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Café corsé avec Elizabeth Lemay

Café corsé avec Elizabeth Lemay

Ce ne sont pas tous les hommes…

Par
Jean Bourbeau
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Pas besoin de mauvaise foi pour reconnaître une évidence : être un homme, au Québec, en 2025 n’a rien d’un calvaire. Je suis blanc, cisgenre, hétérosexuel, autrement dit, l’incarnation tranquille d’un confort social hérité. Mon nom ne détonne pas, ma peau ne pose pas de questions. Et pourtant, sous ce tapis rouge invisible, un malaise persiste. Un quelque chose de flou, tenace, un inconfort diffus : celui d’être, malgré moi, le dépositaire d’un patriarcat toujours bien vivant, un système qu’on aurait tort de reléguer aux oubliettes. L’air du temps ne cesse de nous le rappeler.

Même animé des intentions les plus sincères, comment ne pas sentir cette instabilité latente, tiraillée entre le désir d’être un véritable allié et la crainte sourde, abstraite, de finir un jour rangé parmi les accusés?

Ai-je, sans trop le savoir, quelque chose à me reprocher d’emblée?

Au cœur de cette tension, le féminisme contemporain, nécessaire, salutaire, mais parfois frontal, n’emprunte pas toujours les voies de la nuance. Il révèle des angles morts, bouscule des réflexes, mais heurte aussi ceux qui écoutent sans toujours se reconnaître dans les accusations portées.

Depuis des années, j’observe mes collègues féminines vider leur sac, pendant que les hommes autour de la table baissent les yeux. Pas un mot. Pas un froncement de sourcil. La solidarité, chez nous, passe par le silence. Ou la peur de dire une connerie.

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Notre époque est, plus que jamais, celle de la reconnaissance féminine, et c’est une avancée salutaire. Mais toute redistribution du pouvoir s’accompagne de frictions, de maladresses, parfois même de quelques dommages collatéraux.

Prenez Elizabeth Lemay. Pour certains, elle incarne une parole affranchie, urgente, lucide. Pour d’autres, une polémiste qui cogne trop fort. Elle divise. Elle secoue. Elle dérange, c’est certain, parfois volontairement. Peut-être est-ce là le prix à payer pour briser les codes. Peut-être est-ce devenu la règle du jeu.

J’en ai parlé autour de moi, et j’ai réalisé que ce malaise, même lorsqu’il reste tu, n’est pas que le mien. Alors, autant le mettre sur la table.

C’est dans cet esprit que j’ai proposé à Elizabeth Lemay de prendre un café.

De là est née cette rencontre. Et ce texte.

« Vous avez raison d’avoir un malaise. Pourquoi, quand il est question de racisme ou d’homophobie, tout d’un coup, les hommes ne se sentent pas visés? Mais dès qu’on parle de féminisme, vous faites tous partie du problème? Votre premier réflexe, c’est de penser d’abord à la réputation des gars et non comment les femmes se sentent. »

La table est mise.

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Selon celle qui a écrit pour Le Devoir, La Presse et Nouveau Projet, publié deux livres et signé une chronique régulière sur Noovo, le malaise masculin n’est pas le cœur du sujet.

« La violence envers les femmes est plus urgente que la façon dont vous vous percevez et recentrez, encore une fois, le débat sur vous. »

L’idée, vous l’aurez deviné, n’est pas de trouver un terrain d’entente, ni même de débattre, mais simplement de parler. Ce qui, paradoxalement, semble devenu rare entre un homme et une femme, du moins dans l’espace médiatique. Un échange plutôt qu’un affrontement.

Je suis convaincu que les réseaux sociaux n’arrangent rien. L’algorithme d’un homme et celui d’une femme produisent deux univers parallèles, deux chronologies sans intersection, deux chambres d’écho qui nous éloignent chaque jour un peu plus, jusqu’à dissoudre nos repères communs.

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« Même chez les gars qui se disent féministes, la majorité n’a pas lu Le Deuxième Sexe par manque de curiosité », lance-t-elle, d’un ton calme, dans un café de l’avenue Laurier.

Ses propos sont parfois acides, voire carrément rugueux à l’égard des hommes. Et chez moi, ils réveillent d’abord un vieux réflexe de défense. Mais il faut être honnête : les gars autour de moi connaissent par cœur le 23e choix du Wild du Minnesota au repêchage 2017… mais rarement Judith Butler.

