Il n’y a pas assez d’onomatopées ni de sacres dans la langue française pour décrire la gamme d’émotions par laquelle je suis passée en écoutant West End Girl, le nouvel album de la chanteuse Lily Allen, son cinquième en carrière.
Après sept ans d’absence, la Britannique nous revient assez maganée d’un point de vue psychologique, mais crissement en forme sur le plan artistique pour nous offrir un règlement de comptes, une autopsie savamment orchestrée de son mariage désastreux avec l’acteur américain David Harbour, connu pour son rôle de chief Hopper dans la série Netflix Strangers Things.
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West End Girl, c’est un journal intime chanté, racontant la dissolution de ce mariage de manière linéaire, étape par étape, avec 14 pistes qui s’emboîtent les unes dans les autres, de la lune de miel au désenchantement, en passant par la descente aux enfers et l’inévitable deuil qui s’ensuit.
On pourrait être tenté d’associer la démarche artistique de la chanteuse à celle de Beyoncé qui s’était donné pour mission d’exposer au grand jour les infidélités de Jay-Z sur l’acclamé Lemonade, mais Lily Allen propose quelque chose de plus trash et de plus brutal encore.
Prenez la pièce Madeline, par exemple : Lily interpelle une des nombreuses maîtresses de son mari en dévoilant les dessous d’un couple ouvert initialement adopté sous la contrainte pour sauver son mariage.
We had an arrangement
Be discreet and don’t be blatant
There had to be payment
It had to be with strangers
But you’re not a stranger, Madeline.
(Nous avions une entente :
Sois discret et ne sois pas vantard
Ça devait être des services achetés
Ça devait se passer uniquement avec des inconnues
Mais toi, tu n’es pas une inconnue, Madeline.)
Ça fesse. À côté de ça, le beef entre Kendrick Lamar et Drake, c’est presque de la petite bière.
David Harbour, certified loverboy? Bof, certified fuckboï, plutôt.
Exit la pudeur. Lily Allen, consciente qu’elle s’enfonce, choisit de tout dévoiler : les multiples infidélités, les mensonges combinés aux humiliations, le gaslighting, les cadeaux offerts aux maîtresses, les boîtes de condoms, le caractère narcissique de monsieur, sa dépendance au sexe, l’existence d’un appartement transformé en « pussy palace » pour assouvir ses bas instincts, et j’en passe.
C’est cru, c’est petty (revanchard) et c’est embarrassant pour toutes les parties impliquées, incluant l’auditeur qui se retrouve garroché directement dans l’intimité d’un couple où rien ne va plus. C’est comme si on était témoin des chicanes, des assiettes lancées contre le mur, des larmes, des propos qui dépassent les bornes, de la peur de l’abandon, du make-up sex et des trahisons subséquentes qui donnent au minimum envie de se défenestrer ou de carrément tuer quelqu’un (surtout David Harbour).
Bon, il n’y a pas vraiment d’appel au meurtre dans le nouvel album de Lily Allen, mais sa voix claire sert de véhicule à une rage féminine trop rarement exprimée au grand jour.
La chanteuse fait le choix conscient et délibéré d’exposer sans réserve l’amant qui lui a fait du mal alors qu’il est généralement attendu des femmes qu’elles fassent preuve de retenue, de discrétion, voire de clémence quand elles sont humiliées par l’homme de leur vie. Dans la bouche d’Allen, la célèbre phrase de Gisèle Pelicot « il faut que la honte change de camp » devient un hymne pour enterrer David Harbour vivant. RIP chief Hopper.
Conne et fière de l’être
Les vrais savent déjà que Lily Allen est d’ordinaire complètement unhinged. Pour ceux qui ne la connaissent pas, l’interprète âgée de 40 ans a pris les palmarès musicaux d’assaut en 2006, après s’être fait remarquer sur feu MySpace, le réseau social vaguement artisanal qui permettait entre autres aux artistes de partager leurs créations.
