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« Que celui qui n’a jamais triché lui jette la première pierre », disait Jésus.
Bon, c’est pas la citation exacte du Christ, mais ça fait un lien habile pour cet article portant sur un phénomène pandémique : la multiplication des tricheurs du dimanche, ceux qui enfreignent un peu, beaucoup, mais jamais passionnément, les règles sanitaires.
À la veille d’un long congé, le gouvernement Legault vient justement de resserrer les règles et marteler à nouveau l’interdiction d’organiser un cocothon maison en famille, dans l’espoir de donner un gros coup dans les tibias de la troisième vague. Des sondages récents de l’INSPQ rapportés ici indiquent d’ailleurs que la moitié des jeunes adultes « ne respectait pas les consignes sanitaires à la maison ».
En attendant le vaccin et de nouveaux assouplissements, on a parlé à des tricheurs ordinaires. Pas des coucous qui se filment en train de boire du gros fort avec des t-shirts « fuck you Legault », pas des gens qui militent en chest contre la fin de la « dictature » en direct d’une station balnéaire.
Non, plutôt des gens qui croient au virus, au bien-fondé des mesures sanitaires et qui suivent religieusement les règles depuis le début…la plupart du temps. Ces fameuses exceptions qui ont fait l’objet d’une campagne de pub du gouvernement il y a quelques semaines.
On a aussi sondé deux psychologues pour essayer de comprendre ce qui se passe dans la tête des tricheurs et – enfin – le bon docteur Vadeboncoeur, qui fera feeler cheap le tricheur lambda et nous ramènera dans le droit chemin.
Une soirée « un peu weird »
Isabelle* , une travailleuse autonome vivant seule à Montréal, raconte d’emblée respecter les consignes depuis le début. « Je suis une personne extrêmement solitaire dans la vie, alors je gère ça plutôt bien et ça a même été une sorte de révélation de voir que je pouvais me débrouiller autant toute seule », avoue la jeune célibataire, qui brise parfois l’isolement en compagnie d’une autre amie célibataire, ce qui est d’ailleurs permis.
Isabelle s’est toutefois « donnée le go » pour quelques soirées, dont une avec une gang d’amies où tout le monde découchait dans une maison pour faire la fête.
Une rare entorse aux règles, pleinement assumée. « On voulait revirer une brosse. Je considère que la santé mentale est importante », avoue Isabelle, soulignant que même assumée, cette soirée de liberté s’était quand même avérée un peu weird. « On chuchotait alors qu’on est loud d’habitude. Deux amies sont parties avant le couvre-feu parce qu’elles n’étaient finalement pas à l’aise.»
Isabelle déplore l’aspect « tout ou rien » qui entoure le respect des règles. « Si je me fais prendre, la police va me donner une amende, même si j’invoque avoir respecté les règles à la lettre depuis le début », déplore-t-elle.
«Je ne juge pas quelqu’un qui fait attention, mais je trouve ça inacceptable et dangereux ces gens qui véhiculent de la désinformation»
Isabelle refuse néanmoins de lancer des flèches aux tricheurs qui l’entourent, affirmant que la pandémie pèse déjà assez lourd sur les épaules de la population. « C’est important pour moi de ne pas juger les autres. On vit chacun la pandémie à notre façon, on a tous notre niveau de tolérance et on a pas besoin de se faire mettre de la pression », résume Isabelle, moins tolérante envers les tricheurs hard core qui se vantent publiquement de contourner les règles. « Je ne juge pas quelqu’un qui fait attention, mais je trouve ça inacceptable et dangereux ces gens qui véhiculent de la désinformation», peste-t-elle.
Si elle est sensible aux règles, c’est aussi par respect pour sa sœur qui travaille dans le domaine de la santé. «Je trouve ça plate de la voir porter ce fardeau, alors c’est l’idée d’un retour à la normale qui me motive à suivre les règles.»
