Logo

Virée linguistique dans Montréal : entre espoir et hausse des plaintes

Esquisser un bilan de santé de la langue de Molière, un commerce à la fois.

Par
Hugo Meunier
Publicité

La langue déchaîne (encore) les passions ces temps-ci (moins que le procès Depp/Heard, mais bon), en marge de l’adoption de la Loi 96, proposant des réformes à la Charte de la langue française près de 45 ans après son entrée en vigueur.

Entérinée dans une certaine controverse (surtout chez les anglophones) par le gouvernement caquiste de François Legault, cette réforme vise à ralentir le glissement du français au Québec, surtout en région métropolitaine.

Publicité

Concrètement, une vingtaine de lois et règlements donneront plus de dents à la loi 101, notamment par l’ajout de cours de français obligatoires dans tous les cégeps (incluant un plafonnement de places dans les établissements anglophones), des communications exclusivement en français aux immigrants six mois après leur arrivée, et le français comme langue générale dans les milieux de travail.

Dans les commerces, le français est censé être la langue d’usage depuis l’adoption de la Charte, mais la Loi 96 vient renforcer certaines dispositions, notamment en matière d’affichage.

C’est dans ce contexte que j’ai décidé d’aller faire un tour en ville, dans des coins plus anglophones, voire allophones, histoire de tâter dans quel état se trouve notre langue officielle.

Comme l’expérience s’avère plus subjective que scientifique, j’ai aussi contacté l’Office québécois de la langue française (OQLF) pour avoir des données sur les plaintes formulées en lien avec le non-respect du français dans les commerces. L’organisme m’a fourni des statistiques récentes à ce sujet, faisant état d’un bond important des plaintes. J’y reviendrai plus bas.

Publicité

Mais d’abord, une virée dans le 514 pour esquisser une sorte d’état des lieux et voir à quel point il y a péril en la demeure.

« Les Québécois semblent même surpris que je parle français »

J’amorce mon « enquête » au A&W situé au coin Saint-Denis et Mont-Royal, là où un internaute a récemment rapporté s’être fait servir en anglais. « Refus catégorique de me servir en français. Le commis en était fier. «Speak english» (a-t-il dit) avec un sourire », avait rapporté l’internaute, qui a déposé une plainte auprès de l’OQLF.

Publicité

À mon passage sur l’heure du dîner, l’endroit est bondé et l’employé au comptoir alterne entre l’anglais et le français, selon la clientèle.

C’est hors sujet (ou pas), mais j’ai sinon l’impression à l’oreille que l’anglais tire la couverte linguistique de son bord depuis un moment sur le Plateau Mont-Royal, pourtant réputé pour être l’Eldorado des Français.

Je poursuis mon chemin jusqu’au boulevard Saint-Laurent en passant par le Mile-End. Même si l’anglais est répandu au royaume de Patrick Watson, le service à la clientèle se fait dans les deux langues – toujours selon les clients – dans les endroits visités.

Publicité

Je décide d’élever le niveau de difficulté d’un cran en me rendant ensuite dans le quartier chinois, où des adeptes du Falun Gong sont en pleine séance devant le petit temple de la place Sun Yat-Sen.

Le quartier est achalandé en ce mardi après-midi ensoleillé. J’entre dans plusieurs boutiques de babioles et restaurants pour tester le français, comme une sorte de client mystère linguistique.

Le piège ne fonctionne pas et tous les employés des endroits visités s’adressent à moi en français. Dans ta face mes préjugés, puisque je m’attendais à ne trouver que des commerçants baragouinant à peine l’anglais.

Publicité

Devant sa boutique de vêtements située dans un sous-sol au coin de La Gauchetière, Ken m’explique que le français est plus répandu qu’on le pense dans le quartier et généralisé chez les plus jeunes. « Les Québécois semblent même surpris que je parle français. Je suis fabriqué en Chine, mais exporté au Québec », badine Ken, qui se décrit comme un enfant de la Loi 101. Il est d’ailleurs en faveur de la nouvelle Loi 96. « C’est important pour préserver le français au Québec et maintenir notre spécificité. Les touristes chinois qui viennent ici viennent pour ça, cherchent quelque chose de différent. Les autres vont à Toronto », résume-t-il, sourire en coin.

