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De Taylor Swift à Lana Del Rey : Jack Antonoff a-t-il pris en otage la musique pop?
Ce texte est tiré d’une chronique de Malia Kounkou faite dans le cadre de L’effet Pogonat, sur ICI Musique. Pour écouter la chronique au complet : c’est juste ici.
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La princesse de la pop qui se passe de présentations, Taylor Swift, vient de lancer dans l’univers le onzième album de sa carrière, The Tortured Poets Department (ou, en français : Le département des poètes torturés).
Et, surprise! Cet album de 16 morceaux en cache un autre, encore, de 15 nouveaux morceaux, The Tortured Poets Department : The Anthology, en plus d’être disponible en quatre versions différentes.
Car jamais Taylor Swift ne manquera une occasion de nous rappeler sa capacité à se renouveler à l’infini.
Si elle décrit l’anthologie comme étant un concentré de souvenirs à la fois euphoriques et douloureux, une chose demeure toujours d’actualité : la présence du producteur Jack Antonoff en coulisses de ce corpus d’albums.
Peut-être que ce nom ne vous dit rien, mais il tapisse presque tous les crédits de production de The Tortured Poets Department. Toutefois, quand l’implication du musicien a été dévoilée au grand jour, ce ne sont pas tous les fans de Taylor Swift (ou de la musique pop en général) qui ont apprécié la nouvelle…
L’ADN Antonoff
Pour bien comprendre cette réticence générale du public envers Jack Antonoff, il nous faut d’abord décrire ce personnage qui, à l’heure actuelle, est le secret le moins bien gardé de l’industrie musicale anglophone.
Tout d’abord, il est une partition qui ne s’arrête jamais : à l’adolescence, il forme son premier groupe punk rock, Outline. Puis, en 2002, il en forme un autre, plus indie, Steel Train, et se retrouve sur le line-up de plusieurs festivals (Coachella, Lollapalooza…), tout en assurant la première partie de Tegan & Sara.
Et comme la troisième fois est souvent la bonne, il rencontre enfin le succès avec un grand S avec son troisième projet musical, le groupe Fun., dont la chanson We Are Young est désormais la bande-son nostalgique de toute une génération de millenials.
Puis, en 2014, il donne naissance à un groupe dont il est cette fois-ci le visage, Bleachers.
Côté sonorité, on plonge dans les années 80, avec des chœurs énergiques et un synthé aérien qui donnent l’impression d’être à un bal de finissants filmé avec une caméra VHS.
Le musicien ne chômant pas, sa biographie pourrait encore être continuée longtemps — 2019 : sortie de Red Hearse, son dernier projet musical en date — mais cette vue d’ensemble suffit à expliquer son ADN musical.
Surtout que de là, le pont avec Taylor Swift est déjà tout tracé.
Prise d’otage
« Taylor est la première personne qui m’a laissé produire une chanson », partageait Jack Antonoff dans une entrevue donnée au New York Times en 2020. « Avant Taylor, tout le monde disait : “Tu n’es pas un producteur”. Il a fallu Taylor Swift pour dire : “J’aime la façon dont ça sonne”. »
Cette relation entre les deux se tisse d’abord à tâtons, puis d’un seul coup.
Elle débute en 2013, lorsque Jack Antonoff produit la chanson I Wish You Would pour Taylor Swift et que les deux constatent une alchimie musicale irrévocable qui se traduit dans le processus créatif des chansons qui suivent — comme pour le titre Out Of The Woods dont la première version se fait pratiquement en trente minutes.
À partir de ce moment, le nom de Jack Antonoff apparaît dans les crédits de tous les albums de Taylor Swift qui suivent.
Tantôt, c’est seulement pour deux chansons (evermore), d’autres fois, pour la production et l’écriture d’un album en entier (Midnights).
Et quand on constate que les quatre albums de Taylor Swift primés aux Grammy Awards ont tous été co-produits par la même personne, il est certain que le reste de l’industrie musicale s’empressera de s’arracher ladite personne.
C’est pourquoi Jack Antonoff collabore par la suite avec de grands noms de la musique pop (Olivia Rodrigo, P!nk, Florence + The Machine, Phoebe Bridgers, Sia…) et ira même jusqu’à produire presque entièrement les trois plus récents albums de la chanteuse Lana Del Rey — Norman Fucking Rockwell, Chemtrails Over the Country Club et Did You Know That There’s a Tunnel Under Ocean Blvd — et tout l’album Melodrama de Lorde.
