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Le phénomène des « tradwives », ou le retour en force de la femme soumise

Chez les « femmes traditionnelles », l’épouse dévouée des années 50 est un idéal biblique de modernité.

Par
Malia Kounkou
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« Ça va en froisser quelques-uns [mais] je me soumets et sers mon mari. » Derrière cette déclaration osée, un visage souriant : celui d’Estee C. Williams, une femme au foyer américaine tout juste âgée de 25 ans. Sous des airs modernes de Marylin Monroe, elle est la mascotte officieuse de la tendance des femmes traditionnelles (ou, en anglais, des « tradwives ») qui revient lentement au goût du jour sur les réseaux sociaux, comme en témoigne son compte TikTok viral à la gloire de l’épouse féminine des années 50.

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Et entre deux tutoriels pour être la mariée parfaite, la définition est donnée. « [Une tradwife] est une femme qui choisit de vivre une vie plus traditionnelle avec des rôles de genres ultra traditionnels. Donc l’homme sort de la maison, travaille, pourvoie pour la famille. La femme reste à la maison et elle est la ménagère : elle s’occupe de la maison et des enfants, s’il y en a », explique Estee Williams sur son profil.

Jusqu’ici, point de nouveauté : d’aussi loin que remonte la notion de famille, celle de femme au foyer a toujours existé en parallèle. De même pour les femmes ouvertement entretenues par des hommes qui, lorsqu’elles ne prennent pas le nom de trophy wives (« jeune femme attirante qui est l’épouse d’une personne âgée riche et prospère et agit comme un symbole de la position sociale de la personne »), répondent à celui de sugar babies (« personne jeune qui offre une compagnie romantique ou une intimité sexuelle à une personne âgée riche en échange de cadeaux ou d’un soutien financier »). Le schéma en lui-même n’a donc rien d’inédit.

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Sa farouche revendication publique l’est, en revanche. Car là où, avant, être ménagère (traduction de « homemaker ») relevait de l’évidence circonstancielle et sociétale — peu d’autres options étaient disponibles —, le phénomène des tradwives introduit non seulement la notion d’un choix assumé, mais aussi celle d’une fierté défiante derrière ce choix.

Oui, je m’affaire à la maison toute la journée durant. Oui, je ne porte plus que des robes longues. Oui, je ne travaille pas, car le salaire de mon mari est amplement suffisant pour nous deux.

En quoi est-ce que cela vous regarde?

Un équilibre délicat

En beaucoup de choses, si l’on en croit la vague de critiques que suscitent constamment ces contenus, mais aussi ses dérivés. Parmi eux, la récente tendance de la stay at home girlfriend (ou « petite-copine à domicile ») où la narratrice énumère tout ce qu’elle accomplit pour son partenaire aux quatre coins de la maison tandis que celui-ci travaille.

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@kendelkaycooking and cleaning are my favorite acts of service 👩🏼‍🍳🫶🏼♬ original sound – kendel kay

« Ce que je vois, c’est davantage une demande de reconnaissance sociale », constate pour sa part Mélanie Millette, professeure agrégée et chercheure au Département de communication sociale et publique de l’UQAM. « [Ces femmes] ne sont pas nécessairement machiavéliques et stratèges. Et une demande de reconnaitre son choix de vie comme légitime n’est pas nécessairement une demande directement politique. »

Ces vidéos aux montages impeccables cacheraient-elles donc une volonté des tradwives d’être tout simplement appréciées et prises au sérieux dans leur féminité? Fort probablement. S’ajouterait à cela le désir de créer du lien entre semblables, ce qui s’observe notamment dans la section commentaires où de nombreuses tradwives s’encouragent, se complimentent et se défendent dans un solide esprit de sororité.

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Elles se savent avoir mauvaise réputation et devinent que l’ajout du terme « soumission » n’aide en rien leur cause. Sans s’en excuser ni diluer pour autant leurs croyances profondes, elles essaient tant bien que mal d’expliquer, une vidéo impeccable à la fois, qu’il n’y a dans cette soumission aucun rapport de domination, mais plutôt un amour choisi et réciproque par lequel la femme garantit le bien-être de l’homme et l’homme s’assure du confort matériel de la femme.

