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J’ai réussi. Il m’a invitée au resto, m’a fait miroiter une nouvelle vie en Californie, m’a demandé si j’étais prête à déménager avec lui. Voici l’histoire de la fois où j’ai passé à un cheveu de devenir millionnaire.
Ce texte est extrait du #27 spécial âge d’or.
Hugh Hefner a 84 ans. Et il pogne. Ne se contentant pas d’une seule bimbo, il en a régulièrement trois d’accrochées aux bras. Bien sûr, le fondateur de Playboy a d’autres atouts que sa sagesse. L’argent, la célébrité, le charisme peut-être, une robe de chambre en satin, mais pour le sex appeal, on repassera.
Je me suis toujours demandée ce qui pouvait pousser de jolies jeunes femmes à sortir, et même à coucher avec des vieux, fortunés ou non. C’est sûr qu’avoir un mari riche a ses avantages. Si j’étais la femme de Guy Laliberté, je pourrais passer le reste de ma vie à collaborer uniquement avec Urbania. Mais pourquoi faut-il qu’il soit vieux? L’héritage vite acquis apparaît comme une raison logique. Mais ça ne peut pas être que ça.
Selon le sexologue Yvon Dallaire, le phénomène des sugar daddies est en fait l’exacerbation d’une réalité naturelle. « Les hommes sont toujours attirés par des femmes plus jeunes, explique l’auteur de La sexualité de l’homme après 50 ans, car ils cherchent instinctivement la fertilité. Les sugar daddies, eux, refusent de vieillir. Et les femmes qui fréquentent ces messieurs, elles, veulent la sécurité. L’hypothèse qui prédomine, c’est qu’elles cherchent leur père. »
J’avais envie d’approfondir la question quand j’ai suggéré à Urbania d’interviewer des sugar babes et des sugar daddies. Mais ils ont accepté la proposition en modifiant quelques technicalités : j’avais 15 jours pour me transformer en sugar babe et rencontrer mon homme.
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En journaliste de mon temps, j’ai d’abord fait appel aux réseaux sociaux. Le statut « Où trouver un vieux mari riche? » a récolté des commentaires savoureux. La proposition qui m’a paru la plus crédible : le « gym huppé, très tôt le matin ».
La première chose que fait une fille fraîchement larguée est de se lancer sur l’elliptique dans le but de rencontrer sa nouvelle âme sœur, avec dix livres en moins que la précédente. J’imagine que c’est la même chose chez les André Chagnon de ce monde. Je me rends donc à l’endroit où il paraît que PKP s’entraîne, formulaire d’essai en poche et croisant mes doigts pour ne pas me faire refuser l’entrée pour cause de t’as-pas-l’air-riche-pour-vrai.
Je me poupoune comme jamais je ne me suis poupounée avant d’aller m’entraîner. Verres de contact, p’tit mascara waterproof, camisole sexy. À mon arrivée vers 6 h, c’est plein de belles têtes grises. L’un de mes prospects porte des lunettes Oakley pour avoir l’air jeune, un autre lit le National Post sur le tapis roulant comme dans les films, un autre encore jase avec l’entraîneur, probablement de sa dernière partie de golf.
C’est sûr que j’ai des chances. La compétition est faible : ici les femmes sont liftées à l’os, sentent le Roger & Gallet et semblent déjà riches et blasées. Ma jeunesse et mon innocence les clanchent 100 milles à l’heure.
Je m’installe stratégiquement sur un vélo situé devant un miroir dans lequel je peux tout voir. Mais les gyms de riches ont quelque chose d’antisocial qui ne pousse pas aux rencontres. Leurs machines sont tellement high-tech : chacune a sa propre télé, tu peux synchroniser ton iPhone avec l’elliptique, suivre un parcours virtuel. J’ai vraiment l’impression de perdre mon temps, aucun mari riche potentiel ne me regarde. Alors je fais ce qu’une fille doit faire : brûler des calories.
Je décide de réitérer l’expérience le jour suivant, mais à la piscine cette fois. Faire des longueurs est peut-être plus propice aux rencontres. « Après vous », « Vous venez souvent ici? » ou « Pouvez-vous me montrer le crawl » sont des pick-up line pas pires dans le bassin peu profond.
À peine entrée à l’eau, un sauveteur m’arrête, brandissant un casque de bain orange fluo. «C’est obligatoire», dit-il. J’accepte de commettre le fashion faux-pas, mais en me retournant pour enfiler le bonnet, je tombe nez à pince-nez avec PKP, cas’ de bain réglementaire, lunettes Speedo pis toute. Je fige, je marmonne un «après vous», et je feins une longueur.