« C’est le français des Québécois de souche qui est en perte de vitesse, pas celui des immigrants »

Un jeune sort du salon de coiffure voisin et se mêle à notre conversation. Lui aussi est d’avis que pratiquement tous ceux de sa génération parlent désormais le français. « C’est le français des Québécois de souche qui est en perte de vitesse, pas celui des immigrants », souligne le jeune homme, pour sa part né ici.

Publicité

Ken ajoute que les gens d’ici amorcent eux-mêmes les échanges en anglais, même si les employés peuvent pour la plupart se débrouiller en français.

À la pâtisserie au coin Saint-Laurent, la caissière m’accueille en français, avant de retourner ensuite à sa conversation en cantonnais avec sa collègue.

Direction le Vieux-Montréal, où le tourisme semble avoir repris après une longue saison morte pandémique.

Comme l’anglais est la langue du voyage, on pourrait croire que le français mord la poussière aux abords de la grande roue. Et bien non, du moins dans les quelques commerces visités, où l’on s’adresse à moi dans ma langue maternelle après m’avoir accueilli par un bonjour/hi ou un signe de la tête.

Publicité

À la boutique de souvenirs Bastix, je vais voir mon ami Alok, qui a toujours répondu en anglais à mes questions posées en français. Lire ici qu’il ne parle pas français, mais le comprend très bien. Cet Indien d’origine dit être le seul dans cette situation dans sa boutique, puisque les employé.e.s – tous des jeunes – parlent français.

C’est le cas de Catalina, qui a grandi en Colombie avant d’arriver au Québec il y a trois ans à l’âge de 17 ans. « Je parlais alors espagnol et anglais. J’ai étudié le français et j’attends d’avoir ma résidence permanente pour aller au cégep et à l’université faire mes équivalences », raconte dans un français impeccable la jeune femme de 20 ans, qui a amorcé des études en génie chimique dans son pays d’origine.

«Je comprends le gouvernement de vouloir protéger la langue, sinon elle va disparaître»

Publicité

Elle calcule avoir mis deux ans pour apprendre le français. « Le plus dur, ce sont les temps de verbe et les accords. En espagnol, on ajoute juste des «a» partout quand on accorde au féminin », souligne en riant Catalina, qui se dit en faveur de la Loi 96. « J’ai des ami.es immigrant.es qui pensent que ce n’est pas important (parler français) et je comprends le gouvernement de vouloir protéger la langue, sinon elle va disparaître », croit l’employée, dont le copain a pour sa part arrêté d’apprendre le français en se disant que l’anglais était suffisant.

Catalina rapporte sinon une seule mauvaise expérience linguistique au travail. « Je venais tout juste d’arriver à Montréal. Une cliente m’a sermonné en me disant que je devais parler en français. Ça m’a rendu triste parce que je l’étudiais déjà mais je ne me trouvais pas assez bonne », confie Catalina, jugeant que la dame a manqué de solidarité à son endroit.

Dehors, un musicien de rue interprète Michelle des Beatles en face de la Basilique. Une chanson bilingue très concept avec mon pèlerinage.

Michelle, ma belle

sont les mots qui vont très bien ensemble.

Publicité

« C’est à cause d’eux que je parle français »

Je mets le cap sur le tronçon de Saint-Catherine à l’ouest de Saint-Laurent, terreau fertile de l’anglosaxonnerie à Montréal.

Je gare ma bicyclette à l’angle Saint-Cath et Robert-Bourassa, où un groupe d’amis se livre à une ridicule danse TikTok. Sans surprise, tout le monde ou presque s‘exprime en anglais sur les trottoirs.

