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« Éric, c’est ma drogue, c’est notre Guy Lafleur! »
« Après deux ans, je me suis ennuyé de vous autres! », lance Éric Lapointe couvert de sueur, avant d’enchaîner les premières notes de Ma gueule. Les centaines de fans réunis à La Pocatière l’applaudissent à tout rompre, suspendus à sa voix d’écorché vif et prêts à le suivre jusqu’au bout, peu importe ses frasques.
Rewind dans le temps.
Il y a près de deux ans, Éric Lapointe plaidait coupable à une accusation de voies de fait à l’endroit d’une femme et s’en tirait sans casier judiciaire, obtenant plutôt une absolution conditionnelle assortie d’une probation d’un an. Depuis, il roule sa bosse discrètement ou presque, comme j’en serai témoin.
J’ai voulu aller à la rencontre de ces irréductibles que le chanteur à la voix rauque continue à faire courir aux quatre coins de la province.
Après l’annulation de deux spectacles à Trois-Rivières l’an dernier à cause de pression subie par un promoteur, que reste-t-il du phénomène « Lapointe »?
C’est dans ce contexte que j’ai mis le cap dans le Bas-St-Laurent, où Lapointe se produisait vendredi devant plus de 2000 fans survoltés entassés au centre Bombardier.
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Après avoir brillé devant des audiences monstres aux côtés de Céline, de millions de téléspectateurs comme coach de l’émission La Voix ou comme membre en règle du Boy’s blues band, Éric Lapointe promène aujourd’hui son froc de cuir à l’ombre des projecteurs, sur les scènes de festivals nichés ou de bourgades comme La Pocatière, une municipalité qui est passée sous la barre des 4000 âmes.
Et même si les médias ont détourné le regard depuis ses démêlés judiciaires, ses fidèles remplissent toujours les salles et l’alcool coule à flots.
Je fonce sur l’autoroute 20 en roulant un peu sur des œufs. L’objectif n’est pas de réhabiliter Éric Lapointe, ma quête se veut plutôt sociologique : est-ce qu’on pardonne tout à ses héros? Au-delà de la proverbiale séparation entre l’homme de l’artiste? Et qu’est-ce qui se passe dans la tête des fans pressés de passer l’éponge? Quelque chose de même.
Transparence oblige, je ne suis pas un fan du bonhomme, sinon ironiquement dans des karaokés. Je connais cependant – comme vous – toutes ses tounes par coeur.
Je roule donc après une longue et pénible semaine, marquée par la victoire de Johnny Depp contre Amber Heard, au terme de l’accident de train judiciaire le plus cringe de l’histoire.
Et parlant de toxicité, je profite de mes quatre heures de char pour me taper l’excellent balado d’India Desjardins sur la vie et la mort de Michel Brûlé.
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Un show payant
Le fleuve flotte dans les nuages lorsque je flash à droite sur la route des navigateurs pour aller porter ma valise au motel Le Martinet en haut de la côte. Mon amie Chantale (prénom de circonstance) qui vit à Kamouraska et m’accompagne solidairement au show n’est pas arrivée. J’en profite pour aller faire un tour en ville, à commencer par un pit stop au Azimut pour me ramasser un café décent (après trois arrêts McDo).
« Les gens qui aiment sa musique l’aiment pour sa musique », résume le serveur quand je lui demande ce qu’il pense de tout ça. La venue d’Éric Lapointe est bonne pour les affaires en tout cas, puisque le restaurant affiche complet pour le souper. Même chose au motel Martinet, où Éric Lapointe loge apparemment (je l’ai pas vu).
J’ai voulu savoir si le concert avait généré ici aussi une levée de boucliers comme on l’a vu ailleurs. J’ai contacté à quelques reprises l’hôtel de ville pour sonder le maire là-dessus, mais on n’a pas retourné mes appels.
Du côté du Centre-femmes La Passerelle de Kamouraska, personne n’a voulu se prononcer sur le sujet. Une coordonnatrice avait émis des réserves sur sa page Facebook (effacées depuis) mais l’organisme a pris ses distances avec ses propos. « Ça ne reflétait pas vraiment la voix du centre, on n’a pas de position précise là-dessus. On n’est pas contre la réinsertion des gens non plus », a brièvement souligné une dame au bout du fil.