Je me dirige vers le corridor «lent/slow». Le vieux est là. Il est parfait. La peau bien molle, le poil flottant à la surface, les sourcils blancs. Je me lance en back crawl, comme lui, en me disant qu’on se foncera inévitablement dedans et qu’on n’aura pas le choix de s’excuser. Peut-être même qu’il m’invitera à prendre un café pour se faire pardonner. Après, on ira promener son chien et il me proposera d’habiter dans sa grosse maison sur la montagne, et d’autres plans sur la comète comme ça.
À la place, je reçois une grosse taloche dans la face, je passe à deux cheveux de me noyer, et mon vieux s’en va sans s’excuser. J’avais l’étrange impression de l’avoir dérangé. C’est après que j’ai compris une règle implicite de la piscine de riches: au prix qu’on paye, on veut avoir le corridor pour soi.
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Finalement, je réalise que le gym, c’est beaucoup d’énergie pour pas grand-chose. Pis en plus, je ne suis vraiment pas une lève-tôt. Mais entre-temps, je me suis inscrite sur sugardaddie.com et seekingarrangement.com, deux sites de rencontres explicitement dédiés aux vieux qui cherchent à corrompre des jeunes filles et vice-versa.
Sur le premier, on trouve quelques Québécois dans les catégories «?65 ans et plus dépassant les 1 000 000 $/an». Sur le deuxième, les jeunes femmes peuvent carrément demander combien elles veulent. Ça va de «1000 $ par mois» à «plus de 20 000 $ par mois». Choquée, j’ai demandé au relationniste de la compagnie basée à Las Vegas quelle était la différence entre ça et de la prostitution. «La prostitution, c’est une transaction d’argent et de faveurs sexuelles. Dans une relation sugar daddy/sugar babe, c’est pas garanti qu’il va y avoir du sexe», me répond Stephan Smith. «Par ailleurs, comme dans n’importe quelle relation consentante, de l’argent et des cadeaux peuvent être offerts à tout moment et non comme une rétribution en échange de service sexuel», ajoute-t-il.
Trop romantique pour me résoudre à chiffrer la valeur de mon cul, je coche «montant négociable». Sur sugardaddie.com, pour avoir le privilège d’écrire aux membres, il faut s’abonner. Moi, dépenser 22$ par mois pour rencontrer l’âme riche, j’appelle ça un bon investissement. Je me lance. Avec mon faux courriel, ma fausse identité, je me sens toute puissante.
Je me mets à mater les photos d’hommes mûrs «avec quelques livres en trop» mais au chandail griffé qui rachète tout. MatureNomad veut m’emmener faire du bateau et jouer au golf, pourvu que j’aie de bonnes manières, l’étincelle dans les yeux et que je sois gentille avec les personnes plus âgées. Barguil paierait pour mon éducation et «me montrerait à naviguer dans l’univers corporatif», en autant qu’on parle uniquement de choses positives lorsqu’on est ensemble. TinDad me demande «jusqu’à quel point je suis ouverte sexuellement».
Ce qui est triste, sur sugardaddie.com, c’est que les hommes qui me répondent sont relativement jeunes. Début quarantaine, Fitman1967, fait du bodybuilding et ressemble à Arnold Schwarzenegger dans ses années Terminator. TheCharmingGone fait pitié. En plus d’être chauve, il s’est mis dans la catégorie 500 000$ – 1000000$, la plus basse.
Mes requêtes à ChristmasBaby (68 ans), à Springtimebaby (69 ans), et à CrackedHalo (1 million $ et plus) sont demeurées sans réponse. J’en suis venue à me demander si l’Internet était la meilleure place pour rencontrer un millionnaire approchant sa date de péremption. C’est comme envoyer un courriel à son grand-père et espérer une réponse dans la semaine qui suit…
Faut dire que j’ai peut-être commis une erreur de casting: je me suis choisie un pseudonyme poche, Carmen Santiago, et mon personnage était une spécialiste du marketing 2.0. Quand j’ai raconté ça à un ami, il a ri de moi. «T’aurais vraiment eu plus de chances avec un nom comme Juicylove69_16 et une photo de toi habillée propre/cochonne sur le divan de tes parents. Faut que tu aies l’air d’une fille qui manque de ressources. Une fille qu’on veut sortir du trou.» Et il n’avait pas tort. «Les hommes ont un côté “sauveur” qui les pousse à aller vers des femmes dans le besoin, confirme Yvon Dallaire. C’est un archétype bien ancré, qui vient des contes pour enfants. Ils veulent être le prince charmant qui va sauver la princesse.»
