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Récit d’une manif contre la loi 96

Conversation avec des langues en colère.

Par
Jean Bourbeau
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Au pied des gratte-ciel jeudi soir, cravates et tailleurs chics défilent d’un pas assoiffé, direction 5 à 7, tandis qu’une petite foule se masse à la place du Canada. Le rassemblement, comptant quelques centaines de personnes, vise à préserver l’ardeur militante à la suite de la récente adoption de la controversée loi 96.

Inquiète, la CAQ a jugé nécessaire d’imposer une nouvelle réforme pour ralentir le glissement du français dans la province, surtout en région métropolitaine. Une vingtaine de lois et de règlements s’ajouteront à la Charte de la langue française – la fameuse loi 101 – 45 ans après sa mise en place. La loi 96 viserait à cimenter la notion du « français, langue commune ». Curieux de sonder la gronde des détracteurs et détractrices aux barricades depuis plusieurs mois, c’est muni de mes plus beaux accents que je suis allé à leur rencontre.

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Si j’entends ici et là quelques exagérations au potentiel de faire sourciller – « They will never make me speak French » (Ils ne me feront jamais parler français) ou « La loi 96 est la plus grande menace aux droits de l’homme dans toute l’histoire du Québec » –, la majorité des arguments croisés sont de nature plus mesurée. N’empêche, les manifestants présents, à forte concentration anglophone, semblent vraiment en crisse.

« J’ai resté à Montréal toute ma vie. Je suis d’accord que premier langue, c’est le français. Mais quand tu passes une loi qui dit que ça touche mes droits, je suis pas content », peste Robert, affable homme muni d’une casquette unifoliée.

Un hésitant « Eh eh, oh oh, 96 has to go! » scandé par la foule l’interrompt alors qu’une inconnue me distribue une copie d’un livre révélant les liens secrets entre le Vatican et la Maison Blanche.

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La loi 96 est cependant bien sérieuse et déploie de nombreuses directives concrètes : plafonnement des entrées collégiales en milieu anglophone, trois cours en français supplémentaires, affichage francophone nettement prédominant, accès bilingue à la justice et à la santé resserré, six mois tampons pour des services institutionnels allophones, nouveau certificat de francisation en entreprise comptant de 25 à 49 employé.e.s.

Plutôt que d’investir dans l’éducation et la culture, un encadrement législatif plus sévère laisse dubitatif. Pour plusieurs, la loi 96 génère bien plus qu’un malaise, mais un vif sentiment de colère. Une énième source de division entre les deux solitudes. Après tout, le numéro 96 n’est-il pas deux amoureux de dos?

Voter pour une bonification de la loi 101 en 2022 n’est-t-il pas un signe de ses faiblesses et de ses ratés? Alors si le projet de loi 96 fut adopté, est-ce le reflet d’une alarme sourde ou plutôt de l’électoralisme identitaire à l’aube de la prochaine campagne?

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Nombreux sont les militants vêtus du drapeau de la ville de Montréal en guise de cape. La moyenne d’âge est d’ailleurs assez grisonnante, ce qui n’empêche pas la présence de plusieurs étudiant.e.s de l’Ouest de l’île. « Mon cégep, mon choix », peut-on lire sur une affiche rappelant l’actualité américaine.

Plusieurs manifestant.e.s sont curieusement interpellé.e.s par ma présence de grenouille à l’événement. On louange mon bilinguisme en stipulant que c’est bien rare, des french people qui parlent anglais. « Où l’as-tu appris? » Partout, répondis-je, incrédule.

Après avoir encensé la noblesse littéraire de Mordecai Richler – rien de moins –, une collégienne bilingue fait la lecture au micro du statut Facebook de Louise Penny, romancière anglophone proche des Clinton qui vit à Sutton. Hubert Aquin n’a étonnamment pas été cité pour l’occasion.

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On reproche à la CAQ son manque d’écoute et d’études sur la table. Une absence totale de dialogue et des mesures cavalières ciblant encore une fois les minorités. Lauren, du West Island, me dit en anglais : « Mes grands-parents sont nés ici, mes parents sont nés ici, mes enfants sont nés ici. Tu crois que six mois sont suffisants pour qu’un réfugié apprenne le français? » En effet, si quatre générations n’ont pas été suffisantes…

Je poursuis mon errance.

