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Camper dans l’indifférence, loin de Notre-Dame

Visite de ces campements de fortune qui se fondent dans le paysage.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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L’itinérance organisée ne se limite pas au campement de sans-abri de la rue Notre-Dame.

Ce constat s’impose au terme d’une visite de plusieurs installations de fortune éparpillées au centre-ville et au sud-ouest de la métropole.

«Je serai toujours contente que l’itinérance fasse jaser, mais j’ai peur que ça fasse comme les CHSLD durant la COVID, que ça soit le buzz de l’heure et qu’on passe à autre chose après le tent city d’Hochelaga.»

Pendant que les projecteurs sont braqués sur les dizaines d’itinérants regroupés sur une bande gazonnée à l’est de l’île, ils sont tout aussi nombreux à l’autre bout de la Ville à essayer de survivre dans des conditions épouvantables, mais surtout dans l’indifférence. « Je serai toujours contente que l’itinérance fasse jaser, mais j’ai peur que ça fasse comme les CHSLD durant la COVID, que ça soit le buzz de l’heure et qu’on passe à autre chose après le tent city d’Hochelaga », confie Emily, une travailleuse sociale liée au réseau de la santé qui a gentiment accepté – à notre demande – de m’offrir un tour guidé des campements sur son territoire.

S’il existe deux solitudes au pays, il en va de même dans la rue.

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La preuve, la plupart des personnes sans-abri croisées sur notre route – majoritairement des anglophones – n’ont même pas entendu parler du campement de la rue Notre-Dame.

À leur défense, ils en ont déjà plein les bras avec leur propre précarité.

Sammy, par exemple, habite depuis mai sous l’autoroute 720, à la hauteur de l’avenue Atwater. « Je dormais dans les refuges avant, jusqu’à ce qu’ils coupent les lits. Je dors bien ici, mais c’est m’endormir le problème! », lance ce gaillard de six pieds sept pouces, en référence au bruit incessant des voitures sur la voie rapide au-dessus de nos têtes. « Des fois, entre 2h et 3h30, on entend rien. Mais la circulation reprend dès 4h », observe Sammy, devant la petite tente rouge dans laquelle il doit s’étendre à la diagonale, faute de place.

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Sammy se donne jusqu’à l’hiver pour trouver un nouvel endroit où passer la nuit, peut-être à l’hôpital Royal-Victoria où des lits sont prévus pour héberger des personnes itinérantes.

Contrairement à plusieurs de ses compagnons d’infortune qui évitent les refuges comme la peste pour ne pas avoir à se soumettre aux nombreuses consignes en vigueur, Sammy croit que c’est la moindre des choses. « C’est gratuit, alors il faut respecter les règles », tranche-t-il, alors qu’il extirpe deux gros sacs remplis de canettes vides d’un recoin de sa tente pour aller les vendre.

Il retournera ensuite au marché Atwater, où il travaille. Sammy s’occupe des poubelles de quelques kiosques deux fois par jour, le matin et l’après-midi. « Je n’ai jamais eu de BS et ça ne m’intéresse pas. Moi je veux aller à l’école pour devenir préposé aux bénéficiaires », affirme l’homme avec aplomb.

Son ami Sid débarque au même moment et lui tend une bouteille de jus.

«Je ne veux déranger personne. Hier, j’ai dormi devant la tente de Sammy et aujourd’hui je vais essayer de me trouver un sac de couchage.»

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Fraîchement débarqué de Toronto où il a passé le dernier mois, ce natif de Kanesatake se débrouille comme il peut tout en tentant d’apprivoiser son nouvel environnement. « Je ne veux déranger personne. Hier, j’ai dormi devant la tente de Sammy et aujourd’hui je vais essayer de me trouver un sac de couchage », explique Sid, encore secoué par les problèmes d’itinérance qu’il a vus à Toronto. « Il y a présentement des centaines de tentes un peu partout! », relate le jeune homme, incapable à ce stade-ci de se projeter dans l’avenir. « Ma vie se passe d’heure en heure, je ne peux rien prévoir », admet ce toxicomane, d’avis que les gens de la rue doivent se serrer les coudes s’ils veulent survivre. « Personne ne choisit de perdre ses amis et sa famille en se levant le matin. Quand toutes tes décisions tournent autour de la drogue, il faut juste trouver de nouvelles façons d’être heureux », philosophe Sid, qui agrippe un des deux sacs de canettes vides de Sammy pour l’aider à aller les porter au dépanneur.

