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Parc-Extension : Portraits d’un quartier inquiet (Partie 1)

Rencontres à l'ombre des grues.

Par
Jean Bourbeau
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« Je m’appelle Spartacus et je viens ici réparer des montres », me dit-il d’une voix douce derrière deux masques. Tandis qu’il est visiblement accaparé par sa besogne, notre conversation vogue avec une certaine nonchalance. La météo, le quartier, la vie après la pandémie, quand soudain il m’interrompt. « La situation dans mon pays d’origine est critique, la tyrannie militaire au Myanmar a repris le pouvoir. La rue est à sang. Ce parc, cette montre, c’est ma façon d’oublier ».

Au début du mois d’avril, je me suis intéressé à Parc-Extension, petit quartier bigarré que je ne connaissais qu’à travers ses ordures . Après l’écriture d’un portrait sur la gentrification du Mile End, grandissait en moi le désir de retrouver ses rues, cette fois les parcourir à travers le prisme de l’actuelle crise du logement. Écouter les échos des changements en place. Au fil des visites, ma démarche s’est peu à peu élargie en un photoreportage sur un paysage social complexe et touchant. Coincé entre rails et grandes voies routières, Parc-Ex est devenu une destination à la fois lointaine et toute proche. Des gens de partout peuplent ses rues qu’ils ont faites leurs, où l’on croise les saveurs et les langues de cent mondes. J’ai tenté une rencontre avec un territoire en transition dont la couleur ne peut se déployer que par la voix de ses hôtes.

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Osako, préposée du CLSC me laisse flatter son chien. « Le coin est vieux, tu sais. Une nouvelle génération s’y installera et amènera de la vitalité, le modernisera. Je vois d’un bon oeil les constructions. Il y a une épidémie de coquerelles et de punaises de lit, mais c’est la faute des propriétaires qui se sont déresponsabilisés. Ils ont laissé pourrir les infrastructures dans l’espoir de les rénover et faire grimper les prix », nuance la dame d’origine congolaise.

« Il reste encore plusieurs logements vacants parce que les baux sont devenus révoltants. Ils savent que les nouveaux arrivants ne peuvent se les permettre. Une rivalité s’est installée, entre les condos et les taudis. On refuse des familles en espérant que d’éventuels universitaires paieront le gros prix. On sait tous que les salaires du quartier ne peuvent suivre la cadence », conclut-elle, indignée.

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Au cours des cinquante dernières années, Parc-Extension semble avoir taillé un chemin à son rythme dans l’interstice d’une ville en inflation. Mais l’immobilité attire les urubus du marché et, conjugué au présent, ce bastion multiethnique n’est plus à l’abri des intempéries de la gentrification. Depuis septembre 2019, avec l’édification du campus des sciences de l’Université de Montréal sur l’ancienne gare de triage, la menace des vents violents balaie plus fort que jamais.

Abdul Waheed m’accueille sur Jarry devant le restaurant Sana. Avec ses acolytes Zeeshan et les deux Shahid, ils organisent chaque samedi une distribution de repas chauds nommée Les Coups de Main PEx. Aujourd’hui, cent trente-quatre plats végétariens ou halal seront livrés par une équipe de volontaires. Lorsque les dons de la communauté sont plus généreux, des fruits frais et un gulab jamun s’ajoutent au menu. Quand les fonds s’amincissent, le chef propriétaire fait crédit. « La pandémie a frappé durement le quartier, plusieurs ont perdu leur emploi. Ce soutien alimentaire est un baume pour aider à payer les factures », précise l’organisateur me tendant un lassi à la mangue.

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Les bénévoles remplissent leurs sacs à dos et quittent après qu’Abdul Waheed ait pris soin de prendre de leurs nouvelles. Depuis mai 2020, beau temps mauvais temps, l’initiative a offert plus de six mille portions. Une façon de donner au moment où le quartier est fragilisé. « C’était facile auparavant de trouver un appartement pour sa famille à un prix convenable. Aujourd’hui, un studio est le prix d’un trois et demi. Le multiculturalisme est l’aspect fondamental du quartier. Son essence. Il permet aux nouveaux arrivants de s’y implanter et situer leurs repères avec moins d’obstacles grâce aux soins de la communauté », dit-il entre deux téléphones sur le suivi des commandes . « Je suis père et si je dois quitter ce quartier, ce serait douloureux pour mes deux enfants qui ont leur école, leurs amis, leurs parcs. Je connais plusieurs familles qui ont dû s’exiler vers l’est, incapables de payer leur loyer ».