Le Guns n’ roses de La Pocatière
Quant au promoteur du concert, il évoque d’emblée la loi de l’offre et la demande. « Au final, s’il n’y avait pas de demande, il ferait des shows devant personne », résume Yann Beaulieu, de Les shows festifs.
Il relève que les billets se sont envolés comme des petits pains chauds et que 80% des gens qui en ont acheté sont des femmes. Le spectacle que je m’apprêtais à voir allait toutefois r ééquilibrer cette statistique. « Il a fait face à la justice, son métier est de faire de la musique. On n’a pas de contrôle sur la justice populaire », souligne le promoteur, qui admet n’avoir pas longtemps hésité avant de confier un show à Lapointe. « On l’a déjà fait venir à Rivière-du-Loup et tout le monde trippait. C’est pas parce qu’on le fait venir qu’on endosse ce qu’il fait à la maison avec sa femme », précise Yann.
Ce dernier voit surtout une occasion de présenter un premier spectacle d’envergure au centre Bombardier (inauguré en 2009) et de dynamiser la scène culturelle un peu poussiéreuse de la région. « Toutes les loges sont vendues, on a trois autobus de Rivière-du-Loup pour servir de navette. L’idée derrière le show est de tâter le terrain en vue de la création d’un festival l’an prochain, comme une sorte de test », confie Yann Beaulieu.
Les seules critiques qu’il dit avoir reçues concernent un spectacle auquel Éric Lapointe a mis abruptement fin en 1994 dans un sous-sol d’église de La Pocatière. Il semblerait que plusieurs n’ont toujours pas digéré ce dernier passage bâclé. « Il avait quitté le show trop saoul après trois tounes en envoyant chier le monde. Les gens ont la mémoire longue ici, ils le surnomment le Guns N’ Roses de La Pocatière…»
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« Il parle comme je te parle»
Chantale n’arrive pas. Pas la partner de show la plus fiable du Bas-St-Laurent. Je décide donc d’aller flâner autour du centre Bombardier, voir s’il y a une sorte de tailgate de pré-concert. J’ai peu d’espoir, le vent du fleuve est frette en joualvert.
Pendant que des roadies vident des camions Légaré, je tombe sur un petit attroupement au milieu du stationnement en train de se siffler depuis deux heures des canettes de Bloody Caesar.
Si tu penses que t’es fan de quoi que ce soit dans la vie, meet Denise, Marie-Josée et Joannie.
« Éric c’est ma drogue, c’est notre Guy Lafleur. Il a le cœur sur la main et il parle comme je te parle », louange Denise, une fan finie de Montmagny, venue avec ses amies toutes aussi pâmées sur l’interprète de Loadé comme un gun.
Les trois femmes vouent une admiration inconditionnelle à Éric, reconnaissant toutefois « qu’il n’est pas un Saint ».
Lorsque je leur demande si ça les met un peu en crisse d’encourager un gars qui a plaidé coupable à des accusations de voies de fait sur une femme, Denise se braque. « Moi je suis surtout en tabarnak contre elle [la victime]! On n’était pas là personne dans la maison ce jour-là, on sait pas ce qui s’est passé. Moi je connais la vraie histoire, mais je ne peux pas en parler… », confie évasive Denise, portant son hoodie Lapointe.
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Marie-Josée, elle, plaide le droit à l’erreur et trouve la sentence d’Éric exagérée. « On ne l’entend plus à la radio ni nulle part. Je comprends qu’il a plaidé coupable, mais le boycott est démesuré », explique-t-elle, ajoutant qu’elle pardonnerait tout à Lapointe, « sauf s’il avait touché à un enfant ».
Les trois femmes se mettent à me raconter des anecdotes d’Éric Lapointe, qu’elles ont vu un nombre incalculable de fois. « Il ne refuse jamais une photo ou un autographe, j’en ai une dizaine avec lui au moins », calcule Denise, prête à faire le pied de grue jusqu’aux petites heures après un concert pour grossir sa collection.
