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Tony Ezzy quitte le Mile End
Je m’installe sur le canapé négligé d’un grand appartement de l’avenue du Parc. Un ami s’époumone sur son saxophone alors qu’un musicien le relance à la clarinette basse. C’est ainsi que je rencontre Tony Ezzy. En vérité, ça fait des années que je le croise dans le quartier. On le remarque par son style archaïque, quelque part entre prophète et clochard. Sa silhouette fragile, ses vêtements trop grands et cette tignasse inégale, mais débordante, qu’il caresse sans cesse lui donnent des airs d’Allen Ginsberg. Beaucoup reconnaissent Tony de vue, mais bien plus rares sont ceux qui lui ont déjà adressé la parole. Entre deux improvisations, il nous révèle que son propriétaire vient de remporter une longue bataille judiciaire contre lui. Le premier avril prochain, il devra quitter le petit studio qu’il occupe depuis seize ans.
Ce quartier, aussi anticonformiste soit-il d’esprit, a évolué au rythme du capital et non de la poésie.
J’habite également le Mile End, cette enclave hip en proie aux nombreux clichés. Pôle historique de l’immigration durant le XXe siècle, les cool kids de partout ont repris le flambeau au début du millénaire, attirés par sa contre-culture bilingue et ses logements accessibles. S’ensuivent des années fastes pour des générations de créateurs et de fêtes clandestines. Victime d’une réputation enviable, le secteur connait alors les conséquences naissantes d’un embourgeoisement érodant peu à peu la mixité sociale sous le poids du bourdonnement spéculatif. Car le quartier, aussi anticonformiste soit-il d’esprit, a évolué au rythme du capital et non de la poésie. Quiconque connait ses rues, les voit dorénavant s’affubler de loyers exorbitants, de boutiques épurées et de gyms nouveau genre. Étouffant la bohème d’antan d’une hygiène de vie 2.0 à la sauce Griffintown. Shiller Lavy réinvente le Zeigteist, ainsi va le nouveau Mile End.
Une courte marche dévoile l’avenir incertain de son patrimoine pittoresque. Le dive bar du coin a plié bagage. Le vieux cordonnier italien est aujourd’hui un commerce d’étuis de cellulaire. Le libraire S.W.Welch sur St-Viateur annonce qu’il tire sa révérence. Les locaux vacants sont omniprésents. On milite par l’affichage sauvage pour le gel des frais de loyer et les graffeurs s’en donnent à cœur joie. À l’exception de quelques institutions, nul ne semble être à l’abri de l’actuelle flambée du marché immobilier. La pandémie n’aide pas à ralentir la chute, bien au contraire.
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Sensible à sa mésaventure, je me suis entretenu avec Tony à plusieurs reprises au cours des dernières semaines. Bien trop peu d’ailleurs pour saisir l’envergure de ce personnage énigmatique, mais par son récit, j’ai tenté de tirer le portrait d’une inquiétude partagée. Pour débuter, il faut revenir un peu en arrière.
Anthony Abouazzie, 18 ans, arrive avec sa guitare à Montréal en 1996 de son Maine natal. Il entame des études en cinéma à Concordia. Allergique à la technologie, il remet ses travaux rédigés à l’aide d’une dactylo trouvée dans la rue. En 1999, il déménage au-dessus d’une poissonnerie pour 200$ par mois à l’angle de Parc et Bernard: « Je découvre dans le Mile End de l’époque, un refuge contre le patriotisme américain et l’anxiété médiatique. Je m’y fais des amis, des compagnons de band. Le quartier devient mon îlot de création. Je joue mes morceaux dans les bars, dans la rue. Je participe à des films, j’écris, inspire, dérange et bois beaucoup .»
En 1999, il déménage au-dessus d’une poissonnerie pour 200$ par mois à l’angle de Parc et Bernard: «Je découvre dans le Mile End de l’époque, un refuge contre le patriotisme américain et l’anxiété médiatique.»
Depuis près de deux décennies, les artistes vont et viennent au gré des saisons, mais Tony reste et demeure animé d’un souffle créatif inaltérable. Une « musique traditionnelle intemporelle » qu’il a tissée armé d’un mixeur quatre pistes et d’une myriade d’instruments (guitares, banjo, synthétiseur, xylophone, clarinette basse). Une production-fleuve orchestrée en solo et enregistrée sur cassette, vendue à petit prix ou simplement offerte aux étrangers.
Sa mémoire est précise et il livre son passé avec aisance. La pensée est volatile, parfois déroutante, mais fidèle à s’inscrire dans une vérité. Homme réservé, quoique flamboyant, Tony navigue entre des positions réfléchies et spirituelles, entre le scandaleux et la bouffonnerie. « La philosophie est un art vulgaire, bancal. La musique est une réelle solution au désespoir! », raconte-t-il en s’esclaffant. Son rire, sa façon de s’exprimer, de bouger, et surtout de percevoir le monde dégagent une rafraîchissante imperméabilité à la cadence effrénée de notre modernité.
