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L’épuisement des femmes publiques

Par
Lili Boisvert
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Cette semaine, mon amie Judith Lussier a annoncé qu’elle abandonnait sa tribune au journal Métro, épuisée.

« Les femmes persistent depuis des années, mais à quel prix? Mon épuisement m’appartient, mais ses sources sont profondément ancrées dans la société. »

Le lendemain, la chroniqueuse Manal Drissi expliquait sur Facebook qu’elle avait pris une pause des réseaux sociaux par épuisement, elle aussi, et qu’elle avait pensé à tout abandonner avant de se raviser.

«Je me suis sentie épuisée mentalement, drainée de toute mon énergie […] Je suis à boutte de voir des femmes se taire parce qu’elles sont épuisées de défendre leur prise de parole. »

“Je suis heurtée de nous voir envisager le silence pour esquiver le mépris.”

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Même son de cloche du côté des chroniqueuses Marilyse Hamelin et Geneviève Pettersen, qui ont témoigné elles aussi ces derniers jours du prix à payer pour travailler dans l’espace public quand on est une femme. Safia Nolin, Maripier Morin, Kim Rusk, Abeille Gélinas, Pénélope McQuade ont toutes récemment témoigné de cette réalité. Des dizaines d’autres aussi l’ont fait. On observe le phénomène du côté sud de la frontière, et de l’autre côté de l’océan. Moi même, l’année dernière, j’ai chancelé sous le poids de la vague.

Les femmes qui prennent la parole publiquement reçoivent une shitload de marde.

Tirer sur la messagère

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Déjà, les réponses paternalistes aux témoignages des chroniqueuses fusent: «elles ont qu’à pas lire les commentaires», «elles ont qu’à bloquer les trolls»,«elles sont pas faites assez fortes pour ce métier», «bof, ça arrive à tout le monde de recevoir des commentaires pas fins».

Bullshit.

Les femmes qui prennent la parole publiquement reçoivent une shitload de marde de plus que les hommes. En fait, les hommes sont globalement épargnés. Ou plutôt, pour être plus juste, les hommes blancs sont globalement épargnés.

L’année dernière, le Guardian avait fait l’exercice de mesurer les commentaires violents et dénigrants reçus par ses chroniqueurs. Le constat est sans appel: «Bien que la majorité de nos chroniqueurs réguliers sont des hommes blancs, nous avons constaté que ceux qui ont connu les niveaux les plus élevés d’abus et de mépris ne l’étaient pas. Les 10 chroniqueurs qui ont eu le plus d’abus sont huit femmes (quatre blanches et quatre racisées) et deux hommes noirs. Deux des femmes et un des hommes étaient homosexuels. Une des femmes est musulmane et une autre est juive. Et qui sont les 10 chroniqueurs qui ont reçu le moins d’abus? Tous des hommes.»

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Évidemment, je ne dis pas qu’aucun homme blanc ne vit d’abus en ligne. Il y en a, bien sûr. Mais ce qu’il faut observer ici, ce sont les proportions et l’aspect systémique de la problématique.

«C’est la faute aux trolls».

Oui, mais pas que. Les trolls qui prennent plaisir à harceler les femmes publiques – et tout particulièrement les féministes – sont évidemment une des principales causes de l’épuisement professionnel de ces dernières.

Les chroniqueuses, animatrices et artistes doivent accuser le coup sous les commentaires méchants sur leurs physiques, sous le mansplaining et le paternalisme incessant, le girl-on-girl hate, le mépris, le harcèlement sexuel, l’objectification, les appels au suicide, les menaces de viol et autres violences physiques.

Le sexisme est présent au sein des médias, comme dans d’autres secteurs professionnels.

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Mais pour certaines, ce n’est pas que cela la source du problème. Car il faut aussi composer, par-dessus le marché, avec les tirs amis. Enfin, les tirs venant de pairs qu’on a eu la candeur un instant de croire amis, parce qu’on est tombé dans le panneau du «bon gars progressiste qui ne ferait pas mal à une mouche féministe», et qui, pourtant, saisi la première occasion de sauter à la jugulaire d’une collègue féminine à la voix un peu trop forte afin de protéger le boysclub.

(Heureusement, il y a aussi des alliés sincères; allo les amis.)

L’épuisement vient également du fait que le sexisme est présent au sein des médias, comme il l’est dans d’autres secteurs professionnels. Les hommes blancs sont numériquement minoritaires sur le plan démographique, pourtant, ils sont incongrûment et constamment majoritaires sur les tribunes officielles, qui deviennent ainsi des safe spaces pour eux.

Cela crée un rapport de force inégal, et à l’échelle nationale, ça crée un biais antidémocratique où la parole d’un groupe enterre celle de l’autre.

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Dans ce contexte où la voix masculine définit la norme, celle des femmes d’opinion détonne. Tout de suite, elle semble “extrémiste”, “radicale”, “hystérique”. Mais le mot qui convient vraiment, c’est “marginalisée”.

Je comprends les hommes blancs d’être tannés qu’on les pointe du doigt, qu’on leur dise qu’ils font du mansplaining et qu’ils ont des privilèges. Honnêtement. Ça doit effectivement gosser solide à la longue. Et c’est pourquoi, pour que tout le monde se sente mieux, il faut créer une réelle égalité dans la prise de parole.

Parce que oui, en principe, quand il est question de liberté d’expression, tout le monde est égal. Mais dans les faits… «certains sont plus égaux que d’autres.»

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