Logo

Incursion aux soins intensifs de l’hîpital Pierre-Boucher

L’histoire sans fin.

Par
Hugo Meunier
Publicité

« On Ă©crit le livre en mĂȘme temps que l’histoire », illustre le directeur des soins critiques et de la coordination des activitĂ©s hospitaliĂšres du CISSS de la MontĂ©rĂ©gie-Est Éric Tremblay, pour dĂ©crire l’instabilitĂ© dans les Ă©tablissements de santĂ© aprĂšs plus d’un an de pandĂ©mie.

M. Tremblay lance cette mĂ©taphore dans une salle jouxtant l’unitĂ© des soins intensifs de l’hĂŽpital Pierre-Boucher Ă  Longueuil, oĂč sont prĂ©sentement intubĂ©s douze patients, dont la moitiĂ© souffrent de la COVID. Dix patients en fait, puisque deux d’entre eux perdront leur combat contre le virus avant la fin de cette entrevue.

« Avec les variants, les patients sont plus jeunes et plus en forme, mais dĂ©compensent plus rapidement », constate Sylvain Desrochers, l’infirmier en chef de l’unitĂ© des soins intensifs, Ă©galement prĂ©sent pour l’entrevue.

Dans le jargon médical, « décompenser » signifie se dégrader.

Éric Tremblay
Éric Tremblay
Publicité

AprĂšs m’avoir dressĂ© un Ă©tat des lieux, les deux hommes vont m’entraĂźner dans la zone rouge de l’autre cĂŽtĂ© de la cloison, pour me donner un aperçu de leur rĂ©alitĂ©, Ă  l’instar de milliers de travailleurs de la santĂ© qui s’essoufflent depuis mars 2020 en premiĂšre ligne.

Par transparence, on m’a proposĂ© cette incursion sans que je n’en fasse la demande. Je n’écris pas ça pour faire mon frais, mais simplement pour prendre de court ceux qui pensent d’emblĂ©e que le gouverneMENT et les damnĂ©s « merdias » dorment dans le mĂȘme lit.

Évidemment qu’on me propose cette sorte de « junket pandĂ©mique » parce que j’écris pour un mĂ©dia frĂ©quentĂ© par des jeunes, la clientĂšle que le milieu de la santĂ© souhaite prĂ©cisĂ©ment sensibiliser en cette troisiĂšme vague.

Difficile de reprocher Ă  des gens qui voient des gens mourir chaque semaine de vouloir nous rappeler de ne pas baisser la garde, Ă  l’heure oĂč les parcs dĂ©bordent, oĂč les manifestations s’organisent contre les mesures sanitaires et oĂč la province voisine enregistre un seuil alarmant d’hospitalisations.

Publicité

Et comme je suis moi-mĂȘme sur le sentier de la dĂ©linquance aprĂšs un an de restrictions chiantes, je dois avouer que cette visite tombe Ă  point.

Sylvain Desrochers
Sylvain Desrochers

ÉcoeurĂ© par les mesures changeantes, Ă©coeurĂ© de voir mon ado avachi Ă  plein temps dans sa chaise de gamer, Ă©coeurĂ© de voir ma fille de huit ans partir pour l’école masquĂ©e; mais Ă  la dĂ©fense du club des « crissement tannĂ©s » – dont j’ai ma carte de membre – cette pandĂ©mie demeure abstraite pour la majoritĂ© d’entre nous.

Ce n’est pas moi qui le dis, mais le docteur Alain Vadeboncoeur, en marge de cet autre article publiĂ© rĂ©cemment sur les tricheurs du dimanche.

Publicité

Je le cite. « Pour 80% des gens, ça reste trĂšs thĂ©orique cette affaire-lĂ  (le virus), tant qu’on reste Ă  distance et qu’on ne voit personne mourir. Ils ne sont pas sur la mĂȘme planĂšte que les infirmiĂšres ou le docteur Marquis qui en ont plein les bras et vivent une expĂ©rience bouleversante bien rĂ©elle », soulignait le docteur Vadeboncoeur.