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Pour augmenter mes chances de rencontrer mon prince charmant passé date, je décide d’interroger des pros. Des gens qui ont vraiment vécu la relation sucrée.
Sur Facebook, j’échange quelques informations avec l’ami d’un ami qui est probablement tombé sur mon statut «Cherche sugar daddies ou sugar babes» en épiant les interactions des autres, comme il nous arrive tous de faire. Ce dernier affirme avoir eu plusieurs relations avec des sugar babes sans avoir à payer pour la marchandise.
— Ces femmes sont des prostituées de luxe qui font dans le contrat à long terme, m’explique-t-il. Évidemment, elles ont mille justifications pour rendre leur position légitime…
— Alors, tu dois en connaître que tu pourrais me présenter, m’essayais-je.
— Ça va être difficile pour toi de trouver un sugar daddy ou une sugar babe. Ces gens-là ne s’identifient pas comme tel. Ils se content des histoires pour se reconnaître autrement. C’est une relation basée sur le mensonge, et c’est à eux-mêmes qu’ils mentent en tout premier lieu.»
Le bouche-à-oreille fera finalement mieux la job que Facebook pour m’aider à trouver une fille qui a vécu trois ans avec un vieux millionnaire. Comme je lui ai promis l’anonymat, appelons-la Lola, et pour lui, disons simplement designer + vieux + millionnaire + connu, pour ajouter du piquant à l’histoire.
L’amie qui nous a mises en contact me prévient: «Elle ne te dira jamais qu’elle couchait avec lui pour de l’argent. Pour elle, c’était de l’amour.» Je pars tout de même à sa rencontre, convaincue que je saurai lui faire avouer que, sans les extras, les feux de l’amour n’auraient pas fait beaucoup de fumée.
Je l’ai donc rencontrée dans un Starbuck’s de l’ouest de la ville. La fille est super belle. Blonde, mince, brillante. En me comparant, j’ai soudainement des doutes sur mon potentiel de réussite?: c’est que ces vieux riches ont du goût et les moyens de leurs ambitions!
Lola a rencontré son Jack Nicholson au travail, c’était son patron. Bon tuyau, mais j’irai quand même pas porter mon CV à la pharmacie pour voir si j’ai des chances avec Jean Coutu.
Son histoire m’intéresse. Pour lui, ça a été le coup de foudre. Il en a fait son modèle d’essayage. «Pour moi, ça a été plus long, avoue Lola. Peut-être parce qu’il était plus vieux. Ce n’est pas un bel homme, mais il est jeune de cœur», s’empresse-t-elle d’ajouter. Elle a fini par craquer. «Au début, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. C’était chimique. J’étais attirée par lui. Quand il ajustait les jeans sur moi, qu’il touchait mes cuisses, ça m’excitait», raconte-t-elle, encore émoustillée.
Elle m’en parle les yeux pétillants, et je la crois lorsqu’elle me dit qu’elle l’aimait vraiment, qu’il la faisait rire et qu’elle était complètement accro. «C’est pas tout d’être riche, il faut être sympathique, charismatique, m’explique Lola. C’est sûr que l’argent apporte de l’agrément, ce serait mentir de dire l’inverse, mais je connais des filles qui en auraient profité ben plus que moi. Des fois, il m’emmenait chez Prada, mais moi je ne voulais rien.»
Toutefois, aux yeux des autres, Lola passe pour la sugar babe typique. Elle se souvient d’une soirée au chic restaurant Globe où tous les regards se sont tournés vers elle lorsque la chanson Golddigger s’est mise à jouer. «Moi, j’ai couru après personne. C’est lui qui est venu vers moi, se justifie-t-elle. Et personnellement, je trouve qu’il faut être misérable pour dormir et passer sa vie avec quelqu’un pour son argent.»
Ils se sont laissés après trois ans, en partie parce que Lola n’arrivait pas à envisager une relation à long terme avec un homme qui ne voulait pas d’enfants car il avait déjà donné, et un peu parce que c’était devenu plate, comme dans n’importe quelle relation. Toujours est-il qu’ils sont restés amis. «On se parle encore tous les jours, dit-elle. Penses-tu que c’est pour ça qu’il m’achète des sacoches?!»
