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Zones de tolérance : l’itinérance sort de l’ombre à Granby
« Je déteste le mot “itinérant”. Ce n’est pas un choix de vie, on veut pas être itinérant. »
Antonio a beau traverser une période rough et casser un peu le français, son éloquence est palpable. Et l’attelle qu’il porte à un bras ne l’empêche pas de monter seul une tente sur un terrain situé entre le bâtiment abritant l’organisme SOS Dépannage et la rivière Yamaska, à Granby, dans les Cantons-de-l’Est.
Une étroite bande de verdure d’une centaine de mètres où s’étend un campement de fortune occupé par une trentaine de personnes en situation d’itinérance.
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Une nouvelle réalité pour Granby, une ville de 70 000 âmes affichant l’un des taux d’inoccupation locatifs les plus bas à travers la province, oscillant autour de 0,4 %.
Devant l’ampleur de la crise, Granby a été la première ville québécoise à permettre des zones de tolérance à l’égard des campements. Après un projet-pilote fructueux dans un parc l’été dernier, le projet a été reconduit cette année.
« On est au début de l’itinérance visible, on peut se permettre d’essayer des choses, contrairement à des grosses villes aux prises depuis longtemps avec cette réalité », justifie la mairesse Julie Bourdon, derrière l’initiative des zones de tolérance.
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Son administration avait désigné au préalable deux endroits. Le premier se trouvait au parc Yamaska, mais les gens refusaient de s’y installer et la cohabitation était difficile avec les voisins.
L’autre zone, à l’arrière du cimetière de la rue Cowie, aurait à son tour été pratiquement désertée. À La Presse, des sans-abris ont rapporté avoir subi de l’intimidation de la part de jeunes, en plus de rapporter des problèmes de cohabitation. Des « ouï-dire » selon la ville, qui n’a reçu aucune plainte formelle à ce sujet.
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La mairesse dit faire de son mieux pour s’ajuster à la situation.
« C’est un dossier évolutif. Nos personnes en situation d’itinérance sont des êtres humains et la plupart cohabitent très bien. Mais il y a des règles à respecter et je dois aussi veiller au sentiment de sécurité de la population », explique la mairesse, élue en 2021.
D’un campement à l’autre
À notre passage, c’est le calme plat à l’arrière du cimetière de la rue Cowie, sauf pour deux toilettes sèches, des conteneurs et des bacs pour récupérer les seringues fournies par la Ville. Pour apercevoir des tentes, il faut s’engouffrer un peu dans le boisé attenant, près de la rivière. Le campement restant est bordélique, avec des poussettes, des vêtements éparpillés, un chariot d’épicerie renversé et un immense drapeau américain suspendu entre deux arbres.
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La majorité des sans-abri ont plié bagage pour réaménager récemment un nouveau camp derrière l’organisme SOS Dépannage, là où Antonio s’affaire à ériger sa tente. « C’est pas pour moi, c’est pour mon ami qui doit quitter son logement à cause de la moisissure », nuance le Montréalais d’origine, qui porte un gilet des Sénateurs d’Ottawa.
Son campement à lui est juste à côté. Ses effets personnels sont éparpillés autour de sa tente, car son terrain a été inondé, explique-t-il.
Même si le campement est relativement bien entretenu, la scène est inhabituelle et rappelle le campement démantelé sur la rue Notre-Dame, en décembre 2020.
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Pour avoir travaillé à La Voix de l’Est il y a une quinzaine d’années, j’avoue que jamais je n’aurais imaginé voir l’itinérance aussi visible à Granby. Jadis, les sans-abri s’entassaient dans des logements, faisaient du couchsurfing et le phénomène était aussi marginal que caché.
« On s’en occupe parce que c’est dans notre face. On est rendu avec une crise au Québec et il ne faudrait pas s’en occuper dans 5-6 ans », prévient la mairesse, qui pourra discuter de ces enjeux dès cette semaine lors du colloque sur l’itinérance organisé par l’Union des municipalités du Québec (UMQ).
Après le 31 octobre, l’inconnu
S’il refuse l’étiquette d’itinérant, Antonio n’a nulle part où aller et redoute la date butoir du 31 octobre, soit l’échéance de la tolérance pour les campements à l’aube de l’hiver.
– Tu vas faire quoi, Antonio?
– Je sais pas…
En attendant, il croit dur comme fer que la Ville cherche à se débarrasser d’eux en leur rendant la vie difficile. « On n’a pas accès à l’eau et c’est interdit de faire des feux pour cuisiner. Je le fais quand même, mais j’ai ramassé presque 2 000 $ en ticket », déplore Antonio, qui se console avec la générosité des gens qui viennent parfois leur apporter de la nourriture.