J’insiste : n’ont-elles même pas vécu un chouïa de déception en le voyant aux nouvelles de 17h avec le bandeau « coupable »? Cette fois, c’est Joannie qui tranche le débat. « Osti non, ses fans lui sont fidèles. Et il est très sexé…», résume la fan, venue avec sa fille de neuf ans qui aime particulièrement N’importe quoi et Ma gueule.
Un peu plus loin, Sonia se claque une bambino extra bacon dans son char à quelques heures du concert. Cette modératrice d’une page de fans sur Facebook cumulant 9,7 K abonné.e.s a fait la route depuis Montréal. « C’était tranquille à matin et mon boss m’a laissée partir », explique l’employée d’une compagnie d’emballage de bières. Sonia couraille les concerts de Lapointe depuis 1994. Elle a d’ailleurs rencontré Denise à celui d’Amqui il y a quelques années.
Les femmes accusent les journalistes d’être à l’origine du boycott médiatique d’Éric Lapointe. « Il a sorti un nouvel album (Entracte) et personne n’en a parlé. Le 24 juin, il n’est booké nulle part. Une St-Jean sans Éric, c’est pas normal! », peste Denise.
Marie-Josée, pour sa part, croit qu’il faut faire une distinction entre le chanteur et les récidivistes. « Il devait être amoché et c’est pas un ange », argumente-t-elle.
« Il était coupable avant d’avoir sa sentence »
Chantale débarque enfin, adéquatement grimée pour l’occasion. J’ai pour ma part mis mon chandail de loup et je me sens très «coulé dans le rock».
On se dirige vers l’amphithéâtre vers 19h, où une file impressionnante serpente à travers le stationnement bien rempli.
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Stéphane, Gilles et leurs blondes sont venu.e.s en VR, dans lequel ils passeront la nuit dans le parking. Ils ont demandé la permission aux policiers de la SQ, qui font des rondes régulièrement. Les deux gars sont convaincus que la notoriété d’Éric Lapointe est une lame à deux tranchants. « Quand t’es connu, on te tape plus dessus. Il était coupable avant d’avoir sa sentence! », croit Stéphane de Montréal, réitérant sa loyauté envers son idole.
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Pendant que Chantal garde ma place dans le line-up, je sonde plusieurs fans sur leur foi inébranlable envers Lapointe. « J’ai vu des commentaires contre lui sur Internet, mais c’est un être humain comme nous autres. Ma mère m’a appris dans la jeunesse à ne pas juger les gens », analyse Sophie, en train de griller une clope flanquée de sa chum Johanne. « On a un système de justice censé faire sa job. Combien de personnes ici ont peut-être fait pire que lui… », se demande Sophie en pointant du menton la longue file.
Plusieurs personnes à qui j’ai parlé ont aussi souligné que d’autres artistes ont fait pire sans être rayés de l’espace médiatique. Le nom de Patrick Bruel est revenu souvent, même si ce dernier a – à ce jour – été exonéré de l’ensemble des accusations qui pesaient contre lui.
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Surreprésentées dans le public ce soir-là, ce sont surtout des femmes qui défendent bec et ongle Éric Lapointe dans le stationnement. « Moi je tomberais en amour avec Éric Lapointe demain matin. Je ne banalise pas ce qu’il a fait, mais je ne peux pas le juger », souligne Josée.
Katie, elle, était présente il y a vingt-huit ans au sous-sol de la cathédrale de La Pocatière pour le show avorté de Lapointe. Ce soir, c’est un moment très spécial pour elle. « Mon frère est décédé et on était là ensemble. Tout le monde avait été déçu et je viens un peu pour lui aujourd’hui », explique la femme de 45 ans qui avait 19 ans à l’époque. « Je pense qu’on peut faire la distinction entre l’œuvre de l’artiste et sa vie privée », croit Katie.
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On nous distribue des bracelets bleus à l’entrée, comme dans les tout inclus.
Une fois à l’intérieur, c’est admission générale dans l’amphithéâtre, où les gens sirotent une Bud en attendant la première partie.