Est-ce toutefois suffisant à instaurer une dynamique saine? Mélanie Millette a ses doutes. « Moi, la grosse question qui me vient tout de suite à l’esprit, c’est celle de l’autonomie financière de la personne, s’interroge-t-elle. Je suis tout à fait en faveur de l’autodétermination des personnes. »

« Mais si on veut rester une citoyenne à part entière, autonome et avec une capacité d’agir, on ne peut pas s’amputer de sa capacité à agir sur le plan financier. »

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Or, c’est ici que le bât peut blesser, car la tradwife ne travaillant pas, elle n’a aucune possibilité de percevoir son propre argent et se garder ainsi des économies de secours. Et comme l’homme est le seul pourvoyeur, il est aussi celui qui a le dernier mot sur toutes les dépenses majeures du foyer. « Ça, pour moi, ce serait problématique parce que, sur le plan d’un couple toxique ou des violences genrées au sein du couple, le contrôle financier est un élément de plus en plus documenté », s’inquiète Mélanie Millette.

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Réécrire l’histoire

Mais qu’avait donc la femme des années 50 pour être si idéalisée? Elle était docile, pour commencer, mais aussi coquette, polyvalente, modeste et heureuse de servir son foyer dans la plus parfaite des abnégations. Il serait presque question ici d’un âge d’or où les femmes œuvraient d’un bout à l’autre de la maisonnée avec joie et sans jamais se plaindre.

Bonheur perdu ou fantasme total? Les textes de femmes publiés durant cette période nous informent d’une réalité bien loin du mythe.

C’est le cas de l’un des essais instigateurs de la seconde vague féministe, La Femme Mystifiée (1963) de la journaliste et autrice Betty Friedan. « C’était une charge à fond de train contre le modèle de l’épouse à la maison qui est heureuse et épanouie, relate Mélanie Millette à son propos. C’était pour dire qu’en fait, les femmes qui restent à la maison, surtout quand elles ont eu une éducation, s’ennuient à mourir. Elles dépérissent et sont misérables. »

Betty Friedan.
Betty Friedan.
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Simone de Beauvoir elle-même écrivait dans Le Deuxième Sexe, en 1949, que « la dispute durera tant que les hommes et les femmes ne se reconnaîtront pas comme des semblables ».

À cela vient s’ajouter la vérité plus terrible et bien moins révisionniste des États-Unis des années 50. Une période où « la force de travail était soutenue par des femmes blanches médicamentées et des femmes noires exploitées », tel que souligne sans ambages la tiktokeuse Domestic Blisters.

L’âge d’or de la ménagère parfaite adulé par les tradwives n’aurait donc tout simplement jamais existé.

« Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur. »

Autre lecture ambivalente : celle de la Bible, pourtant au cœur même du mouvement tradwives — car si quatre comptes sur cinq s’annoncent chrétiens, le cinquième ne le proclame juste pas à voix haute. Lorsque viendra le temps d’expliquer l’aspect de soumission, nombreuses utiliseront les versets 22 et 23 du livre des Éphésiens ouvert au cinquième chapitre.

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« Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur. Car le mari est le chef de la femme, comme Christ est le chef de l’Église, qui est son corps, et dont il est le Sauveur. »

Un œil athée pourrait y lire de l’asservissement, mais une tradwife comme la youtubeuse Bindi Marc y voit simplement une ligne éditoriale claire : « Le mari est le leader, la femme est la suiveuse. Même valeur, différents rôles, différentes fonctions ». Ici, l’égalité n’est pas innée, mais gagnée, car « en étant respectueuse et soumise, tu gagnes de l’influence sur ton mari, tu n’en perds pas ».

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Mais est-ce bien sage d’appliquer tout ce que l’on lit sans jamais rien interpréter à la lumière de notre société actuelle? Sébastien Doane, professeur en études bibliques et théologien féministe à l’Université Laval, se pose cette question.

« Une des grandes forces des textes bibliques, c’est que ça reste le portrait d’une culture très différente de la nôtre. Y confronter nos façons de faire et de voir peut nous aider à nous situer », estime-t-il.

« Mais lire la Bible comme un miroir où tu vois juste ce que tu veux y voir, c’est manquer une belle opportunité de grandir par la découverte de l’altérité. »

Une bonne illustration de lecture sélective serait le fameux passage d’Éphésiens que de nombreux profils tradwives citent en l’écartant des versets suivants, bien qu’il soit ensuite dicté à l’homme d’aimer sa femme au point d’y laisser sa vie — « [Et] vous maris, aimez vos femmes, comme Christ a aimé l’Église, et s’est donné lui-même pour elle ».