Autre constat : il y a plus de gens masqués au centre-ville (je n’ai pas de théorie là-dessus).

J’entre au Second Cup près de Metcalfe dans l’espoir d’enfin prendre un employé en flagrant délit d’anglais unilingue. « Votre café glacé », me tend l’employée avec l’accent d’Axelle Red.

Publicité

Même dans les boutiques avec des noms anglophones, on nous bonjour/hi d’abord, avant de s’occuper de nous selon notre préférence linguistique.

Je fais un détour sur la rue Crescent, classique du nightlife et des bachelor party ontariens. Les clients des terrasses croisés semblent pratiquement tous parler anglais. « Hi », m’accueille gentiment le barman du resto-bar Dirty dogs, avant de switcher au français dès que je réponds bonjour.

Au pub Ziggy’s un peu plus loin, la barmaid Elizabeth assure que le français peut dormir tranquille. « Tout le monde parle en français ici. J’ai entendu parler d’une seule amende à ce sujet parce qu’une serveuse à côté parlait seulement anglais. Ce sont plutôt les francophones qui préfèrent souvent nous parler en anglais », souligne Elizabeth, dont la clientèle est à majorité anglophone, surtout les fins de semaine. « On discute parfois de tout ça entre nous. Je ne crois pas que ce soit une bonne chose la Loi 96, ça va nous mettre des bâtons dans les roues, surtout les étudiants du cégep », croit la barmaid.

Publicité

Je termine mon tour de l’île linguistique dans le quartier Parc- Extension, où près de 60% des quelque 30 000 habitant.es sont issu.es de l’immigration (surtout Grèce, Inde, Bangladesh, Pakistan).

Cette diversité fait en sorte que 69% des gens du quartier ont une langue maternelle autre que le français ou l’anglais.

C’est clairement ici que je vais trouver des délinquants, me dis-je.

Eh bien pas vraiment. Même si le français semble plus laborieux à certaines adresses, tous les employés le parlent ou tentent au moins de le baragouiner.

«Ça fait dix huit ans que je suis ici et que je pratique le français. C’est pas facile, mais mes enfants adorent cette langue et c’est important de la protéger»

Publicité

« Ma fille et mon garçon sont obligés de le parler à l’école alors c’est à cause d’eux que j’ai appris le français », souligne Dani, derrière le comptoir d’une boutique de vêtements. Elle s’excuse plusieurs fois de la qualité de son français durant notre entretien, malgré une maîtrise supérieure à plusieurs spécimens rencontrés la semaine dernière à un show d’Éric Lapointe. « Ça fait dix huit ans que je suis ici et que je pratique le français. C’est pas facile, mais mes enfants adorent cette langue et c’est important de la protéger », affirme Dani, qui parle couramment anglais, français, hindi et bengali, à l’instar de plusieurs polyglottes du quartier.

Publicité

Est-ce le cas de son mari qui nous épie au coin sur sa chaise avec des points d’interrogation dans le visage? « Non. Lui, il est de la Corée du Sud. Son français est comme ci comme ça », résume-t-elle sourire en coin.

Je tombe sur mon premier unilingue anglophone au fond d’un magasin d’électronique un brin délabré. Comme ça fait 32 ans qu’il habite le quartier, je lui demande pourquoi il ne parle toujours pas le français. « Je le comprends, mais je ne suis pas capable de le parler. Mais ça ne cause pas de problème ici, c’est un quartier très ouvert et les relations sont bonnes peu importe son origine », assure le commerçant d’origine pakistanaise.

Je termine ma tournée dans un dépanneur de Jean-Talon, où Mario confirme ma perception que le français est moins dans la marde que je ne le pensais dans le coin. « Tous les enfants qui grandissent ici parlent français et je ne trouve pas qu’il soit moins respecté qu’avant, au contraire », constate l’homme de 69 ans, qui tient son dépanneur depuis une quarantaine d’années. Pour l’Haïtien d’origine qui parle anglais, français, créole et allemand, la peur de voir le français disparaître est une tempête dans un verre d’eau. « Je suis bien d’accord avec lui », renchérit un octogénaire assis sur une chaise en plastique dans le petit dépanneur, en train de faire des poids et des altères (je devais souligner ça).