L’effet du couvre-feu
«C’est très dissuasif pour les tricheurs de ma catégorie»
Rachel a vécu un lent glissement vers le monde de la tricherie, malgré le décès d’un membre de sa famille dès le début de la pandémie. « Je suis très proche de ma mère et on ne s’est ensuite pas vu pendant deux mois et demi. Mais après les relâchements de l’été, c’était difficile de revenir en arrière », admet cette mère monoparentale de Lanaudière, qui s’autorise des soirées entre amis à l’occasion. « Je ne me considère pas comme une vraie récalcitrante parce que les personnes seules peuvent visiter ou recevoir une autre bulle. C’est pas une super grosse violation d’intégrer plusieurs bulles au lieu d’une seule », estime Rachel, ajoutant que le couvre-feu lui a quand même coupé les ailes. « On ne connaît pas l’effet du couvre-feu sur les cas de COVID, mais ça a clairement limité les rassemblements. C’est très dissuasif pour les tricheurs de ma catégorie », admet-elle.
Héberger des touristes Montréalais
Marianne habite en zone orange. Si les gens n’ont aucun contrôle sur la couleur de leur région, la jeune femme estime qu’ils en ont sur leur comportement. « Tout le monde a son propre code de conduite », explique-t-elle, ajoutant avoir remarqué que les gens qui travaillent dans le public font preuve de moins de laxisme. Pour Marianne, tricher signifie quelques soirées extérieures autour d’un feu, parfois des soupers et l’hébergement d’amis provenant de Montréal, ce qui constitue aux yeux des gens de son coin de pays l’ultime geste de rébellion. « Certains voisins n’aimeraient pas savoir ça, les plus âgés surtout, qui sont déjà fâchés contre les jeunes », admet Marianne, qui constate que la plupart des 20-30 ans se donnent un peu de corde et même plus. « Je suis au courant que de gros partys se passent dans le bois, j’ai même été invitée à y participer, mais je n’y vais pas. C’est important de respecter ses limites », résume Marianne, qui refuse de condamner les tricheurs. « Les plus jeunes sont juste tannés, surtout ceux qui travaillent en tourisme.»
Un 5 à 7 extérieur
«Est-ce que des rassemblements extérieurs dans la ruelle c’est tricher? », demande François. Comme la réponse est oui, il affirme assumer pleinement cette incartade essentielle selon lui pour préserver sa santé mentale. « Nous sommes quatre-cinq familles à nous réunir chaque samedi pour un 5 à 7. Je travaille à la maison, je n’invite personne chez nous depuis le début, alors j’ai besoin de ça. C’est un bon compromis, où le risque est très bas », analyse le Montréalais, qui affirme ne pas être vraiment confronté à la tricherie dans son entourage. « C’est plus facile de le faire en ville où personne ne se déplace en voiture et où tout le monde peut aller dans sa propre salle de bain », résume François, qui ne dénoncerait aucun voisin pour autant.
Mieux expliquer les règles
« Honnêtement, je me demande s’il y a une personne au Québec qui a tout respecté les règles à 100%? », demande d’entrée de jeu la professeure en psychologie de l’Université de Montréal Roxane de la Sablonnière, spécialisée en psychologie sociale.
Elle dirige aussi le Laboratoire sur les changements sociaux et l’identité. Avec son équipe, elle mène plusieurs recherches de front sur les récalcitrants de la COVID.
«Ce sont les incohérences et le manque de clarté qui accrochent. L’important c’est de bien expliquer les règles, de ne laisser aucune place à l’ambiguïté»
N’en déplaise à François Legault qui affirmait cette semaine que le respect des règles est facile, Mme de la Sablonnière pense exactement le contraire. « C’est vraiment pas simple! Ça met un frein à quelque chose de vraiment fondamental pour les humains: la sociabilisation. Et en plus, on ne sait pas quand ça va finir », explique la professeure, d’avis que si les gens enfreignent les règles, c’est peut-être aussi parce que ces règles ne sont pas claires. « Ce sont les incohérences et le manque de clarté qui accrochent. L’important c’est de bien expliquer les règles, de ne laisser aucune place à l’ambiguïté », affirme Roxane de la Sablonnière, néanmoins consciente que le gouvernement fait sans doute son possible dans un contexte incohérent. Elle cite en exemple l’interdiction de recevoir un couple d’amis à souper mais la permission de réunir 250 personnes dans un lieu de culte. Ou encore l’obligation de continuer à respecter les règles après le vaccin. « On ne dit pas que ces règles ne sont pas bonnes, mais prenez le temps de les expliquer, de les clarifier. Il manque un fil conducteur.»
