Logo
La bitch de service

La bitch de service

La nouvelle pochette de Sabrina Carpenter nous fait dire « wouf ».

Par
Vanessa Destiné
Publicité

Je l’avoue, j’ai fait le saut quand j’ai vu la couverture du prochain album de Sabrina Carpenter, une des nouvelles reines incontestées de la pop sucrée à la sauce américaine. Je suis trop paumée (et trop moderne) pour avoir un collier de perles, mais mon doux, si j’en avais eu un autour du cou, je pense que je l’aurais empoigné avec la vigueur de la madame anglo pognée du cul de chez Eaton, cette mythique créature du folklore québécois.

Pour contexte, au recto de cet album à venir intitulé Man’s Best Friend, on y voit Sabrina Carpenter, en mode #boucheouverte (RIP Stéphane Venne), vêtue d’une robe sexy ras-la-noune et agenouillée devant ce qui semble être un homme en costard qui la tire par les cheveux. J’écris « semble » parce que je m’accroche encore à la possibilité d’une twist féministe surprise, où l’on apprendrait que la personne en costard est en réalité Sabrina Carpenter elle-même (voir son dernier look lors d’un des after party du plus récent Met Gala), un drag king ou encore une brave lesbienne tomboy à la Roxane Bruneau.

Sabrina Carpenter dans un des after party du Met Gala
Sabrina Carpenter dans un des after party du Met Gala
Publicité

Au verso de la pochette, on voit le thorax d’un chien et son cou orné d’un collier et d’une médaille sur laquelle on peut lire « Man’s Best Friend ». Le meilleur ami de l’homme. Quand on combine les deux photos, on peut aisément comprendre la métaphore audacieuse derrière : Sabrina Carpenter est une chienne.

En anglais, c’est tout aussi percutant : Sabrina Carpenter is a bitch.

C’est osé, mais ça n’a rien de novateur. Il s’agit d’un cas classique de réappropriation d’un mot neutre ou péjoratif utilisé pour dénigrer, rabaisser ou déshumaniser des groupes marginalisés et d’en faire un véhicule pour l’empowerment de ces mêmes groupes.

Publicité

À peine dévoilée, la couverture a provoqué un tollé sur les Internets, polarisant immédiatement l’opinion publique entre les pourfendeurs de l’hypersexualisation des jeunes femmes d’un côté et les chevaliers de l’émancipation féminine de l’autre.

Je ne vous le cacherai pas, mon premier réflexe a été de me dire : « Won’t somebody think of the children!!! », un peu comme dans ce meme iconique tiré des Simpsons qui met en scène feu Maude Flanders et la femme du révérend Lovejoy, aka les avatars de ces médames chrétiennes virginales qui ont bu le Kool-Aid du puritanisme à l’américaine.

Publicité

Ma propre réaction m’a cependant surprise considérant que j’ai moi-même vécu ma préadolescence durant l’âge d’or des lolitas américaines, Britney Spears et Christina Aguilera en tête, ces good girls gone bad contre lesquelles les médias, les professeurs et les parents nous mettaient en garde, craignant qu’elles ne nous corrompent à force de déhanchement sexy en lingerie sur des refrains analogues créés en usine par Max Martin, le grand manitou de la pop mondiale.

Une couverture désormais légendaire du Rolling Stone mettant en vedette qui avait déclenché une panique morale à l’époque
Une couverture désormais légendaire du Rolling Stone mettant en vedette qui avait déclenché une panique morale à l’époque
Une couverture désormais légendaire du Rolling Stone mettant en vedette qui avait déclenché une panique morale à l’époque

Mes premières années de secondaire se sont déroulées sous l’avènement des pantalons taille basse et des g-strings en dentelle grichoue rouge de chez La Senza (aka des infections à levure waiting to happen). C’était une période faste en matière d’hypersexualisation durant laquelle on se sentait à l’aise, mes amies et moi, de chanter « my neck, my back, lick my pussy and my crack », en uniforme, dans la 197 Rosemont. Quand les adultes tentaient d’intervenir, on leur riait dans la face en leur disant : « Vous capotez pour rien ». Et comme de fait, mes amies et moi, on n’a pas « mal viré » parce qu’on a écouté Dirrty de Christina Aguilera sur repeat pendant 6 mois entre septembre 2002 et janvier 2003.

Publicité

Bref, je pensais que j’étais blindée, cool, relaxe. Que je n’étais pas programmée pour succomber à la panique morale autour du corps des femmes. Pourtant, j’ai bel et bien été heurtée par la pochette d’album de Sabrina Carpenter.

Pourquoi?

Parce que je n’y ai trouvé aucune qualité.

Pas de fausse pudeur

Je vous rassure, je suis familière avec l’œuvre de Mme Carpenter.

La jeune sensation roule sa bosse depuis déjà quelques années, mais c’est son album Short n’ Sweet, son 6e en carrière, qui l’a mise sur la mappe grâce à un ingénieux virage artistique combinant une esthétique de pin-up à une bonne dose d’humour visant à taquiner gentiment les hommes.