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Résultat : en omettant de citer cette contrepartie masculine, la femme semble seule à souffrir du fardeau de l’amour inconditionnel et la dynamique de ces relations, telles que dépeintes sur TikTok, paraît injustement unilatérale.

Retour de bâton

Se pose alors la question de la raison d’être du mouvement : pourquoi existe-t-il? Pourquoi un tel engouement? Et pourquoi maintenant, surtout?

Une portion de réponse est dans le rejet palpable des valeurs féministes qui s’observe chez de nombreuses tradwives. Certaines se considèrent même parler en connaissance de cause; elles ont testé la fameuse vie moderne qu’on leur reproche de ne pas vouloir, celle de la girlboss qui travaille et gère sa vie comme elle l’entend, mais n’en ont récolté qu’anxiété et mal-être. À présent du côté « serein » du rivage, elles pointent du doigt le féminisme comme seul coupable et ne voit en lui qu’un mirage d’égocentrisme.

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@bernadinebluntly That glow-up after leaving feminism. 💕🤩🔥🌟 True stories. #fyp #viral #foryourpage #tradwife #feminism #feminist #tradwives #explore ♬ cute sound

« Et quelle est la source de cet égocentrisme? J’ai l’impression que c’est le résultat de ces mouvements de femmes avec la condamnation d’à peu près tout ce qui est masculin comme étant mauvais, stupide, et oppressant […] », écrit d’ailleurs l’autrice Laura Schlessinger dans Vivre à Deux, Vivre Heureux, un livre de chevet célèbre chez les femmes traditionnelles.

De cette compréhension du féminisme comme d’un mouvement de dénigrement systématique de l’homme — et non de rééquilibrage d’un système historiquement inégalitaire, car patriarcal — se comprennent donc beaucoup de choses, dont le timing de cette fameuse tendance.

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« Dans une perspective où ce mouvement se raccroche malheureusement à l’antiféminisme comme idéologie de fond, pour moi, ça toucherait aussi à ces revendications clairement énoncées dans les extrêmes droites et qui reprennent de la vigueur sur internet ainsi qu’hors-ligne depuis presque dix ans, maintenant. Mais surtout depuis 2016; en Amérique du Nord, avec l’élection de Trump, on l’a bien senti. Ce ne sont pas des mouvances qui sont en train de s’épuiser, au contraire », craint Mélanie Millette.

Si, du côté des hommes, #MeToo a indirectement déclenché le masculinisme réactionnaire visible dans la montée de podcasts pour « mâles alpha » ou dans la popularité de figures brutalement misogynes comme Andrew Tate, du côté féminin, il semblerait que la COVID ait été ce catalyseur.

En effet, la pandémie a déréglé la balance travail-maison au point de pousser de nombreuses femmes au burnout et cette vulnérabilité les a rendu plus réceptives à l’idée d’un retour à un passé plus « simple ».

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La bonne cible

Ce qui ouvre une dernière piste de réflexion loin des idéologies, mais proche de la santé mentale. Et si le mouvement tradwives était d’abord et avant tout une réaction de saturation? De lassitude? Et si le choix traditionnel drastique était en fait un choix de survie face aux charges mentales et attentes inatteignables qui pèsent sur les femmes en tout lieu et en tout temps?

Elles doivent être de bonnes mères, de bonnes partenaires, de bonnes employées, de bons modèles. Il leur faut incarner tout et rien : la douceur et la fermeté, la pudeur et la tentation. Et par-dessus tout : leur identité commence et s’arrête à leur capacité de travail.

La créatrice de contenu Consciously Kash fera en ce sens une lecture intéressante de la colère provoquée par les contenus de stay at home girlfriends, la considérant « d’une nature intrinsèquement capitaliste », car « suggérant que [la stay-at-home-girlfriend] est paresseuse et que sa vie n’a pas de sens, parce qu’elle n’a pas de carrière ».

Aurions-nous donc intériorisé le labeur comme une extension naturelle de nous-mêmes au point où la vision d’une personne refusant de s’y conformer soit insupportable?

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Se pourrait-il aussi qu’en désignant le féminisme comme seule source de burnout existentiel, les tradwives se trompent d’ennemi? Soudainement, il ne s’agit plus d’un simple débat de valeurs, mais aussi de fatigue.