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Avant de partir, Émily leur propose des seringues neuves, des préservatifs et une liste de maisons de chambres. Sammy prend la liste, Sid rien. « Je me m’injecte pas et j’ai pas besoin de condom, puisque je n’ai pas de sexe depuis plusieurs mois », laisse-t-il tomber.

D’autres tentes sont érigées quelques mètres plus loin. C’est le spot de Kev, Annie et Dan*, précise Emily, qui connaît bien ces habitués du Square Cabot en haut de la côte. Il n’y a personne sur place.

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Un peu plus loin se trouve un troisième emplacement désert, cette fois avec deux tentes, séparées par un immense pilier en béton. L’une d’elles est érigée directement au pied d’une demi-douzaine de bennes à ordure. Des pantalons souillés d’excréments et un sac à main reposent à quelques pieds, sous une nuée de mouches.

Un net contraste avec le dernier campement près de la bretelle menant à l’autoroute, également inhabité à notre passage. Des tapis recouvrent minutieusement le sol en terre autour de la tente, en plus de quelques chaises, une table à café et une petite bibliothèque contenant plusieurs titres en anglais, dont un Dan Brown. « Comme tu vois, ils sont très capables de s’organiser. L’avantage de se regrouper, c’est que ça attire l’attention des autorités et ce sont les ressources qui viennent à eux », souligne Emily, pendant que les voitures passent en trombe à quelques pieds de nous.

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Leur campement est peut-être moins « officiel » que celui de Notre-Dame, Sammy assure toutefois que tous les campeurs de la 720 surveillent mutuellement leurs arrières.

Même si Kev, Annie et Dan, ne sont pas à leur spot, Scott s’échoue dans un de leur sofa pour attendre leur retour, avec un deux litres de root beer. « Je me suis fait un abri dans le bois à NDG. Ça fait deux mois que suis là et personne n’est au courant. J’ai même fait des feux de dix pieds de haut », raconte l’Islandais d’origine, qui aime vivre à l’écart du monde.

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Scott dit attendre impatiemment son chèque de la PCU pour partir aux États-Unis. Quand je fais remarquer que les douanes sont actuellement fermées, Scott et Emily se regardent d’un air entendu. « Ben, je vais prendre la trail », me dit-il comme s’il parlait d’une évidence, sans m’en dire davantage au sujet de la trail en question.

«On m’a volé tout ce que je possède le soir de mon arrivée. Bienvenue à Montréal, ville de crosseurs!»

Il ajoute avoir grandi au Québec, avant de voyager plusieurs années en Europe et aux États-Unis. Il se trouvait à Détroit, avant de rentrer au pays en janvier dernier. « On m’a volé tout ce que je possède le soir de mon arrivée. Bienvenue à Montréal, ville de crosseurs! », raille-t-il dans un français cassé.

Scott espère cette fois se rendre en Floride, où le soleil l’attend.

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Il s’esclaffe lorsque Emily l’informe que Kev, Annie et Dan, souhaitent sortir de la rue et dénicher un appartement. « Ils sont en train de se magasiner du crack drette là! », lance Scott, sceptique, en riant.

Il raconte s’être fait poignarder pour une cigarette il y a quelques mois. Jusqu’à ce qu’Emily lui rafraîchisse la mémoire, Scott omet cependant d’ajouter avoir riposté en le poignardant sept fois à son tour.

C’est rough la rue.

Un autre exemple se manifeste à quelques kilomètres de là, à la Place du Canada, lorsque Emily demande à Luc s’il a peur de se faire voler les effets qu’il laisse dans une tente sur le terrain de l’église anglicane St-George’s au loin. « Si quelqu’un me vole et que je le pogne avec mes items, il aura pas de fun…», laisse tomber le jeune homme avec plein de violents sous-entendus.