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J’ai lu L’été de la colère, et malgré moi, je m’y suis reconnu. En silence, à travers les interstices de souvenirs, de relations passées. C’est là toute la force de son propos : à partir d’exemples tirés du quotidien, Lemay décortique les constructions sociales, les conditionnements, les mécanismes d’un malheur diffus, mais profondément enraciné, symptôme d’une époque qui recycle les écueils du passé sans vraiment les corriger. Et je suis convaincu que bien des hommes, s’ils prenaient le temps de s’y attarder, s’y reconnaîtraient, eux aussi.

Car chez Elizabeth Lemay, l’intime est résolument politique. Là où d’autres discours féministes ciblent les grandes structures systémiques, l’auteure ramène le regard à hauteur d’oreiller : dans le couple, le dating, les silences, les frictions, les petits jeux de pouvoir. C’est là, dit-elle, que tout commence. Et trop souvent, que tout dérape.

— Deux cafés, s’il vous plaît.

« Chaque événement de mes livres résonne chez les lectrices, parce que ces choses-là, on les vit toutes. C’est cruellement ordinaire. »

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Inévitablement, le nom de Houellebecq s’invite dans la conversation. Écrivain controversé, souvent taxé de misogynie, mais que je considère avant tout comme le plus grand anatomiste des faillites affectives et des maladies sociales de notre époque.

Dans son livre, Lemay s’attelle à un travail similaire : celui de sonder les inégalités ordinaires, de l’injustice de l’orgasme aux inégalités financières au restaurant. Un regard qu’elle pose avec une plume plus littéraire, plus posée, loin du ton incendiaire qu’elle adopte parfois sur les réseaux, où elle met le feu à la cour.

La provocation est-elle le meilleur moyen de faire passer son message ? Pour elle, la réponse ne fait aucun doute : « Si tu ne déranges personne, si tout le monde est d’accord, c’est que tu ne fais pas ton travail. Si une féministe est aimée de tous, c’est qu’il y a un problème. Ma manière est plus frontale, oui, mais je reste l’une des rares, sinon la seule, à aller autant au batte. »

Une posture qui n’est pas sans coût : entre le risque de l’épuisement et celui de se voir fermer des portes, il faut accepter d’y laisser quelques plumes.

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« Le féminisme sert à analyser le système dans lequel on vit, pas à se pointer du doigt, ni entre filles ni envers les hommes. » Une posture qui cherche à lire la société, plutôt qu’à en jouer les policiers.

N’empêche. Pour bien des garçons, elle incarne malgré elle une forme d’autorité morale. Celle qui trace la ligne entre le bien et le mal, et dont le jugement tombe souvent là où ça fait mal.

Et sur le terrain des relations intimes, les choses n’ont pas tant évolué, selon Lemay. Les exemples abondent, mais les schémas demeurent. « On continue d’idéaliser la fille douce de 25 ans, sexy, qui sait cuisiner », lâche-t-elle, résignée.

Elle sacre, elle parle fort, elle parle bien, et ça, encore aujourd’hui, suffit à faire peur à bien des hommes. Les sorties d’Elizabeth Lemay ne passent jamais inaperçues.

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Elle a pris le temps d’observer les réactions à ses écrits, de les comparer à ce qui se fait ailleurs. Et le schéma se répète presque toujours à l’identique. D’abord, un élan de soutien : des lectrices et aussi des lecteurs, qui accueillent sa parole avec bienveillance, valident sa démarche, s’y reconnaissent. Puis viennent ceux qui, souvent peu politisés, découvrent ses textes par hasard, et amorcent une réflexion. « Des gars de la construction m’écrivent pour me dire : “On a parlé de ton dernier texte.” Il y a une ouverture. »

Mais très vite, la deuxième vague déferle. Plus brutale, plus structurée. Une manosphère active entre en action : attaques, moqueries, tentatives de décrédibilisation, souvent coordonnées, presque toujours en meute. Et dans ce vacarme haineux, un paradoxe grinçant : leurs réactions ne font que valider ce qu’elle dénonce. « S’il y a des remises en question à faire, et il y en a, ce n’est pas à moi d’en faire les frais », s’insurge-t-elle.

Chaque prise de position, qu’elle touche aux violences conjugales ou au droit à l’avortement, déclenche une avalanche de messages, souvent d’une bassesse crasse. Cinq messages de marde pour un seul message de fond : voilà le ratio. Et au cœur de la tempête, elle devient la cible.

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Cette manosphère québécoise, cet ordre de messieurs amers, souvent seuls, fâchés contre la vie, contre les femmes, contre eux-mêmes, je ne m’y reconnais pas. Mais il faut être lucide : elle est bien là. Elle braille fort. Et, ironie du sort, c’est elle qui alimente une bonne part de la haine envers les hommes.