Ils ont aussi accès aux dons de l’organisme SOS dépannage.
Si le campement est relativement calme, la police vient souvent faire son tour et les chicanes de voisins sont fréquentes. C’est à cause de l’une d’elle qu’Antonio a subi une fracture au bras. « Une fille m’a asséné un coup de bâton après m’avoir accusé à tort de voler ses vêtements…»
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Un peu plus loin, un couple range l’intérieur de sa tente. L’homme vient de se réveiller, se frotte les yeux. « On était au cimetière avant, mais je pense qu’il n’y a plus personne maintenant là-bas », explique la femme, qui préfère conserver son anonymat. Le couple croule aussi sous les tickets pour avoir allumé des feux pour manger. « Trouver un appartement, c’est plus compliqué qu’on croit. Il y a pratiquement aucun logement et si t’as un dossier criminel ou un dossier à la Régie (du logement), tu ne trouveras jamais », regrette la femme, qui ne sait pas non plus où aller après le 31 octobre.
Sur le campement voisin, Rouf, un beau berger allemand, passe sa tête à travers la tente qu’il partage avec sa maîtresse Mélissa. « Il paraît qu’il y avait beaucoup de problèmes au cimetière, mais c’est tranquille ici, on est une gang de chums », explique la jeune femme, qui campe depuis un mois et demie.
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Mélissa est bien installée, avec un tapis, quelques étagères pour ses livres, un matelas double et Rouf pour la tenir au chaud la nuit. « C’est une bonne idée de tolérer les itinérants à certains endroits, sinon les gars vont foutre la marde dans toute la ville, certains sont pas mal sketchs », admet Mélissa, pendant que son voisin de tente vient emprunter son vélo.
« Ce n’est pas notre mission »
Les campeurs semblent en avoir gros sur le cœur contre l’organisme SOS Dépannage qui, selon eux, ne ferait pas grand-chose pour les aider.
Mais le directeur-général de l’organisme assure qu’il fait son possible, dans les circonstances. « Ce campement-là n’était pas désigné au départ. Quand on a vu que ça grossissait, on a craint une perte de contrôle du site », admet Patrick Saint-Denis. À l’exception de quelques incivilités, comme le vol ou les chicanes, aucun incident majeur n’a toutefois été rapporté jusqu’ici. « On n’a pas eu de plaintes, mais la ville est présente et la police vient régulièrement faire son tour. C’est correct, mais ce n’est pas notre mission », insiste M. Saint-Denis, qui offre du dépannage alimentaire aux locataires du campement.
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« Ce qui fait le plus peur, c’est qu’il y a beaucoup de feux de camp. On ne veut juste pas passer au feu », ajoute le directeur-général.
L’organisme tente de maintenir ses activités, malgré la présence d’un campement improvisé dans sa cour. Et en observant à vue de nez le stationnement plein et les clients qui grouillent dans l’entrepôt, SOS Dépannage ne chôme pas. Patrick Saint-Denis et son équipe sont aux premières loges pour constater la précarité ambiante. « Certains se retrouvent dans la rue parce qu’ils sont incapables de payer leur loyer. Depuis quelques années, 30 nouvelles familles s’ajoutent mensuellement à celles qu’on a déjà. Depuis août, on parle de 51 nouvelles familles…», énumère-t-il.
« Ça ne va pas bien présentement »
Un triste constat qui trouve écho chez Isabelle Plante, intervenante clinique à l’Auberge sous mon toit, un organisme de réinsertion situé sur la rue Chapais qui héberge des hommes en difficultés situationnelle ou des contrevenants. En poste depuis 14 ans, elle témoigne mieux que quiconque du fait que l’itinérance ne soit plus un phénomène caché.
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« On a 20 chambres et une liste d’attente de 25 personnes, ça n’a jamais été aussi grave », indique l’intervenante, qui soutient et salue l’initiative d’aménager des zones de tolérance. Avec un bémol. « C’est merveilleux les lieux de tolérance, mais le but serait de leur donner un toit au-dessus de la tête. Avec un meilleur financement, on pourrait faire plus. Présentement, avec les sous qu’on a, on peut juste faire vivre 16 personnes sur une capacité de 20 », se désole l’intervenante.