Dans Smile, la chanson qui l’a mise sur la mappe, elle rigole devant le pathétisme d’un chum infidèle qui revient la queue entre les jambes la supplier de le reprendre. Avec ce single, elle a donné le ton à une nouvelle ère dans la musique pop sucrée et donné aux femmes le droit d’envoyer chier le monde tout en restant cute. Pour cette raison, je suis d’avis que c’est l’une des artistes féminines les plus importantes du 21e siècle.
Parce que Lily Allen, c’est aussi une esthétique ; une attitude punk dans des couleurs pastels couplée à une voix angélique, un visage poupin encadré par de grosses boucles d’oreilles dorées ghetto pis le combo robe à froufrous et sneakers, 20 ans avant tout le monde.
L’auteur-compositrice-interprète a révolutionné la musique pop en en faisant un objet à la fois ludique, baveux, et personnel, axé sur son ressenti, même quand elle est profondément dans le tort.
Contrairement à la majorité des pop stars de l’époque entraînées à incarner un idéal féminin vertueux et passif, Lily Allen revendiquait le droit d’être brouillonne, bébé lala ou carrément conne.
Par exemple, sur Back To The Start, sortie il y a 15 ans, elle raconte comment elle avait pris l’habitude de tourmenter sa sœur, qui ne lui a pourtant jamais rien fait, par pure jalousie.
When we were growing up
You always looked like you were having such fun
You always were and you always will be
The taller and the prettier one
People seem to love you
They gravitate towards you
That’s why I started to hate you so much
And I just completely ignored you
(En grandissant,
T’avais toujours l’air d’avoir tellement de fun
Tu étais vraiment, et tu le seras toujours
La plus grande, la plus jolie des deux.
Les gens ont l’air de t’adorer,
Ils gravitent naturellement autour de toi.
C’est pour ça que j’ai commencé à te détester
Et que je t’ai juste complètement ignorée)
Son frère Alfie Allen, connu pour son rôle de Theon Greyjoy dans la légendaire série Game of Thrones, a aussi goûté à sa médecine : dans un morceau qui porte son nom, Lily le décrit comme un loser qui passe ses journées à fumer du pot et à se crosser.
Dans le fond, Lily avait un peu pavé la voix à SON ÉMASCULATION À LA TÉLÉ.
Elle est terrible, je sais. Lily Allen, c’est la brat originale, une petite peste qui fout le bordel juste pour foutre le bordel. C’est aussi l’humour Internet personnifié : Lily n’a jamais oublié qu’elle était un produit du web avant d’être celui de l’industrie. Et ça en fait un personnage médiatique fascinant qui a toujours refusé de jouer la game de la vedette toujours en représentation et coachée par une équipe de relations publiques pour paraître irréprochable, voire insipide.
Pour vrai, cette meuf s’est mise les pieds dans les plats si souvent que j’ai fini par perdre le compte. Lily Allen a été cancelled plus souvent qu’Éric Lapointe ou Maripier Morin réunis et pourtant, elle continue d’avancer dans la vie en s’en câlissant.
Je pense que c’est pour cette raison que je ne suis jamais arrivée à m’en détourner complètement : son aura d’accident de char au ralenti me divertit beaucoup trop. C’est l’équivalent blanc d’Azealia Banks (ceux qui savent, savent).
Divertissante, donc, et rafraîchissante d’authenticité, Allen est une figure à laquelle on peut s’identifier comme femme ordinaire : les travers de Lily, ce sont aussi les nôtres.
Son attitude de marde, c’est également ce qui lui permet d’avoir suffisamment d’assurance, une qualité trop souvent déficiente chez les femmes, pour réclamer son dû telle une Karen frufrue qui exige de parler au gérant du magasin.
Dans Not Fair, par exemple, elle reproche à son amant du moment de n’avoir jamais été capable de la faire jouir alors qu’elle « perd son temps à lui faire des fellations ».
Cette toune a 16 ans! Réalisez-vous à quel point elle est révolutionnaire? On est bien avant l’ère de la girlboss pis de la popularisation des discours féministes dans l’espace public. J’écoutais ça au cégep alors que je commençais une relation sérieuse et grâce à Lily, je savais que j’avais le droit de fixer mes attentes et mes limites dans la chambre à coucher (j’ai d’ailleurs obligé mon chum à écouter la chanson et le clip devant moi comme une maîtresse d’école).