Quant aux commentaires haineux, ce serait mal la connaître que de croire qu’elle les laisse passer. Elle fait des captures d’écran, les envoie aux employeurs, parfois aux mères… et, à l’occasion, aux conjointes des intimidateurs.

« Je ne suis pas toujours en tabarnak », précise-t-elle. « Mais faut voir le contexte. On est en pleine montée de l’extrême droite, de l’anti-intellectualisme, des incels. L’intensité de ma prise de parole, elle répond à l’intensité de la violence. »

Puis, un sourire en coin, elle me lance : « T’es-tu gossé? »

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À force de tirer dans toutes les directions, ne finit-on pas par affaiblir son tir? « C’est devenu un running gag de blâmer le patriarcat pour tout… mais ça reste vrai », répond-elle. « On baigne dans un capitalisme masculin. Il suffit de regarder qui prend les décisions. »

Puis elle marque un temps, et nuance : « C’est ça, le piège. Plus tu mitrailles, moins on t’écoute. Faut choisir ses batailles. Mais si vous blâmez le féminisme, nous, chaque jour, on voit les inégalités. »

Elle enchaîne, implacable : « Les gars disent toujours : “Moi, j’suis pas de même.” Mais à un moment donné, faut regarder les choses en face. La violence qui frappe les femmes, les groupes vulnérables, elle vient majoritairement des hommes blancs hétérosexuels. C’est un bloc homogène, problématique, violent. »

Ce n’est pas énoncé comme une opinion, mais comme un constat.

Je relance : « Mais quand on tient ce genre de discours, j’ai parfois l’impression qu’on culpabilise des gars qui, justement, essaient sincèrement d’être des alliés. Et qu’à force de les réduire à une masse anonyme dans laquelle ils ne se reconnaissent pas, ils décrochent, ou ne savent plus où se situer sur l’échiquier. »

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Elle ne cille pas et martèle son point : les hommes devraient se préoccuper davantage des douze féminicides survenus cette année que de la préservation de leur réputation. « Vous allez devoir prendre part à la conversation. Sinon, je vous mets tous dans le même tas. Vous n’êtes pas tous les bons jacks que vous prétendez être. »

Et puis la phrase tombe, cinglante : « Ce ne sont pas tous les hommes qui sont des oppresseurs, mais tous les oppresseurs sont des hommes. »

Je roule un peu des yeux, malgré moi. La formule slap, oui. Mais comme beaucoup de slogans, elle gomme les nuances. Elle crée l’illusion d’une vérité tranchée par sa symétrie logique. J’ai tendance à croire que ce genre de phrase dresse un mur là où il faudrait, peut-être, un pont.

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« Si tu décroches, me dit-elle, c’est peut-être toi que tu devrais analyser. »

C’est la posture belliqueuse du féminisme militant. Je la comprends. Je la respecte. Elle est née d’années de silences, de violences. Mais elle heurte aussi, sans toujours le vouloir, la délicatesse bancale du compagnon de lutte. Celui qui essaie, maladroitement, sans doute, de faire mieux… et repart avec le sentiment diffus que ce ne sera jamais tout à fait suffisant.

« Notre inconfort, ajoute-t-elle, a de vraies conséquences. Le vôtre, pas toujours. »

Je n’ai rien à répondre. Parce qu’elle a raison. Parce que, quoi qu’on en dise, la violence, encore aujourd’hui, porte massivement le visage des hommes.

Et pourtant, derrière la colère, subsiste un soupçon d’espoir. Un désir, ténu, mais sincère, d’ouvrir un dialogue. « Si tout était perdu d’avance, je serais pas en train de me battre », dit-elle.

« Y a des gars bien intentionnés qui n’ont simplement pas encore pris le temps de réfléchir à ce que le féminisme signifie, concrètement, dans leurs gestes. Et moi, ça, j’trouve ça cool. De semer cette graine-là. »

Et pour la suite?

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« J’aimerais qu’on engage davantage la conversation. Même si je prends parfois des positions dures, mon vrai objectif, c’est d’aider les hommes à comprendre que leur problème, c’est pas le féminisme, c’est le patriarcat. J’aimerais qu’ils aient la curiosité de vraiment comprendre leur malheur, pas de s’en prendre à celles qui l’ont nommé. Parce qu’au fond, on se bat contre le même système. »

– Et est-ce que tu crois que ça va marcher?

– Non, pas vraiment.

– Est-ce que les gars ont peur de toi?

– Oui. C’est tough, dater.

On rit.

Nos tasses sont vides et c’est elle qui y va d’une dernière question :

« Pis, t’es-tu en crisse? »

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