«Ce qui change avec la troisiĂšme vague, c’est que le variant touche encore les personnes ĂągĂ©es, mais Ă©galement les plus jeunes. Et ils vont mal.»

Les effectifs des soins intensifs de l’hĂŽpital Pierre-Boucher ont aussi les deux mains dedans et doivent avoir des hauts le cƓur en voyant des thĂ©oriciens du complot se filmer en beuglant « Fuck you Legault! » sur leur fil Facebook. « Lors des deux premiĂšres vagues, les jeunes Ă©taient asymptomatiques et l’idĂ©e Ă©tait de les empĂȘcher de voir les aĂźnĂ©s. Ce qui change avec la troisiĂšme vague, c’est que le variant touche encore les personnes ĂągĂ©es, mais Ă©galement les plus jeunes. Et ils vont mal », assure Éric Tremblay.

Publicité

Son collĂšgue ajoute avoir vu dĂ©filer aux soins intensifs des patients de 28 Ă  36 ans et plusieurs ĂągĂ©s dans la quarantaine. « Ça peut arriver Ă  n’importe qui, j’ai rĂ©cemment eu des patients de 54 ans et 49 ans qui n’avaient aucun antĂ©cĂ©dent », souligne l’infirmier en chef, en rĂ©action au mythe selon lequel les plus jeunes patients ont systĂ©matiquement des comorbiditĂ©s.

Avec 35 ans d’expĂ©rience derriĂšre l’uniforme, Sylvain Desrochers n’hĂ©site pas Ă  parler d’une guerre, une guerre sournoise. « On n’aurait jamais pensĂ© que ça en viendrait Ă  ça. On s’attendait Ă  une deuxiĂšme vague, mais jamais Ă  une troisiĂšme ni aussi virulente. Le personnel est Ă  bout de souffle et le moral a baissé », confie l’infirmier en chef.

«Les équipes sont au bout du rouleau. Quand ils voient des attroupements dans les parcs, ça devient enrageant pour eux»

Publicité

Éric Tremblay ne cache pas devoir ramer fort pour s’adapter Ă  la crise et retenir les employĂ©s en poste. « Les Ă©quipes sont au bout du rouleau. Quand ils voient des attroupements dans les parcs, ça devient enrageant pour eux », indique le directeur des soins critiques.

Son personnel doit Ă©galement rĂ©expliquer sans cesse les protocoles contraignants aux familles, qui tentent en vain de se rendre au chevet de proches hospitalisĂ©s. « C’est dĂ©moralisant pour le personnel et difficile pour les familles », reconnaĂźt Sylvain Desrochers, d’avis que personne ne devrait avoir Ă  faire ses adieux via Facetime.

Publicité

Les deux hommes taillent aussi en piĂšces cet autre mythe tenace, selon lequel les personnes qui meurent de la COVID ont dĂ©jĂ  un pied dans le cercueil. « Qui sommes-nous pour juger que la vie du patient ne vaut plus la peine d’ĂȘtre vĂ©cue? », demande Éric Tremblay.

Son collĂšgue cite l’exemple de cette grand-maman, dont le dernier plaisir Ă©tait de tricoter des pantoufles pour ses petits-enfants. « Pour elle, la vie n’était peut-ĂȘtre pas finie. Elle avait sĂ»rement envie de continuer un peu », croit Sylvain Desrochers.

Outre les dĂ©cĂšs, les sĂ©quelles – apparemment nombreuses – ne font peut-ĂȘtre pas autant les manchettes, mais constituent une facette prĂ©occupante de la crise. « Avec les variants, les jeunes vont peut-ĂȘtre vivre 50-60 ans avec des sĂ©quelles », prĂ©vient Éric Tremblay.

