Je m’attendais à voir les murs tapissés de photos et de ceintures de champion du monde. Ils sont presque vides, sauf quelques images et un diplôme remis par Ben Weider, qui était, de son vivant, champion bodybuilder en plus d’être spécialiste de Napoléon.

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Édouard m’accueille en robe de chambre. Il a l’air cassé en deux, tellement il marche plié. Il se dirige vers les toilettes.

« Viens », qu’il me dit.

Je ne suis pas certain de comprendre ce qu’il veut que je fasse. Je me rends à la cuisine, je sors mon enregistreuse et mes notes.

« Viens », qu’il me répète.

Cette fois, je n’ai pas trop le choix. Il est peut-être malade ? Il veut peut-être faire l’interview dans le cabinet d’aisance ? Qui sait. J’y vais. Au moment où je le rejoins, Édouard Carpentier, l’homme qui aurait pu me soulever d’une main et me lancer dans les airs lorsqu’il avait mon âge, est assis sur le bol de toilette. Il essaie d’enlever les énormes bandages qui recouvrent jusqu’aux mollets ses deux pieds. J’apprendrai, lors de l’interview, que c’est parce qu’il a trop sauté de la troisième corde du ring, pour en finir avec son adversaire.

— Eh bien, aide-moi.
— Je ne suis pas votre infirmier, monsieur Carpentier.
Je viens pour l’interview.
— Oui, oui. Mais aide-moi !

Comme je suis sensible, des fois, et que j’ai beaucoup de difficulté à m’affirmer, souvent, j’ai accepté.

En lui retirant ses bandages, j’ai réalisé que ses pieds n’étaient plus que deux tubes violets enflés. Et croyez-moi, ça avait l’air de faire mal. Plus tard, Édouard me dira qu’il ne regrette rien et qu’il ferait subir la même chose à son corps si c’était à recommencer.

Et moi qui me plains de mes grippes d’homme.

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Après, Édouard m’a demandé de prendre une débarbouillette et de la mouiller, pour que je l’aide à se laver le dos et le torse.
Je l’ai nettoyé et lui ai aussi mis de la crème, pour hydrater sa peau. Enfin, je lui remet sa robe de chambre. De toute façon, j’étais rendu trop loin pour arrêter.

Quand on est retourné dans la cuisine, je n’avais plus vraiment envie de mener une interview avec lui. J’avais l’impression d’avoir fait le tour du sujet, comme on dit. J’aurais difficilement pu aller plus loin dans son intimité.

Édouard a mis une veste et m’a demandé de lui poser des questions. À ce moment-là, il était prêt.

J’ai conduit l’entrevue la plus déstructurée de toute ma vie. Mon plan vient de ficher le camp, parce qu’après être passé par là, je me vois mal lui poser des questions qui sonnent, maintenant, superficielles, mais Édouard est devant moi, solide. Il répond à toutes mes questions. Se souvient de chacune des dates. M’explique qu’il n’a pas fait l’équipe nationale française de gymnastique par seulement un dixième de point. Il me raconte aussi qu’il est très heureux qu’on lui ait rendu hommage, dernièrement, lors d’une soirée qui s’est tenue dans un restaurant montréalais. Le lutteur me dit qu’il est bien, tout seul, avec son chat et sa télé, et qu’il a plein de copains au centre de jour, où il va trois fois par semaine.

J’ai devant moi un homme très fier.

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Sa voix de stentor est revenue, mais je n’entends pas trop ce qu’elle me raconte, je suis trop préoccupé par ce qui s’est passé juste avant. Je me demande qui prend soin de lui quand il n’y a pas de journaliste venu pour l’interviewer. Je sais que j’ai assez de matériel pour écrire mon court article, mais je le laisse parler quand même, parce que je n’ai pas le courage de lui dire d’arrêter. D’un coup qu’il serait encore capable de me faire la prise du sommeil??

Ce soir-là, en rentrant à la maison, je me suis perdu. Ça ne m’arrive jamais. Une fois rendu, j’ai bu trois verres de rhum, cul sec, pas trop certain de savoir comment gérer ce que je venais de vivre. Pas trop certain de comprendre.

En me couchant, j’ai réalisé que j’avais oublié de lui demander si ça marchait vraiment, Vie de Velours.

Peut-être la prochaine fois, si Dieu le veut.

Assistant à la photographie : Max Beaulieu-Champagne

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