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Ils sont au moins une dizaine à notre passage à partager un coin d’ombre sous le petit viaduc menant à la Place du Canada.

Emily s’enquiert avec sincérité du bien-être de littéralement chaque personne. D’abord sur les gardes, les gens semblent juste contents de se faire demander comme ça va. « God bless you!», lui lance un homme en train de faire jouer du Blue Rodeo dans sa vieille radio au pied du socle où se trouvait jusqu’à récemment une statue de John. A. Macdonald. « I’m stucked here », avoue une femme de Kanesatake qui affirme qu’on ne laisse entrer personne chez elle à cause de la COVID. « Les policiers nous laissent tranquilles à condition de démonter nos tentes durant la journée », explique un homme originaire de la Nouvelle-Écosse.

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Un abri rafistolé avec des toiles tout près sert apparemment de bordel, ajoute ce dernier. Emily en profite pour déposer des condoms devant la tente patentée.

Au même moment, le bénévole d’un organisme du coin distribue des lunchs aux sans-abri du parc. La veille, ses 25 lunchs n’ont pas suffit à nourrir tout le monde.

Il s’agit du même bénévole que nous avons vu une heure plus tôt dans un boisé du quartier Saint-Henri, près de la voie ferrée, où se trouve aussi un campement dissimulé.

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« Ils ne veulent pas vivre avec les autres et veulent se tenir loin de la police. Ils ne pourront pas passer l’hiver. Ils ont besoin de toilettes et de wifi pour leur permettre de sortir d’ici », expliquait le bénévole au sujet des tentes bordéliques ficelées autour de branches, au milieu des seringues, des excréments et des articles de consommation. « Regarde, il y a même un kit de naloxone pour les gens qui font des overdoses de fentanyl », souligne Emily, en pointant la trousse sur un lit de bois à aire ouverte.

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Après ce tour au coeur de la misère humaine, difficile de déceler la moindre parcelle d’espoir pour les infortunés rencontrés.

De son côté, la Ville de Montréal rappelle que trois sites d’hébergement d’urgence demeurent ouverts pour accueillir la population itinérante : l’ancien hôpital Royal-Victoria, l’ancien YMCA du quartier Hochelaga-Maisonneuve et le complexe Guy-Favreau (pour les autochtones).

La porte-parole des enjeux liés à l’itinérance assure que la Ville, en partenariat avec les organismes sur le terrain, garde un oeil quotidien sur les usagers des campements de fortune, à commencer par celui de Notre-Dame, afin qu’ils soient dirigés vers un service d’hébergement avant l’hiver. « Les campements ne sont pas une solution sécuritaire ni durable pour les personnes qui vivent dans la précarité. C’est pourquoi, nous allons continuer de travailler dans le respect, la dignité, la tolérance et en concertation avec les organismes communautaires locaux, le réseau de la santé, le SPVM, l’arrondissement et les personnes du camp pour mettre en place des solutions pouvant répondre à leurs besoins », a fait savoir par courriel la relationniste Gabrielle Fontaine-Giroux.

«Les campements ne sont pas une solution sécuritaire ni durable pour les personnes qui vivent dans la précarité.»

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Emily croit que les solutions existent, mais qu’ils faut écouter les gens sur le terrain. « J’ai vraiment la conviction que ça dépend des choix sociaux qu’on fait et que des visions s’affrontent. Il y aura toujours des gens avec des problèmes de toxicomanie ou de santé mentale mais c’est rendu qu’il faut qu’ils se regroupent à 60 pour qu’on les remarque », tranche-t-elle, ajoutant qu’il y a un besoin criant de logements propres et abordables qui, s’ils étaient disponibles, pourraient encourager les gens à ranger quitter leurs campements.

Une requête formulée plus explicitement par Luc, un des campeurs croisés à la Place du Canada. « S’ils offraient des estis de logements pas de coquerelles et de punaises, je serais prêt à investir tout mon chèque. Mais je ne vivrai pas dans les bibittes », assure-t-il.

Difficile de lui reprocher d’être trop exigeant.

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*Les prénoms ont été modifiés