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Et si les jeunes ne buvaient plus par peur d’être « cringe »? 

La honte sociale comme facteur inattendu de sobriété.

Par
Malia Kounkou
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Catastrophe! Les jeunes ne boivent plus.

Même chez les party animals du secondaire, la consommation d’alcool a subi une chute de 12 %, entre 2022 et 2010, selon ce que révélait l’Institut de la statistique du Québec à la fin du mois de novembre.

Et de l’autre côté de l’Atlantique, rien ne s’arrange puisque l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives a constaté qu’entre 2017 et 2022, la soif d’alcool a régressé de 31 % par jour et de 14 % par mois chez les adolescents français de 17 ans.

Quant à la première place du podium de la sobriété, on laissera trancher entre eux les 64 % de Gen Z américains ayant affirmé pouvoir passer plusieurs mois d’affilée sans ingérer une seule goutte d’alcool et le tiers des Britanniques de la même tranche d’âge qui se disent complètement abstinents.

Ou « sobres curieux » (« sober curious »), ce mouvement en plein essor consistant à fixer son verre tout en se demandant s’il est nécessaire de le finir.

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Et tandis que la volonté de maintenir leur foie intact séduit la jeunesse du monde entier, les ventes d’alcool battent de l’aile, et une stabilisation du marché international n’est prédite que pour 2025.

Ce qui nous laisse juste assez de temps pour essayer de comprendre pourquoi une génération ayant grandi avec Projet X se détourne à présent de l’élément crucial ayant rendu ce film possible : l’alcool.

Le coupable est au fond de la bouteille

L’isolation pandémique aurait-elle graduellement changé nos habitudes de consommation?

Après tout, boire est traditionnellement une activité de groupe qu’aucun verre trinqué avec son écran d’ordinateur lors d’un 5 à 7 sur Zoom ne saurait remplacer.

Sauf que l’engouement pour une vie sobre dans un corps encore plus sobre était déjà populaire chez les 16-24 ans, et ce, bien avant 2020. Suspect suivant!

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Serait-ce alors pour résister, voire fuir, la constante pression de groupe que les jeunes se détournent de l’alcool?

En effet, selon l’état des lieux sur leur consommation en chute libre dressé par l’Association pour la santé publique du Québec, les incitations à boire viendraient de tous bords tous côtés, que ce soit par les publicités, les amis, la famille et même ses propres enseignants.

Pour éviter d’être compromis dans leurs choix, beaucoup développent donc des stratégies leur permettant d’éviter de se retrouver dans ce type de situation, allant du simple ghostage de bar et autres lieux de festoiement au fait de feindre d’être ivre pour ne pas être poussé à le devenir.

Ce qui n’explique toutefois qu’un seul pan de cet engouement pour la sobriété, sans jamais s’attaquer à ses réelles motivations.

En effet, pourquoi les jeunes évitent-ils la vodka comme un vampire éviterait toute source de vitamine D?

De quoi l’alcool est-il devenu synonyme à leurs yeux?

La réponse tient en un seul mot : cringe.

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La dictature de la honte

Le mot ne date pas d’hier, n’aura pas la même connotation demain et est traditionnellement synonyme des mots « malaisant », « ick » et « gênant ».

Mais, dans toutes ses mutations, le cringe restera toujours ce frisson de honte viscérale ressenti face à une situation ou un comportement qui serait perçu comme honteux.

Quelques fois, le cringe est aussi instantané que le malaise qu’on ressent suite à une blague qui ne fait rire personne.

D’autres fois, c’est plutôt le passage du temps qui viendra apposer un verdict de disgrâce rétroactif sur certains phénomènes, comme l’emploi du mot « swag », les bottes UGG ou bien cette mèche cachant l’œil, vestige collaboratif du mouvement emo et d’un Justin Bieber fredonnant « Baby, baby, baby ».

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Mais les choses semblent empirer, ces dernières années, tandis que cette envahissante phobie de la gêne sociale s’attaque maintenant à des comportements purement anodins de la vie quotidienne qui, avant cela, ne faisaient l’objet d’aucune arrière-pensée.

Marcher? Cringe. Courir? Cringe? Danser pendant une soirée? Cringe. Dire « je t’aime »? Cringe de degré maximum.

Le cringe est davantage dans l’œil du témoin que dans celui qui le cause.

