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À Longueuil, dans l’arrondissement de Saint-Hubert, l’automne a commencé sa tournée. Les feuilles orangées s’accrochent aux premiers arbres du boisé, derrière des portes de garage couleur charbon. Des portes toutes neuves, bien droites devant leurs bungalows trop sages, tirés à quatre épingles. Les adresses en chrome brillent comme des pancartes publicitaires : ici, tout est propre, tout est réglé. Même l’asphalte se retient de craquer.
Un camion de livraison s’arrête, crache son colis, repart aussitôt, comme si rien ne devait déranger le ballet tranquille du quotidien. Et puis, au coin de la rue Joseph-Daigneault, l’accroc dans la toile. Un bouquet de fleurs, quelques bougies fanées. Devant, des trépieds s’ouvrent d’un son métallique qui déchire le calme trop parfait du décor.
Dans ce quartier sans histoire, un adolescent n’est plus.
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Les voisins n’ont pas encore apprivoisé la meute de caméras. Encore sonnés par la tragédie, certains dégainent leur téléphone, comme pour s’assurer que ce qu’ils voient existe vraiment. Plus loin, un Youtubeur de la communauté afghane diffuse en direct, transformant le deuil en fil d’actualité. Moi aussi, d’ailleurs.
Un peu à l’écart, la brigadière regarde. Trente-neuf ans qu’elle arrête les voitures pour faire traverser les enfants de l’école des Mille-Fleurs. Elle ne donnera pas son nom : son mari, un policier, lui a conseillé la prudence. Elle raconte sa stupéfaction, lundi matin, quand elle a vu les rubans orange bloquer la rue de Monaco.
« Jamais eu de problèmes avec ce petit gars-là. Un enfant calme, poli… Ça n’a pas de maudit bon sens qu’il ait perdu la vie », lâche-t-elle, la voix cassée. Elle l’avait perdu de vue après le primaire, mais sur la photo qu’on lui a tendue, elle l’a reconnu tout de suite.
Nooran Rezayi. 15 ans. Élève de secondaire 4 à l’École André-Laurendeau, tout près d’ici.
« Il n’aura jamais pu graduer… », laisse-t-elle tomber, comme une phrase qu’on ne devrait pas avoir à prononcer.
Dans le quartier, tout le monde connaît la brigadière. Elle, elle entend les rumeurs qui ricochent d’une porte à l’autre, ces bribes qu’on ramasse comme des miettes. Elle essaie de recoller les morceaux, mais elle se méfie : « Chaque info se contredit, faut faire attention », prévient-elle, lucide malgré le brouillard des derniers jours.
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Mais qu’est-ce qui s’est passé?
Dimanche après-midi, ils seraient apparus en bande : d’origine multiculturelle, tous vêtus de noir, visages masqués. Cinq, dix, vingt-cinq. Le compte varie au gré des témoins. « Moi, j’ai entendu vingt », soupire la brigadière en faisant tourner son panneau d’arrêt.
Selon des témoins, les adolescents auraient expliqué qu’ils comptaient tourner une vidéo dans le boisé. Deux appels au 911 plus tard, les voilà décrits comme cagoulés, armés et menaçants. Dix minutes et une voiture de police leur barre la route.
Peu de temps après avoir été interpellé, Nooran aurait ouvert son sac pour prouver qu’il était vide. Main à l’intérieur, geste mal interprété. Deux coups de feu éventrent l’après-midi.
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« Depuis hier, plein de voisins me soufflent que c’est pas eux qui ont appelé la police », dit la brigadière. Manière de se dédouaner d’une histoire qui en réveille d’autres : Fredy Villanueva, Junior Olivier, Abisay Cruz. Des noms collés à la mémoire collective comme du goudron. Sauf que cette fois, le décor est propret, la pelouse immaculée, loin des quartiers défavorisés où l’on croit que ces drames ont leur adresse attitrée.
L’affaire n’a pas mis de temps à franchir les haies de cèdre du quartier : déjà on parle de bavure policière, de profilage racial, de racisme systémique. #justice4Nooran tourne comme un refrain trop souvent entendu. En face, d’autres tribunes pointent vers la banalisation des armes à feu chez les jeunes, le climat de confrontation, ce « lifestyle de rue » calibré pour Snapchat et compagnie. Deux narratifs. Chacun y trouve son compte, chacun écrit son récit.
Une source policière me glisse, presque pour s’excuser : « En simulation, c’est ce qu’on nous apprend. Les mains, c’est capital. Quand on ne les voit plus, dans un sac à dos, ça devient une question de survie. C’est horrible qu’une si petite erreur puisse coûter une vie. »
À l’École André-Laurendeau, aucun élève rencontré sur l’heure du midi ne le connaissait vraiment, mais le choc flottait quand même. Les rumeurs couraient dans tous les sens, épaississant l’inquiétude et la confusion.
J’ai tenté de joindre sa famille. Pour comprendre qui il était. Parce qu’une vie arrachée ne devrait jamais se résumer à un fait divers. Sans succès.
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Mais qu’est-ce qui s’est vraiment passé?
Après le drame, le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) a vite rappliqué. C’est son boulot : enquêter quand la police dérape. Sur papier, le BEI est censé garantir transparence, impartialité, confiance. De bien beaux mots. Sa création, on s’en souvient, c’était justement pour calmer la grogne née des enquêtes « maison », après Fredy Villanueva et quelques autres affaires trop louches.