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Inspirée par l’éthio-jazz, le P-funk, le delta blues et la musique gospel, sa signature est un collage d’une rare singularité. Un son groovy et expressionniste. Ses compositions gravitent autour d’obsessions assumées; conspirationnisme, puissances occultes, présences extra-terrestres, cosmogonies tribales et créatures improbables. « La musique sert à créer des ponts entre ce que je ressens et les forces incontrôlables qui peuplent nos dimensions. » Il abonde en expériences surnaturelles, me parle de sa rencontre avec les morts. On se laisse sur une anecdote de voyage astral.
Que ce soit par des figures comme celles de Sun Ra, Daniel Johnston ou Moondog, l’histoire musicale est traversée d’interprètes marginaux en rupture avec les normes. Vecteurs de fascination et de malaise.
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Sur Parc, un peu au nord de Fairmount, je monte les marches d’un bâtiment mal entretenu. Les logements sont barricadés, mais une porte au dernier étage s’ouvre et une silhouette familière m’y invite. L’appartement de Tony est un lieu exigu, peu éclairé, bondé de trouvailles et d’instruments. Son bain est occupé par des cassettes et ses armoires de cuisine cachent des VHS. L’odeur est prenante. « Je me nourris presque exclusivement de cuisses de poulet, d’œufs et de noix. En 2017, j’étais un insomniaque, tremblant de partout ne s’alimentant que d’alcool. J’ai fini par me réveiller à l’hôpital. Le personnel médical croyait que j’allais y passer. » Sobre depuis trois ans, il ne s’abreuve plus que d’eau distillée. Sa santé va mieux.
Évoluant sans cellulaire ni connexion internet, il vit sans emploi depuis 2007 dans une manifeste précarité: « Je touche l’aide sociale, l’argent de petites ventes d’herbe et les rentes d’une bande sonore réalisée pour une grosse télé-réalité américaine. Malgré la minceur du portefeuille, je n’ai jamais manqué de rien », me raconte Tony, assis sur un djembé.
«C’est dommage d’être confronté à la décomposition morale d’un quartier où tout semblait possible.»
« Il est évident que le Mile End avait une date d’expiration. C’est dommage d’être confronté à la décomposition morale d’un quartier où tout semblait possible. Amnésique de sa vocation de collaboration et d’exploration. On assiste à la déshumanisation de la propriété. Derrière chaque loyer vide, il y a une personne abandonnée. Mais je refuse de me persécuter et me considérer comme un citoyen de seconde zone. Mais cet appart est plus que ma maison, c’est une partie de mon univers. » J’observe les lieux en imaginant le luxueux logis prévu sur deux étages qui remplacera son 1 1/2. Il aura eu un an de sursis avant la rénoviction finale.
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Ce phénomène de mutation semble s’abattre telle une fatalité sur toutes les grandes villes du monde. De Neukölln à Palermo, les couches populaires sont destinées à s’expatrier en périphérie, remplacées par une génération d’investisseurs friands d’habiter les quartiers alternatifs. « Le Mile End est passé d’un état d’esprit à une image de marque », déclare Tony, nostalgique. La violence de l’embourgeoisement chasse. Les nouveaux flux de richesse enchantent par leur pouvoir d’achat. Un spectacle auquel on assiste sans célébrer.
«Le Mile End est passé d’un état d’esprit à une image de marque », déclare Tony, nostalgique.
Tony ignore à ce jour sa prochaine adresse. Il souhaite démarrer un nouveau chapitre de sa vie au Nouveau-Brunswick. Toujours aussi musical, mais plus près de la nature. « Peut-être St-John, ou bien Fredericton, qui sait?» Engluées dans la pandémie, les mesures frontalières l’empêchent toutefois de s’y rendre en ce moment. Il hausse les épaules. Qu’arrivera-t-il de Tony Ezzy? Je m’obstine à ne pas réfléchir à l’itinérance qui le guette.
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« Je n’ai jamais imaginé quitter ce quartier. C’est étrange, mais j’ai eu le privilège d’y vivre et explorer un Âge d’or maintenant révolu. J’espère qu’on va se rappeler de moi comme quelqu’un dédié à perfectionner son artisanat. Est-ce important d’être compris? Au moins, être reconnu tel un musicien honnête. » Son émission mensuelle sur les ondes radiophoniques de CKUT, Space Plane, demeure à ses yeux son plus bel héritage. Au même titre que sa chaîne YouTube, The Tony Ezzy Espace Labratouri, où des centaines de vidéos archivent ses expérimentations les plus éclatées, téléversées en empruntant l’ordinateur de la bibliothèque située devant chez lui.
Une vie artistique en retrait de l’appât du gain évoque la rare audace d’une résistance romantique. Au rythme auquel le quartier accentue son aseptisation, l’exil de Tony symbolise la transition entre deux époques. Un pilier du mythe s’effondre. À travers les mécanismes visibles de l’embourgeoisement, c’est tout un univers folklorique qui risque de disparaitre. La magie des environs, nourrie par la couleur de ses personnages, de ses petits commerces et de ses lieux de rencontre, s’éteint un peu plus à chaque départ. Si le Mile End lui a déjà dit au revoir, c’est maintenant au tour à Tony Ezzy de faire ses adieux à ce qu’il en reste.