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Deux villes sous un même ciel : justice pour Abisay Cruz
Parc Laurier. Latte à l’avoine. Trottoirs bondés et ciel bleu. Les joggeurs déroulent leur foulée du dimanche. Les poussettes, les emplettes. Un Montréal carte postale.
47e Avenue et Pie-IX, Saint-Michel. Devant un long bloc d’appartements défraîchis, un portrait est scotché à l’écorce d’un arbre. Au pied du tronc, des fleurs ont été déposées.
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Ici, les sirènes étouffent les prêcheurs évangéliques, la musique latine dégouline des voitures, un drone grésille au-dessus des têtes. La foule s’épaissit, une centaine de visages masqués. « Justice pour Abisay! », lance une voix, cassant un silence de deuil.
Dimanche dernier, Abisay Cruz, 29 ans, d’origine hondurienne, père d’un garçon de neuf ans, gisait sur le balcon arrière de son logement. Deux policiers, puis six. Un genou planté dans le dos. Trop longtemps. Difficile de ne pas penser à George Floyd.
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Dimanche dernier, 8h06. Abisay rentrait chez lui. En crise. Un appel au 911. Altercation. Maîtrise au sol. Convulsions. Malaise cardiaque. Perte de conscience. Ambulance. Le décès est déclaré à l’hôpital.
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Encore là, difficile de ne pas penser à Jean René Junior Olivier, tué à Repentigny en 2021, ou à Fredy Villanueva, jeune Hondurien abattu par la police en 2008 dans un parc à proximité.
Que s’est-il passé, vraiment? La vérité viendra peut-être. En attendant, les rumeurs courent. Une voisine inquiète a filmé la scène. La vidéo tourne en boucle sur les réseaux.
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La mort de Villanueva avait embrasé Montréal-Nord ainsi que l’imaginaire social. Elle avait révélé au grand jour la fracture complexe de ces quartiers qu’on n’évoque qu’à travers leurs drames : tensions, bavures, fossé social.
L’histoire d’Abisay n’a pas fait autant de bruit jusqu’à maintenant. Ses contours restent flous. Une enquête du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) est en cours, comme le veut la procédure.
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Mais la colère est là, tapie dans les regards, surtout chez ceux du coin. « Parce qu’on n’a pas tout cramé », lâche un ami du défunt en allumant un joint pour expliquer la maigre couverture médiatique. Beaucoup dénoncent un traitement biaisé, plus prompt à fouiller le casier judiciaire d’Abisay qu’à remettre en question les circonstances de sa mort. Ici, la vieille fracture reste béante — celle qui sépare les jeunes du nord de la 40 du reste de la ville.
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Pascal, résident d’un HLM sur la 24e Avenue, résume l’ambiance des derniers temps en quelques mots : « On se fait coller pour rien, bro. On nous demande tout le temps c’qu’on fait là. On nous dit de rentrer chez nous. Mais Saint-Michel, c’est chez nous. »
L’ombre du profilage racial n’est jamais bien loin.
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Dans ce quartier aux racines latines et haïtiennes, difficile de ne pas se demander : et si le drame s’était joué aux abords du parc Laurier? Quel traitement aurait-il reçu? Si ailleurs la tragédie semble déjà s’effacer, le long des strip malls de Pie-IX, où se blottissent commerces et lieux de culte, la mémoire, elle, refuse de lâcher prise.
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Mardi dernier, une vigile a rassemblé voisins, proches et militants. Et ce dimanche, devant le bloc où Abisay est tombé, la colère gronde toujours. « Vas-y avec la rage, mon gars », lance un manifestant à un autre en remontant sa cagoule sur ses yeux.
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De vieux couples en habit d’église croisent des militants antipolice vêtus de noir, tandis que la famille s’étreint, les larmes aux yeux. Plus loin, certains versent une bière en mémoire d’Abisay, esquivant pour la plupart les caméras de Radio-Canada et de LCN. « Pas d’entrevue », répètent-ils en boucle.
La mort d’Abisay Cruz s’inscrit dans une sombre série : en quelques jours, le SPVM a été mêlé à deux décès sur son territoire en plus du décès d’une personne détenue par le SPVQ.
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La marche, annoncée pacifique, déborde d’émotion dès les premiers pas. Feux d’artifice, cris, face-à-face tendu, en français et en espagnol, devant le poste de police 30. Un membre de la famille, les yeux brûlés par la peine, est retenu alors qu’il hurle sa rage à ceux qu’il accuse d’avoir volé une vie.
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Dans la foule qui reprend sa marche, plusieurs dénoncent à voix haute les mauvais traitements qu’ils ont subis aux mains des forces policières.
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Trois kilomètres de slogans, d’affiches, de fumigènes. Trois kilomètres pour exiger que justice soit faite. Pour exiger des explications de Fady Dagher, de la classe politique et des grands médias qui, eux, ont déjà quitté la scène. On réclame des caméras corporelles. On réclame des comptes.
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Puis, ça explose. L’antiémeute verrouille la voie de service. Les manifestants contournent, sautent une clôture, envahissent brièvement la route. Les klaxons s’élèvent et se multiplient. La réponse ne tarde pas : gaz lacrymogène, poivre de Cayenne. La foule réplique, pierres et bouteilles en main. Six arrestations. La bannière « Justice pour Abisay Cruz » est confisquée.
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En remontant vers le nord, des militants distribuent du Maalox pour apaiser les brûlures aux yeux, à la gorge. Mais pour le cœur? Rien. La brûlure s’étend, se creuse, s’infecte. Un voisin, Bobo, observe la scène en s’appuyant sur sa canne, perplexe face aux matraques qui frappent les boucliers. « Le quartier n’avait pas besoin de ça », me dit-il d’une voix étouffée, en regardant les siens courir, la peur dans les talons.
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Pendant ce temps, au parc Laurier, on caresse des chiens, on lèche sa première crème glacée.
Les résultats de l’enquête ne ramèneront pas Abisay à son fils. Ni à ses parents. Ils n’essuieront pas les larmes sur leurs joues. Mais de cette histoire, il faudra se souvenir, comme on grave une cicatrice, qu’il existe encore, sous un même ciel, deux Montréal.