Ça a l’air banal aujourd’hui, mais parler d’orgasme féminin en 2008 dans un paysage musical dominé par les Black Eyed Peas et des gratteux de guitare misogynes en skinny jeans, c’était huge.
ET Preuve que ce genre de combat typiquement féminin est loin d’être gagné : la relève, sous les traits de Lou-Adriane Cassidy chantait, pas plus tard qu’en 2021, « entre mes jambes, je sens rien ».
Lily Allen a libéré la parole féminine. Sans elle, pas de Taylor Swift, de Billie Eilish, de Sabrina Carpenter, d’Olivia Rodrigo, de Lola Young, de Charli XCX, de SZA etc. Plusieurs de ces artistes ont d’ailleurs souligné à quel point Lily avait été importante pour elles.
L’album de l’année
Bref, on doit beaucoup à la chanteuse, mais c’est comme si, jusqu’à présent, elle n’avait jamais eu droit à ses fleurs, chose qui s’explique, entre autres, par sa difficulté à percer durablement dans le marché américain. J’ai l’impression qu’elle est arrivée trop tôt, tout juste avant que le mot « viral » ne s’inscrive dans notre quotidien. Je pense aussi qu’elle a toujours été trop brit et trop edgy pour les radios commerciales qui traitaient I Kissed A Girl de Katy Perry comme la chose la plus subversive qu’elles avaient jamais entendu de leur existence.
Je souhaite ardemment que West End Girl devienne l’album phare de Lily comme brat l’a été pour Charli XCX, une autre britannique qui roulait sa bosse depuis longtemps auprès d’un public niché avant de connaître la gloire mondiale en 2024. Or, après ma première écoute du p’tit dernier de Lily, j’ai douté de ses capacités à rallier le grand public, je l’avoue. J’avais vraiment l’impression que ce nouvel opus allait rebuter le monde à cause de ses sonorités qui vont du reggae à la bossa.
Finalement, il y a un véritable engouement populaire autour de West End Girl. J’avais complètement sous-estimé à quel point ce disque avait le potentiel de résonner auprès d’un public féminin qui a le ressentiment dans l’sang et qui est resté sur sa faim après le plus récent album de Taylor Swift où cette dernière parle de bonheur et de bébés plutôt que d’une énième déception amoureuse.
Cringe de chez cringe
Lily Allen a vraiment réalisé un tour de force avec cet album écrit et enregistré en une dizaine de jours au cœur de la tempête. Sans le vouloir, elle a su capturer la fatigue ressentie par une grande partie de la gent féminine. Une fatigue récemment mise en lumière dans un article du magazine Vogue qui a fait le tour du monde. Dans un texte publié le 29 octobre dernier, la journaliste Chanté Joseph pose la question suivante : coudonc, c’est-tu rendu embarrassant d’avoir un chum?
C’est une réflexion ancrée dans ce qu’on appelle l’hétérofatalisme, un concept développé par le chercheur américain Asa Seresin tout juste avant la pandémie.
L’hétérofatalisme, c’est un état de résignation politique des femmes hétérosexuelles convaincues que les hommes vont les décevoir et les humilier d’une façon ou d’une autre.
L’omniprésence des violences genrées combinées à la montée des discours masculinistes rétrogrades qui creusent un fossé entre les hommes et les femmes poussent ces dernières dans leurs derniers retranchements, entre désespoir et honte d’être attirées sexuellement par les hommes. Chanté Joseph note que les femmes de son entourage affichent de moins en moins leur chum sur les réseaux sociaux parce qu’ils ne représentent plus un symbole d’épanouissement féminin.
L’hétérosexualité est source de souffrance, clame une nouvelle génération de jeunes femmes sur les réseaux sociaux en refusant désormais de couvrir les hommes qui ont de mauvais comportements à leur endroit. Ce n’est pas l’expression de la misandrie, mais bien d’un ras-le-bol combiné à la tristesse.