Publicité

Terriblement banale à première vue, cette nouvelle direction artistique apporte en réalité un vent de fraîcheur dans le monde de la pop où les hommes gèrent les contrats d’artistes et où le male gaze demeure central, même quand les chansons sont chantées par des femmes pour des femmes. On peut remercier Taylor Swift, qui est auteure et compositrice avant d’être interprète (n’est pas Whitney Houston qui veut), d’avoir montré à une nouvelle génération de jeunes femmes blanches qu’elles avaient le droit de parler des hommes en se plaçant comme sujets plutôt que comme objets dans leurs propres chansons, même lorsqu’elles n’en sont pas les auteures principales.

Sabrina Carpenter, qui a justement assuré des premières parties de Taylor Swift lors de sa dernière tournée, fait partie de cette nouvelle génération de chanteuses qui jouent avec les codes traditionnels de la pop. Elle ne réinvente pas la roue (la pop carbure à la blondeur, au sexe et à la jeunesse, ce que Carpenter incarne à la perfection sans même se forcer), mais elle y apporte une twist qui nous éloigne de l’image de la demoiselle en détresse qui attend d’être choisie en assumant sa sexualité dont elle dicte aussi les codes.

Elle prend le lead.

Publicité

Il n’y a pas d’hypocrisie; Sabrina Carpenter ne fait pas semblant d’être vierge comme ses prédécesseures au tournant des années 2000. Avec elle, on part du principe qu’on est face à une femme adulte qui est sexuellement active; pas de fausse pudeur ou d’attitude de Sainte-Nitouche. Une attitude qui, je l’avoue, clash un peu avec sa petite taille, son apparence de blondinette au visage angélique et ses looks très coquets aux couleurs pastel. Beaucoup ont tendance à la voir plus jeune qu’elle ne l’est réellement, mais la vérité, c’est que Sabrina Carpenter a 26 ans et ne fait pas de la musique pour enfants. Alors, arrêtez de compter sur elle (ou sur les autres pop stars) pour élever les vôtres.

Ensuite, cette femme est lucide. Critique. Pleine d’autodérision, aussi. C’est elle qui utilise les hommes avant de se faire utiliser par eux. Elle ne leur trouve pas d’excuses pour leurs mauvais comportements. Elle n’hésite pas à les qualifier de douchebags ou d’incompétents quand ils la déçoivent. Elle corrige même leur syntaxe.

Publicité

Sabrina Carpenter est consciente que la barre est basse et n’a aucune patience envers les hommes médiocres… même si elle se résigne parfois à en garder certains comme plan cul, faute de mieux. « Why so sexy if so dumb », demande-t-elle, exaspérée, dans Manchild, le single accompagnant l’annonce de son nouvel album.

Bref, son nouveau branding est clair et tous les éléments précédents ont fait d’elle une icône féministe qui revendique désormais fièrement le statut de « bitch ».

Une pochette loin de faire l’unanimité

Or, en la voyant à quatre pattes devant un homme dont on ne voit pas le visage et qui la tire par les cheveux, j’ai eu peur que la pop star ne régresse.

Si je ne doute aucunement de l’agentivité de Sabrina Carpenter, c’est son choix de se présenter ainsi que je remets en question. Cette image, quand on la reçoit comme spectateur, évoque la soumission plutôt que la libération. Comprenez-moi bien, j’adore l’idée de détabouïser la sexualité féminine et de la montrer sur tout son spectre, de la romance sirupeuse aux kinks les plus inavouables. Il n’y a rien de mal à vouloir se ramasser à quatre pattes devant un homme (get that D, mamacitas), mais vendre cette image-là aux masses dans le contexte chargé que l’on connaît, ça me laisse perplexe.

Publicité

Le titre de l’album a beau être ironique, la mise en scène visuelle, elle, laisse un goût amer, celui du recul dans un climat sociopolitique marqué par une montée en force du conservatisme religieux en Occident et la normalisation des discours masculinistes dans l’espace public partout sur la planète, gracieuseté des réseaux sociaux.

Et si ces tendances gagnent du terrain, c’est aussi parce que de nombreuses femmes sautent dedans à pieds joints, indifférentes au fait d’être complices de leur propre oppression. Oui à la liberté de choix, mais que fait-on quand ce choix, combiné à celui de milliers d’autres qui pensent de la même manière, conforte les conservateurs et les masculinistes dans leurs opinions et nous fait toutes reculer de 70 ans en arrière?

Des commentaires glanés sur le web
Des commentaires glanés sur le web
Des commentaires glanés sur le web
Publicité

Face à la controverse, Sabrina Carpenter a pris le temps de réagir aux critiques. « Je ne veux pas être pessimiste, mais je sens vraiment que je n’ai jamais vu une époque où les femmes étaient autant critiquées et scrutées au peigne fin… Je ne parle pas juste de moi. Je parle de toutes les femmes artistes qui font de l’art en ce moment. »

Je comprends ce qu’elle dit, même si je trouve qu’il y a de l’hyperbole : les femmes artistes l’ont toujours eu rough. Ce qui est différent, maintenant, c’est bien sûr l’omniprésence des réseaux sociaux qui libèrent la parole et la diffusent 24/7, mais à chaque époque son struggle. Avant ça, il y avait les lignes ouvertes à la télé et à la radio, les magazines à potins et les paparazzis, les éditoriaux et les caricatures dans les journaux pis le fou du roi qui se foutait de ta gueule durant le banquet. De Marie-Antoinette à Britney Spears en passant par Marilyn Monroe, elles y ont toutes goûté en y laissant parfois leur tête, au sens propre comme au sens figuré.

