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Are we dating the same guy… ou prendre le thé entre filles

Are we dating the same guy… ou prendre le thé entre filles

Un texte qui parle de sororité numérique.

Par
Vanessa Destiné
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« Pis, vois-tu quelqu’un? »

À chaque souper de filles, je l’attends. La phrase qui déchire l’air et qui me met automatiquement sur la défensive. Je vous vois, vous. C’est déjà bien assez, non? Apparemment, non.

J’aime généralement ça, sortir avec mes chums de filles. Ça coûte pas cher quand on sort en ville pour ces petites soirées de pitounes durant lesquelles on peut enfin catch up, question de savoir qui est à boutte de quoi. Quand vient mon tour, je me concentre surtout sur la job parce que je suis la seule célibataire de ma gang (si on fait abstraction de mes situationships de merde). Évidemment, je ne réussis jamais à esquiver complètement toutes les interrogations sur mon état matrimonial, mais j’ai souvent, à ce moment-là de la soirée, un cocktail sucré à la main que je bois à grandes gorgées pour m’aider à faire descendre toutes les questions que j’avale de travers.

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Une fois de temps en temps, donc, je me retrouve à ressasser les raisons de mon célibat devant public. À rappeler que je ne suis pas aigrie ou misandre (lol), que j’apprécie ma propre compagnie, qu’il vaut mieux être seule que mal accompagnée, que je ne suis pas pressée même si, pouet-pouet, surprise-surprise, depuis mon 30e anniversaire, l’injonction à la maternité cogne fort, épaulée par le tic-tac impitoyable de mon horloge biologique.

Et puis, la game a changé, me surprends-je chaque fois à dire, pour moi plus que pour elles. « Le monde du dating n’est plus pareil », m’entends-je marteler à ces amies en couple depuis une décennie. Parmi les facteurs qui réduisent mes dates à feu doux, il y a la remise en question du traditionnel couple monogame ainsi que l’explosion des séparations. Je croyais être ouverte d’esprit, mais jouer à la belle-mère ET à la licorne dans un polycule, non, ça ne sera pas possible.

Make le couple vanille great again, pour l’amour.

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Je n’ai plus envie de dater, je suis fatiguée. De mon point de vue, c’est trop de travail et de stress pour quelques maigres bénéfices. Pour chaque date intéressante que j’ai eue au cours des dernières années, j’en compte au moins deux exécrables. Il y a eu, par exemple, le gars agressif qui ne supportait pas que je ne finisse pas la soirée avec lui et qui avait exigé que je lui explique pourquoi en m’empoignant violemment le bras. Il y a aussi celui qui a menti sur son identité pour que je ne puisse pas le retracer par la suite.

Puis, il y a eu ces trâlées de gars pas sérieux, nonchalants, aussi désabusés que moi par le chemin tortueux pour trouver l’amour au temps d̶u̶ ̶c̶h̶o̶l̶é̶r̶a̶ du coronavirus, mais incapables de mettre en mots intelligibles leur souffrance émotionnelle à cause de ce conditionnement social qui leur demande de rester stoïques alors qu’ils s’enfoncent dans le gouffre. Des gars non disponibles émotionnellement qui s’entêtent pourtant à nous faire perdre notre temps, dans l’espoir vain de trouver la manic pixie dream girl qui pourra les sortir de leur torpeur un gros 30 secondes.

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Étrangement, je préfère encore les gars indolents à cette nouvelle cohorte de mâles qui performent le féminisme en citant Léa Clermont-Dion ou Martine Delvaux entre deux gorgées d’espresso martini, seulement pour faire la gueule quand on leur demande de mettre un condom (fait vécu).

Z’êtes pas game de cliquer sur la photo
Z’êtes pas game de cliquer sur la photo

Pour les femmes par les femmes

Ça m’a pris du temps pour réaliser que les mauvaises expériences dans la jungle du dating était monnaie courante chez la gent féminine. J’avais cru à un me problem jusqu’à que j’assiste à l’émergence, au cours des 2-3 dernières années, de groupes Facebook privés créés spécifiquement par les femmes pour les femmes, dans plusieurs villes du monde, afin d’échanger des informations sur des hommes qu’elles fréquentent ou rencontrent sur les applications de rencontre.

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L’idée de base : vérifier si un homme fréquente plusieurs femmes en même temps, s’il a des comportements toxiques ou violents ou encore s’il ment sur sa situation (par exemple, s’il prétend être célibataire alors qu’il est marié avec un bébé on the way, un scénario malheureusement trop fréquent). Il suffit généralement d’une photo, d’un nom ou d’initiales combinées à une brève description (âge, ville, emploi) pour que la perche lancée soit saisie.

Les autres membres peuvent alors témoigner, partager du tea (dans le jargon web : de l’information croustillante), des expériences (drapeau vert ou drapeau rouge), ou parfois même signaler des comportements dangereux ou manipulateurs.

On ne fera pas semblant : les témoignages partagés au sein de ces groupes sont dégueulasses et nous confrontent au caractère terriblement banal des violences genrées, normalisées et ancrées dans notre quotidien malgré les séismes qu’ont été #agressionnondénoncée et les différentes vagues du mouvement #MeToo.