La mairesse Bourdon abonde dans le même sens. « On a dit depuis le début que la solution ne passe pas par des zones de tolérance, mais avec de l’argent envoyé par le provincial et le fédéral », souligne-t-elle. En attendant, elle se débrouille comme elle peut avec les enveloppes disponibles. « On n’avait pas d’intervenant sur le terrain l’an dernier, alors on est allé chercher une subvention pour former des agents communautaires et embaucher un intervenant sur le terrain. On a aussi ajouté plusieurs policiers à pied pour accroître le sentiment de sécurité », explique Julie Bourdon, qui a aussi plusieurs projets de développement en logements abordables sur les rails.
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Les zones de tolérance permettent dans l’intervalle de rejoindre leur clientèle et de mieux concentrer leurs efforts aux mêmes endroits. Mais la situation demeure critique, observe Isabelle Plante. « Il y a 14 ans, je pouvais prendre le téléphone et dire aux gens de s’en venir, qu’une place les attendait. Ce n’est plus le cas depuis 2020. »
Tout juste avant mon arrivée, l’intervenante s’entretenait d’ailleurs avec un homme sur la liste d’attente depuis juin dernier.
Et pour l’organisme axé sur la réinsertion, l’espoir semble mince dans le contexte actuel, notamment avec la crise du logement qui frappe Granby. « Quand nos gars qui vont bien, se rendent au terme de leur séjour (maximum un an), ben on les renvoie dans la marde, parce qu’il n’y a rien au bout… »
Des mots durs, mais reflétant la dure réalité de l’intervenante et son équipe, qui travaillent d’arrache-pied pour sortir ces hommes de la misère. « Il n’y a pas d’appart, pas de maison de chambres salubres, peu d’options. »
Isabelle Plante salue néanmoins l’entraide et le respect qui règnent entre les personnes en situation d’itinérance à l’intérieur des zones de tolérance.
Mais comme c’est souvent le cas, les efforts pour trouver des solutions se butent au sempiternel mécontentement populaire à l’idée de partager des espaces publics avec une clientèle marginale. Le fameux « pas dans ma cour », qui n’existe pas seulement à l’ombre des condos neufs du centre-ville de Montréal. « Monsieur et madame Tout-le-monde ne sont pas encore grayés pour faire face à tout ça, c’est de l’inconnu », reconnaît Isabelle, qui salue le travail de conscientisation d’un travailleur social mandaté par la Ville pour faire le pont entre la population et la clientèle des campements.
En plus des surdoses et des suicides qui frappent son monde, l’intervenante remarque l’arrivée dans la rue de gens qui n’ont pas le profil « classique », notamment des immigrants qui n’ont pas trouvé de logements. « Ça ne va pas bien, présentement », laisse tomber Isabelle Plante.
Caissière, intervenante sociale et maman
Devant le centre Notre-Dame, sur la rue Principale, deux itinérants prennent un bain de soleil sur le parvis. En retrait, quelques autres partagent une bière sur des chaises.
Pas besoin d’une longue enquête pour trouver des citoyens prêts à s’exprimer sur la politique de tolérance. Le sujet saute aux yeux.
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« Moi, ça ne m’a jamais dérangé. Il y a beaucoup de problèmes mentaux, mais il y a du bon dans chaque personne et on ne connaît pas le vécu du monde », confie Claire, qui habite le centre-ville depuis une vingtaine d’années. Elle admet toutefois que le visage de l’itinérance a drastiquement changé dans sa ville. « On ne les voyait pas, avant. Certains n’osent plus sortir le soir, ont peur, mais pas moi. Je pense que ça dérange beaucoup les commerçants, par contre…»
Je traverse la rue au dépanneur de l’autre côté de la rue pour valider sa théorie.
En poste depuis près de dix ans, la gérante Carol-Anne raconte vivre le côté sombre de la tolérance. « Les gens consomment sur la rue Principale, quêtent et ça fait peur aux gens. Ça fume du crack au parc, ça se bat, ça vole, c’est rendu comme Montréal, il n’y a plus rien de caché », peste Carol-Anne, qui habite Granby depuis l’enfance.
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Elle dit subir dans son dépanneur les « belles décisions » d’inclusion prises par des gens qui ne sortent pas de leurs bureaux. « Moi, je dis à mon boss qu’il devrait me payer comme caissière, intervenante sociale et maman! », raille-t-elle.
– Allô moman!, badine au même moment un homme venu s’acheter deux canettes de bière.
En voyant Granby s’éloigner dans mon rétroviseur, je quitte avec l’impression que les gens perdent un peu de leur candeur, en se butant à des problèmes qu’on croyait jusqu’alors essentiellement montréalais.
J’ai aussi du mal à ne pas penser qu’une zone de tolérance est un beau plaster sur un bobo qui n’a pas fini de saigner.