Mme de la Sablonnière grince également des dents chaque fois que les jeunes se font écorcher publiquement. « C’est effrayant considérant les défis auxquels ils font face. C’est eux qui souffrent le plus de cette pandémie et on met sur leur dos le fait de ne pas suivre les règles», déplore-t-elle.
De son côté, la présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, Christine Grou, s’inquiète des dommages collatéraux de cette pandémie. « On a documenté ses effets sur la santé mentale, mais pas ceux sur la vie sociale. La santé psychologique sera marquée pour longtemps », explique Mme Grou, citant en exemple les poignées de main et les voisins proches au cinéma après la pandémie.
«On a tous vécu la pandémie, mais on n’a pas tous souffert de la même façon.»
Elle explique qu’après un an, plusieurs personnes se sont conditionnées à vivre autrement. « Les perceptions et comportements des gens sont à géométrie variable. Il y a ceux qui ne sont pas sortis de chez eux et ceux qui se moquent des règlements. On a tous vécu la pandémie, mais on n’a pas tous souffert de la même façon », tranche-t-elle.
Christine Grou indique que les gens ont fini par s’habituer à la crise et la relativiser. « Au départ, les gens se serraient les coudes, avaient peur de mourir. Aujourd’hui, les gens craignent beaucoup moins la mort imminente. C’est comme les gens qui ont peur de se faire arrêter. Après 18 contraventions, ils ont moins peur », illustre-t-elle.
Le manque de clarté de certaines règles et la fatigue psychologique expliquent sinon aussi l’envie de tricher, souligne la présidente de l’ordre. « La majorité des gens ne font pas de gros partys mais voit quelques proches qui comptent et gèrent le risque », résume-t-elle.
Vivre sur différentes planètes
L’urgentologue Alain Vadeboncoeur prend une marche dans son quartier pendant qu’il est au bout du fil. Il observe, comme d’habitude, de petites déviations aux règlements autour de lui.
Petits rassemblements, manque de distanciation, etc. Le médecin n’est pas dupe : il y en a partout. Rien d’étonnant admet-il. « C’est très difficile de maintenir des comportements inhabituels longtemps et soutenir tout ça à long terme », admet le médecin essayiste, conscient que cette pandémie demeure abstraite pour la majorité des gens. « Pour 80% des gens, ça reste très théorique cette affaire-là, tant qu’on reste à distance et qu’on ne voit personne mourir. Ils ne sont pas sur la même planète que les infirmières ou le docteur Marquis qui en ont plein les bras et vivent une expérience bouleversante bien réelle », souligne Alain Vadeboncoeur, convaincu que la santé publique tient compte des entorses aux règlements en compilant leurs données ou leurs prévisions.
Les tricheurs finissent par ralentir le groupe
D’un point de vue personnel, l’urgentologue n’a évidemment pas le choix de montrer l’exemple, d’autant plus qu’il est régulièrement pris en grippe par les conspirationnistes. « Ma fille voulait venir voir ses chats l’autre jour, en restant dans la cour. J’ai pas eu le choix de refuser. Imagine si des gens voyaient ça et publiaient des photos, je perdrais toute ma crédibilité et je ne pourrais plus m’exprimer là-dessus », raconte le médecin, qui se prononce abondamment sur ces enjeux sur les réseaux sociaux. « Je suis perçu comme un curé dans cette histoire-là, c’est une situation particulière », admet-il, avouant être à la base assez « virusphobe » dans la vie.
Se disant néanmoins sensible aux doléances des récalcitrants , Alain Vadeboncoeur croit par contre que les tricheurs extrêmes finissent par ralentir le groupe. Pas besoin de chercher les exemples bien loin, il cite en exemple le gym fermé par la santé publique à Québec, replongeant la région en zone rouge. « La réalité est toujours là. Si on ne se met pas en marche, il y aura un impact dans les hôpitaux», résume-t-il.
Sur ces sages paroles, ne reste plus qu’à vous souhaiter un long congé de Pâques, à deux mètres de distance des tentations. Sauf du chocolat.
*Tous les prénoms des personnes qui témoignent ont été changés