Publicité

Again, je comprends ce que Carpenter dit, mais je me demande vraiment quel est le mérite artistique de sa photo? Le cliché est littéralement cliché. Il n’y a aucun message, aucune profondeur, aucune subtilité. De mon point de vue, la photo est faussement edgy puisqu’il n’y a absolument rien de subversif dans le fait de voir une jeune femme à la bouche entrouverte et aux yeux de biche, à quatre pattes devant un homme anonyme qui la domine.

C’est même terriblement banal dans une société où le mépris des femmes est monnaie courante. Une société qui permet à des types lambdas de venir violer une femme inanimée dans son propre lit sur invitation de son mari. C’est ça la société dans laquelle on vit. Alors on n’a pas le luxe de continuer à glamouriser la domination masculine sans faire le moindre effort pour proposer un semblant de point de vue alternatif où les rapports de force sont inversés.

La pochette d’album de Sabrina me gosse parce qu’elle est pornographique, aussi. Soft, mais pornographique pareil. Et la porno mainstream, qu’elle soit soft ou hard, est pensée pour le regard masculin. Ce n’est pas une industrie équitable.

Publicité

Je sais que c’est paradoxal, mais en cachant le visage de l’homme, c’est plutôt Sabrina Carpenter que l’on déshumanise. J’insiste : on est dans un rapport de force classique et la jeune femme y apparaît tel un vulgaire objet dont on peut disposer une fois qu’on a fini avec. Ici, on ne s’émancipe pas. On joue littéralement dans le même film [classé X].

Sale pub sexiste

La photo de Sabrina Carpenter, loin d’être unique ou rafraîchissante, a juste l’air d’une photo qui pourrait être utilisée pour nous vendre littéralement n’importe quoi : des souliers, un parfum ou une montre Rolex, tant l’objectification des femmes est un procédé publicitaire banalisé.

Je suis assez vieille pour me rappeler des autocollants « Sale pub sexiste » placardés dans le métro de Montréal durant les années 1990 et 2000 pour dénoncer l’omniprésence de ces publicités où les femmes servaient essentiellement de props pour nous vendre de la cochonnerie.

Une pub de Dolce et Gabbana datant de 2007. La photo avait causé un tollé au point d’être carrément bannie en Espagne.
Une pub de Dolce et Gabbana datant de 2007. La photo avait causé un tollé au point d’être carrément bannie en Espagne
Une pub de Dolce et Gabbana datant de 2007. La photo avait causé un tollé au point d’être carrément bannie en Espagne.

Rien, dans la photo de Sabrina Carpenter, ne nous élève collectivement, c’est particulièrement évident quand elle est décontextualisée, et j’aimerais bien que Sabrina Carpenter le reconnaisse plutôt que de faire semblant qu’il s’agit là d’un véritable coup de circuit féministe.

Publicité

Après tout, son branding de pin-up quirky date d’il y a à peine 5 minutes. Une image unidimensionnelle savamment construite par une équipe pour l’aider à se distinguer de ses camarades de l’industrie. Rappelons-nous aussi que son album Short n’ Sweet est sorti en août 2024 et déjà, elle arrive avec une nouvelle proposition servant essentiellement à battre le fer pendant qu’il est encore chaud. C’est un money move, soyons sérieux deux minutes. C’est dur de croire à une démarche artistique sincère et authentique de Sabrina Carpenter quand on sait qui tire réellement les ficelles dans l’industrie de la musique (indice : ce n’est pas les femmes).

Fille, fait juste dire que tu sais que le sexe vend et que ton équipe et toi avez voulu exploiter le filon parce que vous saviez que ça serait payant et que ça allait faire jaser. Ça s’appelle du « shock value ». Et y a rien de mal à ça : les rappeuses le font tout le temps, ça fait partie du hustle culture. Assumez-vous, bonyenne, au lieu de nous gaslighter en vous appropriant une cause plus grande que vous.

Publicité

En terminant, j’aimerais mentionner ce commentaire qui résume bien l’affaire : si la satire avait été réussie, les hommes auraient été inconfortables et les femmes se seraient senties vues et entendues. Mais, en ce moment, on est loin de ça. Au contraire, l’image pousse actuellement les femmes à se déchirer entre elles pendant que les hommes rient dans leur barbe.

C’est rushant, pour moi, d’écrire tout ça parce que j’ai vraiment l’impression d’être à un intertitre de slutshamer Sabrina Carpenter et je ne veux pas devenir la Denise Bombardier d’URBANIA. Mais, en même temps, je ne pense pas qu’on puisse se permettre de passer à côté d’une critique féministe radicale dans le contexte actuel; sa démarche artistique s’inscrivant dans un continuum qui la dépasse.

Et tant pis si ça fait de moi une bitch.

Publicité