(Qui est un chef-d’œuvre, soit dit en passant.)
Tout est bien dans le meilleur des mondes, donc : un bon producteur qui s’entoure de bons artistes pour faire de la bonne musique qui rafle tous les honneurs. N’est-ce pas là le plus parfait des cercles vertueux?
Eh bien non, selon certains fans. Car à trop produire d’artistes, beaucoup ont l’impression de voir, mais surtout d’entendre, du Jack Antonoff partout dans la musique pop.
Taylor Swift étant le premier exemple; c’est après tout son septième album original consécutif sur lequel Jack Antonoff apparaît. Une présence qui s’est surtout fait sentir dans Midnights où, en fermant les yeux, on avait l’impression d’écouter un album des Bleachers ou Red Hearse, et non pas un album de Taylor Swift avec l’esprit de Taylor Swift.
Certains craignent donc une homogénéisation de la sonorité pop moderne en constatant que les mêmes constructions musicales se répètent dans la majorité des titres produits par le musicien devenu producteur.
Prenez Greenlight de Lorde, Venice Bitch de Lana Del Rey et Labyrinth de Taylor Swift, par exemple, et vous remarquerez cette même impression de chaos aérien, mais organisé, qui monte, monte, monte jusqu’à l’explosion inévitable.
De quoi ouvrir les paris sur le nom du prochain artiste qui aura son baptême du son Antonoff — ou qui ne l’aura pas, car ce serait un peu plus drôle.
À chacun son empreinte
Maintenant que tout est dit, vient le temps de statuer : est-ce qu’apparaître dans tous les recoins de la pop est une si grande menace que ça? Dans ce cas, il faudrait appeler à la barre un producteur encore plus omniprésent sur la scène pop : Max Martin.
Malgré une discrétion de ninja, son nom figure dans presque tous les crédits des plus grands tubes de la pop des trente dernières années : Can’t Feel My Face de The Weeknd, I Kissed A Girl de Katy Perry, yes and? d’Ariana Grande, So What de P!nk, Shake It Off de Taylor Swift et même …Baby One More Time de Britney Spears.
Il y aurait aussi le producteur hip-hop Timbaland qui présidait l’âge d’or musical des années 2006 à 2009 aux côtés de Justin Timberlake et de Nelly Furtado, et à qui l’on doit les Sexyback, Promiscuous Girl et 4 Minutes de ce monde.
Non seulement celui-ci n’hésitait pas à apparaître aux côtés de ses protégés, mais ses productions étaient hyperreconnaissables, tant par son beatboxing en arrière-fond que par ses petites onomatopées (ou ad-libs, comme on dit en bon français) qui se fondaient dans l’accompagnement instrumental avec fluidité.
Même chose pour Pharrell Williams qui débute souvent les titres qu’il produit en comptant quatre mesures, juste avant de démarrer la chanson pour de bon. La preuve en est avec son entêtant Happy que je me fais un plaisir de vous remettre en tête.
Donc s’il y a plus omniprésent et plus reconnaissable que Jack Antonoff, pourquoi les gens sont-ils aussi frustrés par sa présence grandissante dans la musique pop?
Mon hypothèse commence par Taylor et finit par Swift. En effet, la chanteuse a atteint un tel niveau de popularité que tout ce qui la touche, directement comme indirectement, engendrera des réactions aussi intenses que disproportionnées.
Par sa simple proximité avec la vedette de la pop, Jack Antonoff est donc victime de ce dommage collatéral.
Cela projette une fausse impression voulant qu’il soit affilié à une légion de vedettes de la pop, alors qu’il n’est affilié qu’à une mince poignée d’entre elles, dont Taylor Swift.
Et certes, certaines critiques sont fort valides, comme celles à propos d’un manque de diversité sonore étouffant l’essence de l’artiste produit. Mais il est aussi possible de voir les choses autrement, surtout quand on connaît l’impressionnante attention au détail avec laquelle Taylor Swift gère sa carrière.
Entre vous et moi, il est presque impossible de se dire qu’elle sortira un jour un album qui ne la représenterait pas à 230 %. Il est toutefois possible de se dire que, plutôt que de la croire noyée sous l’ADN Antonoff, elle est justement en train de nous présenter une nouvelle facette d’elle-même.
Alors enchantée, Taylor Swift.