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En parlant de Lola à un collègue, je me suis sentie vraiment naïve. « Ben voyons donc, voir si elle aurait été intéressée par lui s’il avait été pauvre », s’exclame-t-il. J’ai eu un doute. Puis, j’ai pensé à la touchante histoire de Chloé Sainte-Marie et de son « beau Gilles », que personne ne trouvait vraiment beau, mais que tout le monde admirait. L’admiration. C’est pas ça, la chose que ça prend pour qu’un couple fonctionne? En tout cas, ce n’est certainement pas l’argent qui a gardé l’aidante naturelle au chevet du cinéaste parkinsonien…
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Ma relation avec Jeffrey a débuté comme n’importe quelle relation vouée à l’échec, c’est-à-dire dans un bar.
Je savais que je devrais aller dans un endroit où on sert des martinis à 15$ pour taquiner le poisson, mais je n’étais ni game d’affronter seule un doorman suspicieux, ni au courant du nightlife 65+. Je ne sais pas si c’est parce qu’elle habite à Westmount, parce qu’elle vient d’un milieu aisé ou parce qu’elle a une solide expérience de la drague que j’ai pensé que mon amie Mimi pourrait m’aider. En tout cas, c’était une bonne intuition.
Mimi m’a emmenée au Santos, un bar du Vieux-Montréal dont je n’avais jamais entendu parler. À l’intérieur, ça sent le fric. C’est plein de jeunes professionnels, d’apprentis-tycoons, de sugar daddies à l’entraînement. Mais les vieux se font rares. Je regarde Mimi, un peu déçue. «Sois patiente, me dit-elle. Les vieux cochons, ça sort tard.» Au moment où elle dit ça, Electric Avenue se met à jouer. Je suis rassurée. Nous sommes sûrement à la bonne place. Et voilà, un candidat se pointe. On l’appellera le chauve avec des lunettes.
— Il te regarde, vas-y! me lance Mimi.
— Attends, je veux prendre mon temps, me laisser désirer, dis-je, manquant terriblement d’expérience.
Au bar, les jeunes loups nous tournent autour et les femmes semblent être là pour brasser de grosses affaires. J’observe la scène avec étonnement. Qui sont ces filles qui viennent ici, visiblement pour se trouver un mari riche? dis-je en voyant deux toutounes ultra quétaines siroter leur Dirty Martini et épier la salle de la même façon que moi. Et elles croient vraiment qu’elles vont ramasser?
— Ces filles-là ont investi toutes leurs économies dans leur outfit de la soirée, me dit Mimi, renseignée. C’est sûr qu’elles ne partiront pas les mains vides.
Mon drink à peine terminé, les deux toutounes sont déjà sur mon chauve avec des lunettes. Mimi avait raison, faut faire vite.
Deux autres messieurs entrent. Ils ont sûrement 70 ans. Un mannequin se plante devant eux. Je n’ai aucune chance.
Pendant ce temps, les apprentis continuent à s’essayer sur nous.
— Pourquoi les vieux pognent tant que ça alors que les jeunes, qui semblent disponibles et intéressés, en arrachent?
— Les vieux sont plus calmes, m’explique Mimi. Ils ne vont pas vers les filles, ils attendent que les filles viennent vers eux. Et puis il y a beaucoup de femmes qui cherchent la maturité.
Vers minuit, tous les vétérans de la place sont déjà pris, et moi, je n’ai pas encore été game de faire un move. On décide d’aller au Wunderbar, le bar de l’hôtel W. Mimi dit que son père se tient là des fois.
Avant d’entrer, on fait un rapide repérage. Le doyen de la soirée se trouve au bar. Un jeu d’enfant?: je n’ai qu’à lui demander gentiment de se tasser pour commander et on aura déjà un premier contact.
C’est exactement comme ça que ça se passe, mais en plus facile encore. Le poisson mord à pleines dents et me tire même une chaise. Je m’assois avec Jeffrey et on commence à jaser. «Bla bla bla retraité quand j’ai vendu une grosse compagnie», «bla bla bla maison au bord de la mer», «?bla bla bla qu’est-ce que tu fais demain soir?»
En moins d’une demi-heure, j’avais une date le lendemain, et, Mimi bâillant, une bonne excuse pour m’en aller tout de suite.