Pendant ce temps, dans le quartier, c’est une autre enquête qui commence. Le lendemain, le Journal de Montréal rapporte qu’une vingtaine de jeunes proches de Nooran se sont mis à arpenter les rues pour récolter vidéos et témoignages. Avec eux, une mère avocate pour donner un vernis légal. « Nous voulons prouver que la police a tué notre ami pour rien. Après ça, difficile de leur faire confiance », dit l’un d’eux.
Dans ces rues bardées de sonnettes-caméras, ils espéraient tomber sur l’angle mort qui dirait tout. Une enquête parallèle, version génération TikTok, contre l’enquête officielle.
Une conférence de presse inattendue
Mardi matin, fait rarissime, la directrice du BEI, Brigitte Bishop, est sortie de son bureau pour tenir un point de presse. Officiellement, il s’agissait de « sensibiliser » la population. Officieusement, on comprend bien que ce sont surtout les enquêtes citoyennes improvisées qui l’inquiétaient. Bishop parlait de preuves « altérées », de versions qui ne collent plus.
Le Bureau avait sorti l’artillerie lourde : quinze enquêteurs, un analyste, deux policiers du SPVM venus avec leur drone.
Et, détail important, sept vidéos déjà en main, dont au moins une qui montrerait le moment où l’agent fait feu sur l’adolescent.
Mais ce qui a surtout frappé, c’est l’une des formulations de Brigitte Bishop : « Nous avons saisi une arme à feu, un sac à dos, des cagoules, un bâton de baseball… » Il n’en fallait pas plus pour que les manchettes s’embrasent : une arme a été saisie. Traduction immédiate dans l’opinion : un des ados était armé. La tragédie devenait soudainement plus « logique », presque justifiable.
Sauf qu’il faudra un certain temps avant de corriger le tir : l’arme n’était pas aux ados, mais au policier qui avait tiré. Entre-temps, le soupçon s’était-il déjà incrusté, tenace, dans l’imaginaire collectif?
Le reste de la conférence sonnait comme un communiqué écrit d’avance. On nous a rappelé que le BEI invitait toute personne détenant de l’information à le contacter. Et puis, la phrase qui clôt toutes les conférences : « Je peux vous assurer que notre Bureau est indépendant. Nous sommes impartiaux. Notre mission est de faire la lumière. »
À force de le répéter, on finit par se demander qui, exactement, on essaie de convaincre.
Le SPAL
En soirée, nouveau rebondissement : le BEI annonce qu’une « enquête parallèle » est déclenchée par le SPVM. Elle porterait, dit-on, sur l’intervention du Service de police de l’agglomération de Longueuil (SPAL) ou sur une possible infraction criminelle échappant au mandat du BEI. Point. Pas plus de détails…
Le hic, c’est que le SPAL, jusqu’à tout récemment dirigé par l’actuel boss du SPVM, Fady Dagher, traîne derrière lui une réputation d’enfant modèle. Approche humaniste, projets innovants, RÉSO, IMMERSION, tous ces sigles qu’on sert aux colloques pour montrer qu’on sait faire de la police autrement. Même une série à Radio-Canada pour enrober le tout.
Un modèle exemplaire, dit-on. Qui contraste d’autant plus avec les deux coups de feu de dimanche. Le policier, lui, est en « arrêt de travail ». Rien d’inhabituel, toutefois. Chaque fois qu’un agent fait usage de la force ayant causé un décès, un protocole impose cette mise à l’écart temporaire avant le retour au service.
La famille Rezayi, de son côté, a mandaté Me Fernando Belton, avocat spécialisé en brutalité policière, pour intenter une poursuite civile contre le SPAL et le policier impliqué.
À la suite de la publication d’une photo sur les réseaux sociaux offrant 2 000 $ pour la tête d’un policier, le SPAL a procédé à l’arrestation d’un mineur. Le corps policier affirme d’ailleurs qu’il ne s’agissait pas du bon agent. En conférence de presse vendredi matin, son porte-parole , Gino Iannone, a fait un appel au calme à l’approche des deux manifestations du week-end, redoutant des débordements et de nouvelles menaces envers ses membres.
Le BEI sous critique
Au-delà de l’affaire, c’est l’indépendance même du BEI qui est en jeu. Sur papier, il devait être le contrepoids aux bavures policières. Dans les faits, comme le rappellent le CRAP et la Ligue des droits et libertés, l’organisme ressemble davantage à une annexe du milieu : rempli d’anciens policiers, dépendant encore des mêmes corps pour ses ressources. De quoi alimenter l’accusation récurrente : loin d’assurer la transparence, il perpétuerait l’impunité.
Depuis 2016, le bilan parle tout seul : près de 86 % des enquêtes se terminent sans accusations.
Seulement deux ont débouché sur des procédures judiciaires. Quarante dossiers ont été fermés ou traînent encore, et quatorze ont pris le chemin du Directeur des poursuites criminelles et pénales.
Or, le DPCP aussi marche main dans la main avec le milieu policier. Assez pour alimenter le soupçon permanent : quand le citoyen tombe sous les balles, les chances de voir une accusation sont minces.
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L’enquête suit son cours. La famille, elle, porte le deuil et attend des réponses, impuissante à les chercher elle-même, de peur de « contaminer » la vérité.
Reste qu’au-delà du drame, c’est la crédibilité du BEI qui se joue. Dix ans d’existence, presque aucune accusation. Dans les affaires de morts sous les balles policières, la transparence promise ressemble trop souvent à un rideau de fumée.
Au fond, il n’y avait rien dans le sac à dos de Nooran. Rien, sinon le poids d’une méfiance qui s’épaissit jour après jour, envers la police et envers ce Bureau qu’on dit souverain.
Mais peut-on encore y faire confiance?
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