«Beaucoup de nos patients ont été infectés par des membres de leur famille et ça peut générer en de grosses chicanes»

Publicité

Pour les deux collĂšgues, le seul moyen de remporter cette guerre passe par la vaccination. Dans l’intervalle, le milieu hospitalier s’essouffle, s’accroche et soulĂšve des montagnes pour sauver des vies, en essayant de perdre le moins de soldat.e.s au combat. « On sait d’avance ce qui va se passer dans une semaine ou deux. On sait qu’aprĂšs chaque long congĂ©, on y goĂ»te environ deux semaines plus tard. PrĂ©sentement on a des patients intubĂ©s qui sont la consĂ©quence des rassemblements de PĂąques », se dĂ©sole Sylvain Desrochers, qui collectionne les histoires dĂ©chirantes. « On a vu deux sƓurs, un pĂšre contaminĂ© par son fils, etc. Beaucoup de nos patients ont Ă©tĂ© infectĂ©s par des membres de leur famille et ça peut gĂ©nĂ©rer en de grosses chicanes », admet-il.

Publicité

Avant d’entrer dans la zone rouge, une station de dĂ©sinfection est installĂ©e prĂšs de la porte, un passage obligĂ© avant de se rendre sur le champ de bataille.

L’unitĂ© des soins intensifs est une fourmiliĂšre, oĂč les infirmier.Ăšre.s et mĂ©decins grouillent dans tous les sens. Il y a un couloir central, autour duquel des patient.e.s – inconscients pour la plupart – sont intubĂ©s dans des chambres vitrĂ©es. « Toutes nos chambres sont Ă  pression nĂ©gative», ça veut dire que l’air est envoyĂ© Ă  l’extĂ©rieur et non l’inverse », explique l’infirmier en chef, devant la chambre d’un patient ĂągĂ© dans la soixantaine. « Il ne voulait pas ĂȘtre intubĂ© au dĂ©but, mais il Ă©tait Ă  bout de souffle et il a accepté », raconte Sylvain Desrochers, devant le principal intĂ©ressĂ© endormi.

Publicité

Quelques informations et consignes Ă  son sujet sont Ă©crites sur la vitrine Ă  l’intention du personnel soignant. On indique notamment la durĂ©e de sa position ventrale, qui consiste Ă  retourner le patient sur le ventre. « Avant la COVID, on avait fait ça Ă  quelques reprises seulement, maintenant on le fait 4-5 fois par jour. Les poumons respirent mieux ainsi. Certains patients peuvent passer 16h sur le ventre, on rĂ©ussit Ă  en sauver pas mal », souligne l’infirmier en chef.

La durĂ©e des hospitalisations complique aussi le travail Ă  l’unitĂ© des soins intensifs et entraĂźne des dĂ©bordements ailleurs dans l’hĂŽpital. « Les sĂ©jours sont de plus en plus longs. Ils passent trois semaines et plus ici et vont ensuite sur les Ă©tages », dĂ©plore Éric Tremblay, au sujet des nombreux patients qui traĂźnent notamment dans les couloirs des urgences en attendant des lits.

Publicité

Plusieurs infirmiers/ùres en sarrau jaune font irruption dans le couloir sur un pied d’alerte, transportant un nouveau patient. Ce dernier a l’air jeune, mais ce n’est pas la COVID qui l’amùne ici, me dit-on.

Au fond de l’unitĂ©, deux patients ĂągĂ©s gisent inertes dans leur lit respectif. C’est trop tard pour eux. « Ils sont probablement morts prĂ©sentement  », laisse tomber l’infirmier en chef au sujet de ces nouvelles victimes du variant, qui semblent dormir paisiblement.

Est-ce que cette visite m’a donnĂ© la frousse? Pas vraiment. Sans banaliser la situation et mĂȘme si les chiffres et les tĂ©moignages ne mentent pas sur le visage juvĂ©nile de cette troisiĂšme vague, je n’ai croisĂ© personne de mon Ăąge ou plus jeune aux soins intensifs, ce qui m’aurait probablement donnĂ© un choc.

Publicité

Mais si je continue nĂ©anmoins Ă  suivre les consignes et faire mon effort de guerre, c’est d’abord par empathie pour Éric, Sylvain et les milliers de combattants de la COVID, qui mettent leur propre vie dans la balance pour sauver celles d’autrui.

C’est Ă  eux que je vais penser la prochaine fois que je serai tentĂ© d’envoyer chier les rĂšgles sanitaires.