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Lily Allen vient en quelque sorte leur donner des munitions dans cette guerre des sexes 2.0 où les hommes perdent enfin la face après des siècles d’impunité.
À ce sujet, on peut saluer la naïveté de David Harbour qui a cru qu’il pourrait malmener et humilier son ex-femme reconnue pour son franc-parler, sans trop de conséquences. C’est ce genre d’arrogance que Lily Allen, comme les femmes qui portent son album aux nues, cherchent à étouffer une bonne fois pour toutes en ramenant la honte. D’ailleurs, à la suite de la sortie de l’album, l’Internet did its thing et a retrouvé de vieux articles qui mentionnent qu’une femme se serait jetée en bas de l’appartement de David Harbour quelque part en 2015. Glauque.
On a aussi appris que l’acteur serait visé par une plainte pour intimidation et harcèlement déposée par Millie Bobby Brown, sa co-vedette dans Stranger Things. Depuis, il se fait très discret au point d’être pratiquement absent de la campagne qui fait la promotion de la nouvelle saison bientôt disponible sur Netflix.
Tout ça pour dire qu’il y a quelque chose de cathartique pour bon nombre d’entre nous dans West End Girl. À un ami critique qui me demandait ce que j’en avais pensé, j’ai répondu que j’étais sortie traumatisée de mon écoute parce que cet album contient des phrases que j’ai déjà prononcées et que d’autres femmes trentenaires autour de moi ont déjà prononcées, elles aussi. « C’est les groupes Are We Dating the Same Guy in a nutshell », ai-je pris soin d’ajouter, soulagée de ne pas être la seule prisonnière de ce shitfest.
Je me suis retapé l’album confessionnal de Lily Allen à plusieurs reprises ces derniers jours et à chaque nouvelle écoute, mon amour pour elle se retrouve décuplé.
Pour moi, c’est une leçon de dignité et de courage. Si la forme n’est pas la plus appropriée pour ouvrir le dialogue avec le sexe opposé, l’album a le mérite de mettre en mots l’aliénation que l’on ressent après une histoire d’amour foireuse marquée par le manque de respect.
En l’écoutant, j’ai eu une pensée pour Britney Spears qui a récemment supprimé son compte Instagram dans la foulée de la parution du « livre choc » de son ex-conjoint pourri. Kevin Federline est toujours à la recherche de nouvelles façons de capitaliser sur leur histoire maintenant que les versements de pension alimentaire sont terminés. J’ai aussi pensé à Cardi B, trompée à de multiples reprises par le rappeur Offset, un homme qui se plaît à la dénigrer publiquement depuis qu’elle a trouvé le courage de le quitter et qui réclame lui aussi une pension alimentaire malgré les torts causés.
J’ai pensé à toutes ces femmes à qui on fait payer le prix de leur empathie et de leur tolérance pour des losers. L’humiliation prend rarement fin en même temps que la relation et elle est là, la fatalité de « l’hétérofatalisme ».
Dans une des dernières chansons de West End Girl, Lily Allen, qui est maman de deux jeunes adolescentes, raconte que ces dernières sont rendues à l’âge où elles posent des questions sur l’amour et qu’elle ne se sent pas équipée pour les aider, car sa propre vie sentimentale est une joke.
Les réponses à leurs questions se trouvent peut-être dans l’autocompassion, que la chanteuse apprend à s’accorder dans les derniers couplets de l’album, au terme d’un long travail de déconstruction.
C’est peut-être ça, au fond, la morale de West End Girl : savoir accueillir la honte pour mieux la transférer loin de soi.
Et on s’attend à ce que je reste gentille en ramassant les morceaux.
Qu’est-ce que toi, tu sacrifies ?
Moi, je te protège encore de tes secrets
Je n’absorberai pas ta honte.
C’est toi qui m’as fait traverser tout ça.
Je n’obtiendrai jamais ta compassion
Et je ne pense pas que tu en sois capable.
Mais je peux partir la tête haute
Tant que je mets ma vérité sur la table.

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