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Ce qui résulte en une peur individuelle et constante d’être un objet de risée générale, et même, de rejet, car qui voudrait être mal vu dans une société où la réputation vaut presque autant que l’argent? Personne.

C’est pourquoi, pour s’assurer d’apparaître tout le temps sous son meilleur angle, mieux vaut développer une hypervigilance de survie qui nous protégera mieux qu’un garde du corps de tout comportement un tant soit peu cringe.

Le verre de trop

Entre en scène l’alcool et sa (trop) grande capacité de désinhibition.

En l’espace de quelques verres, vous voici en train de danser sur une table et de pleurer votre rupture dans les bras d’un barman en mal de pourboires.

Il va sans dire que tout ceci viendra fragiliser votre hypervigilance et vous poussera à commettre l’impensable, comme… danser, rire, avoir visiblement l’air de vous amuser – donc, avoir l’air cringe en public.

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Ce qui est un comportement très risqué, à l’ère des réseaux sociaux où se jouent désormais vie et mort sociale de chaque individu, et où tout le monde peut devenir un meme.

Sans compter que l’ivresse ne bénéficie plus de la même PR glorieuse sous laquelle les générations précédentes l’ont connue.

« Au milieu et à la fin des années 2000, se saouler et boire de l’alcool était un moyen de forger et de solidifier les amitiés – même vivre ensemble les effets négatifs était un élément clé pour faire des rencontres et maintenir des amitiés à l’adolescence et au début de l’âge adulte », rappelle John Holmes, professeur de politique de l’alcool à l’Université de Sheffield, dans un article publié sur le site de la BBC.

« Les membres de la génération Z sont plus susceptibles de concevoir l’ivresse comme désagréable, pas cool ou inintéressante. »

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Et une fois qu’on le remarque, ce changement de perception nous saute aux yeux.

Dans les séries, si un personnage tient un verre, ce sera la métaphore d’un appel à l’aide plutôt que le signe anodin d’une bonne soirée.

Dans les chansons, l’alcool est un pansement, un moyen d’oublier, une décision regrettée le lendemain ou un placement de produit.

Citons même la religion, étant donné que le catholicisme revient à la mode chez les jeunes, et avec lui, le shaming de l’ivresse.

Quant au legs de la pandémie, c’est celui de nous avoir tous rendus obsédés par le fait d’être #healthy et #fit ; une mission dans laquelle l’alcool ne pourrait s’insérer qu’à titre de saboteuse.

« Un facteur de ce changement est que les jeunes d’aujourd’hui en savent beaucoup plus sur les risques pour la santé associés à ce genre de comportements. Avec plus de recherches disponibles et de discussions, leurs connaissances sont de plus en plus multiformes », remarque Amy Pennay, chercheuse principale au Centre de recherche sur la politique en matière d’alcool de l’Université La Trobe, à Melbourne.

#DryJanuary, #IntermittentSober, #SoberTok ; plus on se renseigne, plus les tendances, témoignages et challenges exhortant à la sobriété se multiplient sur les réseaux sociaux.

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À terme, le mode de vie sans alcool y apparaît sous une si belle lumière qu’on aimerait nous aussi briller.

La fête est finie

De plus, n’oublions pas que l’ivresse pousser à réellement commettre l’impensable, que ce soit par des gestes, des mots ou des attitudes dépassant les limites et le confort d’une autre personne, et pouvant aller jusqu’à menacer son intégrité physique et psychologique.

Mais, aux yeux de nombreux Gen Z, l’horreur absolue ne réside pas tant dans le crime commis sous l’effet de l’alcool, mais dans le cringe d’une accusation publique qui entacherait notre réputation.

Cette obsession presque vitale pour le maintien d’une image virtuelle impeccable est d’autant plus visible dans le sondage effectué en 2020 par Squarespace, révélant que « 60 % de la génération Z et 62 % des milléniaux pensent que la façon dont vous vous présentez en ligne est plus importante que la façon dont vous vous présentez en personne ».

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Donc, bien que la peur de déraper soit un excellent motivateur, celle de s’abstenir complètement de toute goutte d’alcool pour éviter que son alter ego ivre ne fasse apparaître son nom dans les mots-clics viraux de X, preuves photographiques de ses méfaits à l’appui, l’est encore plus.

Et sur ce, cul sec! Littéralement sec #soberlife.