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Le matin, j’avoue que j’ai eu un peu la chienne quand j’ai reçu un SMS de Jeffrey. «J’ai une réservation pour deux ce soir. Tu me rejoins au Wunderbar à 7h?»
J’ai pensé à la phrase que notre éditeur m’avait dite la veille: «?As far as a story can go…», et j’ai texté «oui».
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Je n’ai pas beaucoup de robes de golddigger et je ne tiens pas non plus à me faire violer le soir venu, mais je mets quand même le paquet. Quand j’arrive au Wunderbar, Jeffrey est là avec cinq de ses amis dans la soixantaine avancée. Ces Américains séjournent au W pour l’enterrement de vie de garçon de Tom, le fils de l’un deux. Ils ont choisi Montréal, va savoir pourquoi…
Encerclée par ces vieux au regard lubrique, je ne me suis jamais autant sentie comme une paparmane. Ils sont tous là, autour de moi, à me regarder en salivant. «Tu voudrais pas me présenter une de tes amies, même si elle est un peu moins belle que toi», me demande l’un d’eux en brassant les glaçons dans son verre. «Jeffrey est un homme chanceux», me dit un autre en me donnant des becs mouillés sur les joues. Le jeune Tom, le bachelor, me regarde, l’air étonné. Je suis SU-PER à l’aise.
Jeffrey commande du champagne. «C’est comme ça que tu penses me corrompre? (en anglais ça sonnait plus wild)» dis-je à la blague, en lâchant un rire coquin et en me touchant les cheveux. Jeffrey essaie un rapprochement, me touche les bras, tente un regard pénétrant. J’arrête l’affaire des cheveux tout de suite.
Je peux reconnaître que certains vieux ont quelque chose de charmant. Mais Jeffrey est semi-gros, suant, il porte un t-shirt blanc avec un blazer pied-de-poule figé dans les années 90. Moi je souris de mon mieux.
En nous rendant au restaurant, dans la voiture, je me demande à quel point Jeffrey croit vraiment que j’ai plus envie de passer la soirée avec lui qu’avec son jeune chauffeur… Cinq services, en mauvaise compagnie, c’est long longtemps. Mais la bouffe est bonne, et ce n’est pas tous les jours qu’on peut déguster un Corbières 2002. Durant le repas, Jeffrey me raconte sa vie, son mariage foireux, ses enfants à la carrière épatante, sa passion pour le hiking (yeah right, l’athlète), l’entreprise qu’il a vendue pour 2,5 milliards. Une vie de riche comme on se l’imagine.
— Ton amie doit te trouver bizarre de sortir avec un homme comme moi??
— Mais non, pourquoi ça? dis-je, innocente.
— Parce que je dois bien avoir trois fois ton âge?! Quel âge as-tu?
— Quel âge tu me donnes?
— Je sais pas, 21?
Je suis dégoûtée. Il me pense encore plus jeune que je le suis, ça frôle la pédophilie.
Lorsqu’il me demande si je serais prête à déménager en Californie, je dis que je suis ouverte à tout. Je m’invente une histoire avec pas d’attaches à Montréal et le désir de sortir de ma petite vie de misère. Son regard s’allume. Il m’invite à son hôtel, sur quoi je trouve une excuse pour rentrer chez moi. Lorsque je lui promets qu’on se reprendra le lendemain, il essaie de me frencher, mais j’esquive.
***
— Pis, c’était comment? me demande une amie le lendemain.
— Ah, je sais pas, je me sens dégoûtée.
— Ben là, il s’est rien passé quand même?!
— Non!
— Quoi, tu te sens violée… idéologiquement??
— Genre.
En fait, je ne sais pas si c’est moi que j’ai trouvé dégueulasse d’avoir convié ce pauvre homme à un dîner de con en tête à tête, ou si je suis dégoûtée d’avoir rincé l’œil d’un vieux cochon toute la soirée. J’ai été exactement ce qu’une sugar babe est: un trophée. Pendant un moment, j’ai permis à ce vieillard moche de croire qu’il avait encore du charme, et que je pouvais avoir envie de lui.
Une amie qui appréhende la vie avec plus de poésie que moi m’a fait part de cette réflexion lorsque je lui ai parlé de mon expérience: «Je trouve qu’il y a quelque chose de beau à vouloir s’offrir encore un peu de plaisir, à une décennie de la mort.»
Peut-être. Et, quand on y pense, ce n’est pas si pire de faire la belle pour se faire payer la traite. Après tout, quand on est pigiste, on prend les contrats qu’on peut…