Prédateurs, violeurs, batteurs de femmes, mythomanes, harceleurs, fraudeurs, courailleurs, narcissiques : les témoignages se recoupent et les histoires d’horreur se succèdent à un rythme effréné.

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Les récits de ces femmes ont beau être différents, ils racontent une seule histoire vieille comme le monde : celle de la haine des femmes. Et ils nous rappellent qu’en matière de relations hétérosexuelles, le privé, c’est-à-dire ce qui se passe dans la chambre à coucher, est férocement politique, pour reprendre la vieille maxime qui circule dans les réseaux féministes depuis les années 1970.

Le thé est froid

Sans grande surprise, l’existence de ces groupes suscite des débats éthiques et juridiques enflammés autour de la notion de diffamation.

Certains hommes y voient une atteinte à leur vie privée et redoutent les dérives, comme les règlements de compte après une relation qui aurait mal tourné. D’autres parlent de chasse aux sorcières et de réputations ruinées sans preuve ni droit de réponse.

Je ne suis pas ici pour nier que de telles dérives sont possibles ; on voit parfois passer des publications assez douteuses. Je pense à des filles insécures ou contrôlantes (comme il en existe aussi chez les hommes) convaincues que leur chum les trompe alors qu’il n’en est rien ou encore à des hommes qui se sont clairement fait voler leur identité par des personnes mal intentionnées qui cherchent à entourlouper des femmes pour les frauder ou je ne sais quoi encore. Mais, si on se fie aux statistiques sur les violences genrées en société, il y a de bonnes chances que la majorité des mises en garde énoncées dans ces groupes s’avèrent fondées. J’en suis témoin constamment, quand je vois des femmes répondre : « Omg, moi aussi », à des publications qui exposent des hommes problématiques. Et y a des hommes qui n’aiment pas savoir que les femmes se donnent des outils pour leur échapper.

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À la fin du mois de juillet dernier, des trolls ont piraté une application du nom de Tea Dating Advice, conçue sur le même modèle que les groupes Facebook secrets, qui permettait aux femmes de publier anonymement des informations sur des compagnons masculins potentiels. Lancée en 2023, l’application exigeait initialement l’envoi d’un selfie et d’une pièce d’identité pour des raisons de sécurité (les taupes masculines et pick-me girls étant monnaie courante dans ces espaces).

Résultat de cette entreprise de doxxing : 72 000 images piratées, dont 13 000 selfies ou photos d’identité utilisées pour la vérification ont été relayées sur 4chan pour le bonheur des incels et autres mascus. En parallèle, c’est également plus de 1,1 million de messages privés contenant des informations très sensibles comme des discussions sur l’avortement (qui, faut-il le rappeler, est criminalisé dans certains États américains) ou des numéros de téléphone qui ont été exposés.

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J’en entends dire que c’était inévitable, que les femmes l’ont un peu cherché et qu’il y aurait un véritable tollé si les rôles étaient inversés et que les hommes se permettaient de partager des informations sur les femmes et de les évaluer entre eux sur le web. À ces âmes misérables éprises de justice, je réponds que le géant Facebook que nous utilisons tous au quotidien a littéralement été créé spécifiquement pour ça. Pour ficher les femmes, leur donner des notes et déterminer lesquelles étaient fourrables. On pourrait également parler du phénomène du revenge porn, qui vise les femmes de manière complètement disproportionnée, pour rappeler qu’en matière d’atteinte à la vie privée, les hommes ne donnent pas leur place.

Un feeling qu’on connaît toutes

Depuis 2023, je suis membre d’un groupe dédié aux prospects masculins de Montréal, Sherbrooke et Québec et j’ai eu le goût de mesurer l’impact de l’existence de ce groupe sur ses utilisatrices. J’ai donc lancé un appel à toutes, même s’il est interdit de faire de la sollicitation auprès des membres. Camille* a bien voulu me raconter son histoire… avant que ma publication ne soit supprimée par les modératrices. (Snif.)

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« J’ai vu un gars, l’année passée, pendant peut-être 3 mois. Un genre de situationship. Il a admis qu’il avait trompé ses blondes par le passé, mais il m’a dit qu’il était sobre maintenant et qu’il voyait une psy pour s’améliorer. C’était un beau parleur, mais il y avait tout le temps quelque chose [de off] et je me demandais : “C’est tu moi?”. »

« Je sais que ça arrive à plusieurs filles, ce feeling-là. Y a beaucoup de gars qui arrivent à te faire croire que c’est toi [le problème]. »

« C’est comme si t’arrivais pas à mettre le doigt… Tu le sais qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, mais tu penses que ça vient de toi, parce que le gars est gentil, il te fait à souper, etc. »

Suivant son instinct, Camille a finalement décidé de tirer la plogue sur la relation. Un jour, alors qu’elle scrollait sur Facebook, elle est tombée sur la photo de son ex dans un des groupes.

