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Éric Lapointe fait face à la musique

À l’aube de sa rentrée montréalaise, le rockeur affronte ses démons.

Par
Benoît Lelièvre
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« Des conséquences? Tu veux des conséquences? J’ai deux albums qui sont passés sous la table. J’ai pas été invité à faire un seul spectacle de la Saint-Jean-Baptiste. On a arrêté de jouer mes chansons à la radio pendant longtemps. Ça vient tout juste de recommencer. La voix y est passée aussi. C’était comme si j’existais plus. Y a pas juste ça. J’peux continuer, la liste est longue. »

Visiblement irrité, Éric Lapointe n’a pas du tout envie de parler de ce qu’il a vécu depuis qu’il a plaidé coupable à une accusation de voies de fait en 2020. Sur le divan dans l’entrée du Café ORR, rue Papineau, il se braque, néanmoins conscient qu’il n’aura pas un chèque en blanc.

À la veille de sa rentrée montréalaise, le rockeur espère enfin apercevoir une lumière, signifiant la fin du purgatoire. Lorsque la discussion glisse vers n’importe quel autre sujet, son visage s’illumine. Et après trente ans de carrière, les anecdotes et autres sujets de conversation ne manquent pas.

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Il raconte, entre autres, avoir fait les auditions pour le rôle de Johnny Rockfort dans Starmania, en même temps que Bruno Pelletier (qui a ultimement décroché le rôle), avant l’enregistrement de son premier album Obsession. D’ailleurs, s’il avait eu le rôle, c’est ce qu’il aurait fait au lieu d’enregistrer Terre promise et N’importe quoi. Le Québec des années 90 aurait été différent, mettons!

C’est quelques années plus tard que Lapointe aura finalement la chance de collaborer avec Luc Plamondon sur l’écriture de son immortelle ballade D’l’amour, j’en veux pus.

« Il m’a dit, à un moment donné : “Toi, là, t’aurais fait un maudit bon Johnny Rockfort”. Y se rappelait pus pantoute que j’avais passé l’audition, mais il voyait le potentiel, tsé », me raconte-t-il, nostalgique.

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Bref, même s’il préférerait parler de tout sauf de sa condamnation et du chemin de croix personnel et médiatique qui s’ensuivit, Éric Lapointe ne se défile pas.

Vivre au présent (avec le poids du passé)

« C’est une étiquette que je vais porter jusqu’à la fin de mes jours », m’explique le rockeur, encore un peu à vif au sujet des conséquences concrètes de ses gestes sur sa carrière. « Ça m’a pas vraiment causé de problèmes avec des individus à proprement parler, mais plutôt avec des entreprises. Y avait une sorte de malaise collectif à l’idée de s’associer avec moi. »

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La condamnation lui aura fait perdre plusieurs sources de revenus, privilèges et opportunités professionnelles, mais il n’y a pas laissé sa carrière pour autant. Parce que malgré tout, le public est encore au rendez-vous dans les salles de spectacle à travers le Québec. Il ignore ce qui serait arrivé si on lui avait enlevé le droit de se produire devant public. « Je me suis posé la question. C’était embêtant. J’étais vidangeur, avant de me consacrer à la musique. Rien contre le métier, mais j’avais 20 ou 21 ans à l’époque. Je vais en avoir 55, la semaine prochaine. Je sais pas ce que j’aurais fait, mais j’aurais trouvé quelque chose. »

Lapointe assume l’entière responsabilité de son geste. Il le répète souvent pendant l’entrevue et me rappelle chaque fois à quel point il le regrette. Celui qu’on appelle affectueusement (ou sournoisement) Ti-Cuir me confie également à quel point il est chanceux que le courant passe toujours avec son public. Tant sur scène qu’à l’épicerie, il n’a jamais vécu d’hostilité à son égard. Le gérant du café où on fait l’entrevue semble d’ailleurs très heureux de sa présence.

« C’est sûr qu’il y a des malaises, mais des encouragements aussi. Des tapes dans le dos. Jamais personne n’est venu m’insulter », assure-t-il.

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L’auteur-compositeur-interprète admet avoir quand même « perdu des joueurs » pendant le processus judiciaire, mais jamais dans la confrontation ou dans l’engueulade. Certaines personnes rappellent moins vite, voire plus du tout. Certains irréductibles deviennent soudainement « très occupés ».

Malgré le malaise, force est d’admettre qu’il accepte tout ce que cet épisode de vie lui occasionne et ne se cache pas derrière l’alcool pour excuser son geste. Le rockeur ne s’attend pas non plus à recevoir de médaille pour sa prise de conscience ni s’apitoyer sur son sort. Son cheminement lui est personnel et son désir est de retourner sur scène et de continuer sa carrière, c’est tout.

« C’est pas aux gens à me défendre. C’est arrivé. Je l’ai fait, je le regrette et je vais toujours le regretter. C’est à moi de vivre avec ça », philosophe Lapointe.

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À l’ombre du chemin parcouru

De son propre aveu, Éric Lapointe n’a pas bu une seule goutte d’alcool depuis le 21 octobre 2023. S’il avait l’habitude de passer un ou deux mois par années à jeun pendant ses années de consommation, c’est la première fois qu’il se dirige vers une année complète sans boire.

« Comment c’est, de créer sans alcool? », que je lui demande.

« Ça, je pourrais pas te le dire. J’ai rien écrit depuis. J’ai gratouillé, j’ai griffonné, mais rien n’a abouti à quelque chose de satisfaisant », me répond-il avec franchise.