Une crispation linguistique qui fait demander à tous et à toutes : pourquoi? À quoi bon? Parmi la douzaine de personnes rencontrées, aucune ne croit que le français est menacé. Bien au contraire, il fleurirait plus que jamais et la loi 96 n’est qu’une avenue inutile où tout le monde est perdant.

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Il faut l’admettre, la loi 96 fut adoptée sans fierté ni confettis dans un certain tumulte partisan. L’adoption mitigée n’a fait que polariser les positions. Le fait français sera-t-il réellement aidé par des mesures coercitives et des inspections surprises?

Pour les plus jeunes rencontré.e.s, la loi 96 se veut distante des enjeux d’inclusivité privilégiés à notre époque. La posture protectionniste est accueillie avec méfiance et perçue comme rétrograde et discriminante. Le tout, souvent expliqué avec un soupçon de démagogie.

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« Si le gouvernement et la population qui vote pour elle voient l’anglicisation partout du Québec, c’est son devoir to deal with la situation. Mais la loi 96 est une mesure d’épuration. Personne plus ne viendra au Québec », mentionne Evan, ingénieur d’origine libanaise vivant à Laval, excusant au passage ses petites erreurs.

Je m’invite dans la discussion d’un trio d’étudiants fort sympathiques du collège Dawson : Defne, Anthony et Durham (incroyable prénom dans les circonstances). « Le fait que les immigrants et les réfugiés devront apprendre le français en six mois après tout ce qu’ils ont dû traverser est ridicule », souligne Defne, elle-même issue d’une famille d’origine étrangère.

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Le délai de six mois est accueilli par plusieurs comme une pression déconnectée de la réalité immigrante et discriminatoire pour cette démographie dont l’économie québécoise dépend pourtant de plus en plus.

« Tu ne peux pas forcer l’apprentissage d’une langue. Montréal est inclusive et l’une des villes les plus multiculturelles du monde », ajoute Durham, heureux de partager ses préoccupations.

« La loi tente de régler un problème qui n’existe pas. La vaste majorité des Québécois parlent déjà le français, alors en vivant ici, tu apprends la langue graduellement », me dit Anthony, paradoxalement en anglais.

Peut-être que c’est moi aussi qui aurais dû insister dans la langue « Maître chez nous ».

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Pour les deux adolescentes d’origine montréalaise Ash et Anice, l’imposition du français apparaît inégalitaire : « C’est injuste que ce soit imposé aux personnes qui ne peuvent pas parler français. J’essaie de trouver du travail, mais je ne sais pas parler français et je ne veux pas perdre mon job le premier jour », me dit Ash dans la langue de Wolfe.

Plusieurs points d’interrogation persistent. Comment appliquer ces mesures sur le terrain? Quel sera l’impact sur les communautés autochtones anglophiles? Qu’adviendra-t-il du « Bonjour-Hi »?

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Malgré une indignation bien sentie, la courtoisie au sein des échanges rappelle la proximité des beaux quartiers. J’ai participé, enthousiaste, à de trop rares débats sur la langue et sa valeur complexe au sein de l’identité montréalaise. À croire que le Québec, sans cette rivalité et ces vieux ressentiments historiques, perdrait une partie intrinsèque de son identité.

Quelques minutes après une dernière prise de photo, la majorité de la foule s’est volatilisée, sans marche ni lacrymo. Qu’un court rassemblement ayant pris la forme d’un Speakers Corner ou d’une chambre d’écho. C’est jeudredi après tout et aucun caquiste radical n’a osé contre-manifester.

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La dualité de la langue sera de tout temps un objet brûlant, mais la sécurité linguistique ne passe-t-elle pas par une compréhension initiale et réciproque de l’Autre? Force est d’admettre que cette manif a davantage révélé que nous vivons encore sur deux petits continents différents.

Me revient en mémoire la conclusion du message de Louise Penny : « This is our home. I am Anglophone. I am a Quebecker. »

« Ce n’est que le début! » lançait passionnément une militante extatique après ces derniers mots.

Le début, vraiment?