Publicité

Hausse des plaintes

Malgré ce coup de sonde plutôt encourageant, on rapporte du côté de l’Office québécois de la langue française une hausse assez drastique des plaintes dans la dernière année ( 4326 en 2020/2021 contre 6292 en 2021/2022).

« Le nombre élevé de plaintes est le témoignage clair de la préoccupation grandissante des Québécois.e.s au regard de la pérennité de la langue française et de leur engagement pour sa protection », souligne la porte-parole de l’organisme, Chantal Bouchard.

La plupart des plaintes – concentrées à Montréal – concernent l’affichage public et commercial (16%), la langue de la documentation commerciale (39%), les sites web (25%) et la langue de service (31%).

Les efforts pour préserver le français dans les commerces existent depuis l’adoption de la Charte et d’autres mesures s’ajoutent avec la Loi 96. « Les entreprises ont désormais l’obligation de servir et communiquer en français. La Charte n’empêche pas les échanges dans les autres langues, mais est là pour s’assurer que les gens puissent recevoir des services en français », résume Mme Bouchard, soulignant que l’adoption de la Loi 96 est encore trop récente pour en dégager des constats tangibles.

Publicité

Lorsqu’une plainte est déposée, l’OQLF a le mandat de faire le suivi auprès de l’entreprise, produire des rapports et garder une neutralité. « On est souvent dépeint comme une police de la langue, mais notre but n’est pas de taper sur une entreprise. C’est plutôt de lui rappeler les règles et lui offrir notre collaboration. Avec la Loi 96, c’est le commerce ou l’entreprise qui doit maintenant prouver que le français est utilisé en tout temps », résume la porte-parole, ajoutant que les plaintes mènent à des actions concrètes dans la quasi-totalité des cas.

«Chaque génération fera face à ses défis, mais il faut continuer à se battre pour notre langue et notre culture»

De son côté, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal continue de jouer son rôle de chien de garde pour préserver le français partout, y compris dans les commerces. Malgré les conclusions assez optimistes de ma tournée, la présidente générale assure qu’on fonce droit dans un mur en ce moment si aucun coup de barre n’est donné. « Quand ce recul de la langue française est perceptible dans la métropole au-delà des données et des statistiques, et bien oui c’est alarmant », affirme Marie-Anne Alepin, citant notamment une enquête publiée l’an dernier par le Bureau d’enquête du Journal de Montréal, dans lequel une journaliste armée de caméras cachées se fait servir une fois sur deux en français dans des commerces du centre-ville. Ce reportage faisait aussi état d’un rapport de l’OQLF, démontrant que le taux d’accueil en anglais dans les commerces du Québec avait grimpé de 12 à 17% entre 2012 et 2017. « Avec la Loi 96, il y a des avancées certes, mais il faudrait y aller de façon encore plus musclée pour garantir la pérennité du français », estime Mme Alepin, d’avis que chacun de nous – individuellement – avons un rôle à jouer pour contribuer au rayonnement du français. « La langue française est magnifique, sexy et est parlée au milieu d’un océan de langue anglaise au Québec. C’est bien normal d’essayer de la protéger », croit Marie-Anne Alepin, qui préconise l’amour et l’ouverture pour «vendre» le français aux gens qui ne le parlent pas encore.

Elle suggère enfin des mesures plus coercitives pour réduire l’affiche en anglais devant les commerces et encourage les plus jeunes à résister au franglais. « Chaque génération fera face à ses défis, mais il faut continuer à se battre pour notre langue et notre culture », tranche Marie-Anne Alepin.

À en croire ma petite tournée, on peut se permettre de rêver que le français survivra malgré tout, porté par des enfants de la Loi 101 – et désormais 96 – de tous les horizons.