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« Les filles disaient qu’il était insistant, qu’il écrivait à plein de filles, que c’était un red flag, un obsédé sexuel… C’est ça, dans le fond, que j’avais perçu, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Alors, quand tu te ramasses dans un groupe de filles pis qu’elles disent toutes la même chose, ça te conforte dans ce que tu avais décelé, mais que t’étais incapable de nommer parce que t’étais encore dans son univers à lui. Au fond, j’avais fraternisé avec le diable », relate-t-elle.

Camille me confirme que les témoignages des filles du groupe lui ont permis d’échapper définitivement à l’emprise de cet homme, mais aussi à celle d’autres hommes avec qui elle avait matché sur les applications de rencontre.

« Des fois, tu le sens à l’écrit qu’il y a quelque chose qui ne marche pas et les filles confirment que t’avais raison de te méfier. Et puis, il faut qu’on parle de la qualité des messages : les filles vont le dire quand un gars est gentil. Elles vont te dire : “Vas-y”. On n’est pas là pour bitcher les gars, on est là pour se protéger. »

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Même son de cloche chez Béatrice*, une jeune femme de 32 ans qui se décrit comme quelqu’un d’introverti qui n’aime pas sortir dans les clubs et qui dépend beaucoup des applications pour faire des rencontres.

« Mon range, sur les applications, va de 28 à 43 ans et pour vrai, de ce que je vois là-dessus, c’est que les hommes honnêtes, ça n’existe pas et les bons gars sont tous pris. C’est épouvantable, ce que j’ai vu. »

Béatrice m’explique que l’honnêteté est une valeur importante à ses yeux, surtout depuis qu’elle a contracté une ITSS malgré elle, avec laquelle elle devra vivre pour le reste de sa vie. Elle me donne un exemple de fréquentation récente qui l’a marquée.

« Il y a un gars qui s’est réinvité dans ma vie en 2024. Je l’avais déjà vu par le passé. D’habitude, je ne reprends pas d’anciennes fréquentations, mais je vivais un creux dans ma vie personnelle et professionnelle et j’étais prête à lui donner une deuxième chance », raconte-t-elle. À la suite d’un premier rencard qui se passe bien, Béatrice continue de voir sa fréquentation, d’abord de manière timide, puis sur une base régulière, alors que son tourtereau multiplie les grandes déclarations.

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« Il rajoute de la sauce, il sort les beaux mots et je me surprends à m’attacher. En parallèle, il insiste pour qu’on arrête de mettre le condom même s’il sait que pour moi, c’est un gros non », explique-t-elle.

Un jour, en scrollant sur son téléphone, elle tombe sur la photo de sa fréquentation dans le groupe Facebook secret. Elle découvre que l’homme fréquente deux autres femmes, dont une engagée dans des démarches d’insémination artificielle, et qu’il a des relations sexuelles sans protection avec les deux.

« J’ai dû prévenir les filles, leur parler de ma condition alors que ce n’est pas facile pour moi. C’est épouvantable. Qu’est-ce qui se serait passé avec la fille qui essaie de tomber enceinte [et qui aurait pu contracter et transmettre l’ITSS à son futur enfant], tsé? Ce gars-là nous a menti de bord en bord à toutes les trois et sans le groupe, on ne l’aurait jamais su », peste Béatrice qui ajoute être restée amie avec une des filles. « C’est au moins ça de gagner. »

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Une mince consolation quand on sait que ce n’est pas la seule fréquentation de Béatrice à avoir été exposée sur le groupe.

« En novembre, j’ai fréquenté un gars qui voulait s’engager plus sérieusement avec moi. On est au Marché Atwater, il s’en va chercher quelque chose. Je l’attends dans ma voiture, j’ouvre mon téléphone, puis Facebook et qui est-ce que je vois pas? Le gars avec qui je viens de passer la journée. Le gars qui me parle de s’engager plus sérieusement. Le gars qui me dit que je suis la seule. Je vois son ostie de face sur l’application », rage Béatrice.

« Ce qu’on lit là-dessus, c’est épouvantable. Dans ma famille, c’est moi, le mouton noir. C’est moi qui suis célibataire, c’est moi qui n’ai pas d’enfants, et les gens disent que c’est peut-être de ma faute, que je suis peut-être trop princesse, avec des standards trop élevés. Puis, je leur parle de ce qu’on retrouve dans ce groupe-là et ils n’en reviennent pas de ce que les hommes font. »

En plus de Camille et Béatrice, j’ai parlé à deux autres femmes et toutes s’entendent pour dire que ces groupes-là sont plus nécessaires que jamais, alors que les façons traditionnelles de se rencontrer s’effritent et que l’hyperconnectivité expose les femmes à de nouveaux risques. La sororité numérique peut constituer un solide bouclier quand on avance en terrain miné. Les femmes se réfugient dans ces espaces pour créer un dernier rempart contre les violences physiques, sexuelles et psychologiques dans un monde où les applications et sites de rencontre comme Tinder, Bumble, Hinge, Facebook Rencontres, de même que nos institutions demeurent incapables de les protéger des grands méchants loups.

Faut-il s’étonner de nous voir devenir nos propres chaperons?

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