Depuis ses débuts, le rockeur a toujours été transparent avec le fait que l’alcool faisait partie de son processus créatif. Malgré ce sevrage, il demeure optimiste à propos du futur. « Ce que je peux te dire, c’est que je suis bien meilleur performer à jeun. C’est drôle, parce que je titube encore en spectacle comme si c’était quelque chose que mon corps avait appris au fil des années. Quand ça m’arrive, je dis que je mets mon suit de gars chaud. »

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Quand on mentionne Éric Lapointe dans n’importe quelle conversation, cette image de l’écorché vif constamment aux abois prend beaucoup de place. Et la question se pose : s’agit-il d’un personnage ou est-ce le reflet de qui il est vraiment? Et est-ce que ça le dérange, cette adéquation entre l’homme et le mythe?

« Ah, j’ai toujours été bon joueur à ce propos », m’explique-t-il, sourire en coin. « J’ai chanté la nuit, j’ai chanté le mal de vivre. Les humoristes dans les années 90 ont monté ça en épingle et moi, j’ai ri de leurs jokes. C’est devenu une sorte de caricature dans les médias, mais je t’assure que je me suis jamais laissé avaler par le personnage. Tout ce que j’écris est autobiographique. »

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La question de la création à jeun semble lui faire mal. Plus que celle sur les conséquences de sa condamnation, même. Les questions sont toutefois liées : la perte de son modus operandi étant une conséquence directe du geste qui a résulté en sa condamnation. Une conséquence plus intime, qui ne l’atteint pas seulement sur le plan professionnel.

« Ça va revenir. En tout cas, j’espère. Une chanson, ça sert à extérioriser des choses que tu vis que t’es pas encore capable de comprendre. J’aborde autre chose, là. Une autre étape. Ça va revenir. »

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Tout le beau, tout le laid et le futur

Vêtu d’une veste de cuir sans manches et d’une quantité impressionnante de bijoux, Éric Lapointe ne passe pas inaperçu dans le café bondé, un établissement discret et un peu bohème au nord du Plateau-Mont-Royal. Fidèle à l’image que l’on se fait de lui.

Il est à la fois la personne ayant enregistré Loadé comme un gun en 1996 et un homme qui essaie tant bien que mal de passer à une autre étape de sa vie.

Poussé par le vent et les nombreuses rencontres créatives, Lapointe en a fait, du chemin, depuis ses débuts. Il a perdu des morceaux et des amis au combat, dont son vieil ami Roger Tabra qui l’accompagnait depuis ses débuts.

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« Quand on a écrit N’importe Quoi, j’étais en peine d’amour. J’étais misérable. Je vivais dans un petit logement pas meublé dans Centre-Sud. Tabra était venu manger un spaghetti au ketchup chez nous pour écrire de la musique et essayer de me remonter le moral. J’avais écrit une quinzaine de balades pis y en avait pas une maudite qui faisait l’affaire. Là, y m’a dit : “Mais qu’est-ce que t’aimerais lui dire, à ton ex?”. C’est là que je lui ai répondu “n’importe quoi!”. Tabra m’a regardé dans les yeux et m’a dit : “Putain, Éric, on l’a! C’est notre titre, ça!” », se remémore-t-il en imitant l’accent français de son ami disparu.

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Roger Tabra est décédé en 2016, en France, d’une cirrhose du foie. Lapointe a eu la chance de passer deux semaines avec lui alors qu’il était sur son lit de mort.

« J’y ai contribué en masse, à sa cirrhose. Je m’ennuie terriblement de lui. C’était un grand frère. »

L’album Obsession (sur lequel figurait N’importe quoi) célèbre d’ailleurs ses trente ans, cette année. Une occasion que le chanteur compte souligner avec un réenregistrement de l’album et une nouvelle édition vinyle. Il fait, en quelque sorte, un « Taylor Swift », afin de se réapproprier le contrôle de son œuvre. « On va pouvoir aussi finalement pallier à la pochette d’album la plus laide au monde, » m’explique-t-il sans broncher.

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Lapointe et ses musiciens partiront ensuite sur la route avec un spectacle anniversaire, mais également avec un spectacle acoustique pour promouvoir Entracte, un album paru en catimini en 2021.

« Mon souhait le plus cher, c’est de ne jamais prendre ma retraite. C’est cliché de dire ça, mais j’aimerais mourir sur scène. Que ce soit dans une grande salle ou dans un petit café comme ici, c’est ça que je veux. C’est ce que je fais de mieux. »

Avant de le laisser partir, une dernière question me brûle les lèvres.

« Ça te gosse-tu, quand le monde t’appelle Ti-Cuir? »

Lapointe réprime un fou rire. Il m’explique que le surnom date d’un spectacle intitulé Le vent, la mer, le roc, qu’il donnait en 2003 avec Daniel Boucher et Kevin Parent. Les trois musiciens s’étaient donné des surnoms : Ti-Doux, Ti-Queue (ça s’invente pas!) et Ti-Cuir, respectivement. Le sien s’est répandu comme une traînée de poudre à travers le public et les médias.

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« Non, ça me gosse pas vraiment, parce que ça vient d’une place d’amour avec des chums », tranche Lapointe.

Comme quoi Éric Lapointe a cette capacité d’assumer tout le beau et tout le laid, aussi.

Est-il finalement prêt à changer le visage de son Dieu? Seul le temps nous le dira.