« Il a payé pas mal, il paye encore. Et le fait qu’il vienne ici à La Pocatière montre qu’il est prêt à tout pour continuer à faire son métier », analyse Annie-Claude, qui ne pardonnera jamais la violence contre les femmes. « Mais j’aime sa voix, c’est une bête de scène, c’est ce que je viens voir », justifie-t-elle.
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On est trop fier les boys
C’est le mythique groupe-hommage Alcoholica qui ouvre enfin les hostilités avec Blackened, sous les acclamations.
Mythique parce que le band est actif depuis plus de 25 ans et est un des plus populaires au pays. Je l’avais même suivi en tournée il y a quelques années avec ma camarade Ninon.
J’ai d’ailleurs passé un coup de fil quelques jours avant le show à son chanteur Pierre St-Jean, pour voir s’il ressentait un malaise à l’idée d’ouvrir pour un concert d’Éric Lapointe. « Je comprends ce que tu me dis, mais la justice est censée être là pour faire son travail. Nous, on fait notre spectacle et on n’a pas vraiment de rapport avec Lapointe. À la limite, on ne le croisera même pas », m’avait expliqué Pierre, aussi à la tête de la formation Heaven’s cry.
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« On n’approuve pas les gestes qu’il a commis pour ce qu’on en sait, mais c’est à la justice de trancher ça, pas à nous. Bref, on donne notre spectacle et lui son spectacle », avait ajouté Pierre.
Et ce spectacle entre jusqu’ici comme une tonne de briques.
For Whom the Bell Tolls, Seek and Destroy, Enter Sandman: à en juger par l’ambiance, certaines personnes semblent venues pour la première partie. C’est mon cas et celui de Chantale visiblement, qui fait du air guitar comme Yngwie Malmsteen, jusqu’ici ravie de son premier show métal ET post-pandémique.
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Le groupe disparaît après One. On sort dehors fumer une clope et pisser plus ou moins subtilement autour de l’amphithéâtre. Contrairement à Montréal où on risquerait de se faire taser si on sortait avec nos bières, l’ambiance est (très) chill à La Poc.
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De retour à l’intérieur, une grande table de merch d’Éric Lapointe semble très populaire. Je demande à la fille si les démêlés judiciaires d’Éric Lapointe nuisent à ses ventes. Elle hoche vigoureusement la tête avant même que j’ai fini de poser ma question. « C’est toujours pareil, toujours plein », résume-t-elle.
En attendant Lapointe, Chantale me partage son ambivalence sur sa présence ici. « Il fait partie en quelque sorte de mon patrimoine culturel, mais je me pose des questions aussi. Va-t-on ne plus jamais employer quelqu’un qui a fait de la violence conjugale? On fait quoi avec eux? En tant que société? », s’interroge Chantale, avant d’être interrompue par la fermeture des lumières.
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Éric Lapointe se pointe sur scène flanqué de son band avec son débardeur en cuir. La foule est en délire. Il ouvre son set avec La Bartendresse.
À soir j’aimerais qu’la femme qui me sert le fort soit ma maîtresse.
Le frisson collectif grimpe d’un cran dès les premières notes de Ma gueule. Éric Lapointe ne s’épanche pas trop entre les tounes (sinon il marmonne pis je comprends rien de ma place). Lors de Terre promise, je vis le dilemme intérieur de vivre un beau moment sur de la musique produite par un monsieur dont je n’approuve pas le comportement hors scène.
Le rockeur enfile les tubes à la chaîne, la foule en redemande, chante TOUTES les osties de paroles.
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« Éric Éric Éric! », scande bruyamment la foule avant le rappel. Le principal intéressé revient, l’air ému, avant de wraper tout ça avec N’importe quoi et Moman.
Moman laisse pas ton ti gars devenir une rock star
Ça finit seul dans un bar ou dans sa loge saoul mort
Pendant que la foule gueule encore.
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En reprenant la route le lendemain matin avec une gueule de bois de niveau « Je mange des Tylenols comme des Smarties », je me demande si Lapointe essayait de nous passer un message avec sa dernière toune.
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Si vous ou vos proches subissez de la violence conjugale, vous pouvez contacter SOS Violence Conjugale, trouver une ressource proche de chez vous ou encore contacter une maison pour femmes victimes de violence conjugale.