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Une dame le rejoint pour le remercier en confessant qu’elle n’avait jamais aussi bien mangé. « À la fin du mois, les gens ne devraient pas avoir à choisir entre l’épicerie et le loyer. Si l’embourgeoisement s’accélère à la même cadence, il y aura un dispersement en tout point néfaste pour le tissu social. » Diplômé en chimie, il a quitté sa ville natale au nord du Pakistan en 2013. Au cours de ses études au Québec, il a travaillé comme plusieurs nouveaux arrivants dans un centre d’appel. Il oeuvre dorénavant à titre d’analyste dans un laboratoire pharmaceutique. « Je suis confortable, mais ce n’est pas la chance de tous, et Montréal est maintenant ma maison, j’essaie de faire ma part ».

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J’arpente les rues à vélo et il y a des journées où je ne rencontre que des refus. Je constate une grande réticence à l’objectif qui pend à mon épaule. Ou est-ce ma silhouette qui fait ici figure d’étranger? Il existe une crainte, une gêne de se livrer, peut-être propres à ceux et celles qui ne veulent pas faire trop de bruit. Les bras engourdis par le poids de ses commissions, un homme aux yeux cernés s’arrête un instant pour nourrir les pigeons. Il m’exprime sa position: « J’aimerais bien que tu me prennes en photo avec ta vieille caméra, te raconter mon histoire, mais si jamais mon patron te lit et n’est pas du même avis, le risque est trop grand pour ma famille ». La liberté de parole est un luxe que j’oublie.

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En entrant par l’avenue du Parc, on croise immanquablement la longue file silencieuse devant le centre de dépistage. Sur la rue Saint-Roch, on rencontre également une file tout aussi masquée devant la mosquée. Tapis sous le bras, kurtas et barbes teintes au henné, la prière est alternée en plages horaires serrées. Le ramadan suit son cours, entre tradition et flexibilité devant les nouvelles mesures imposées.

Sous un ciel immaculé, Chris fait la manche à la sortie du métro Parc. « Les temps sont durs, personne n’a plus de monnaie depuis l’arrivée du virus, mais les gens m’offrent des collations et beaucoup trop de désinfectant pour les mains. J’ai l’impression que la communauté me soutient comme elle peut ».

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Ourdou, pendjabi, singhalais, espagnol, créole, une mélodie pluriphone s’écoute dans les ruelles greffées de jardins où l’on récolte les légumes en fin d’été. Un avion descend dans l’azur alors qu’une femme en sari allège sa corde à linge. Avec ses nombreux petits commerces et ses erreurs de traduction dans les vitrines, on y respire un parfum d’authenticité, loin du clinquant et des sorties entre amis au resto indien apportez votre vin. Des graffitis anti-policiers recouvrent les murs des immeubles. Des livreurs bourdonnent au son des klaxons en manoeuvrant des demi-tours en plein trafic. Des ados sikhs marchent en écoutant du trap. Une punk recouverte de tatouages croise une femme portant le niqab. Un vieillard pieds nus étudie le contenu d’une poubelle. Le spectacle d’une fantastique mixité, alors que l’opulence confite d’Outremont et de Mont-Royal défile tout près, en voisine invisible.

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Les mesures sanitaires demeurent le sujet de l’heure dans les aires communes, surtout au très achalandé parc Athéna. Quelques Grecs âgés font tournoyer leurs komboloïs tandis que leurs épouses impeccablement drapées de noir bavardent plus loin. Panos, 93 ans, me dévoile en replaçant son fedora: « J’ai défendu mon pays à l’adolescence. Un nazi m’a inséré une cigarette dans les narines pour que je révèle des informations. Je n’ai rien dit. J’en ai reçu des médailles. Aujourd’hui, j’ai peur de m’éteindre seul avec ce masque en esclave des mesures sanitaires ».

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