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7 octobre 2018. Arrowhead Stadium, stade des Chiefs de Kansas City.
Je me retourne vers la femme d’un autre joueur, assise à ma droite :
« Who’s down? »
Qui est resté au sol après le coup de sifflet de l’arbitre ? Elle n’a pas vu. Elle berce un de ses garçons qui s’est endormi sur ses genoux, malgré une foule survoltée par l’écrasante avance des Chiefs. De la section famille, située au deuxième niveau des loges, on distingue mal ce qui se passe dans l’agglutinement de joueurs à l’autre extrémité du stade. L’équipe médicale a traversé le terrain au pas de course. Même l’entraineur en chef, Mr. Reid, a quitté les lignes de côté et s’avance lourdement vers la masse informe de spandex et de sueur.
Le stress monte. Je cherche d’autres visages familiers. Mon regard croise celui d’une amie de la ligne offensive – une O-line gal comme on dit – mais elle n’a pas plus de réponse à m’offrir.
Finalement, un colosse se relève péniblement aidé des médecins de l’équipe. L’annonceur demande d’applaudir : Laurent Duvernay-Tardif.
Le stade obtempère avec vigueur.
Une onde glacée me traverse : le blessé, c’est mon amoureux, c’est celui avec qui je partage ma vie depuis 8 années.
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J’ai été parachutée dans l’univers de la NFL il y a 5 ans. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne savais pas trop dans quoi je m’embarquais…
Je suis présentement candidate à la maitrise en histoire de l’art à l’UQAM. Ancienne étudiante de l’École supérieure de ballet contemporain du Québec. Je travaille comme auteure et commissaire indépendante, spécialisée en art contemporain.
Ah oui! Je suis aussi la blonde de Laurent Duvernay-Tardif. Je suis « la blonde de »… Nous y reviendrons.
En ce moment, vous lisez les premières lignes d’une série sur mon expérience dans la culture du football américain. Amatrices et amateurs de scandales, j’aime mieux vous avertir : vous n’y trouverez pas de potins croustillants sur Laurent. Et je n’y ferai pas non plus le procès de la NFL.
Amatrices et amateurs de scandales, j’aime mieux vous avertir : vous n’y trouverez pas de potins croustillants sur Laurent. Et je n’y ferai pas non plus le procès de la NFL.
J’ai plutôt envie de partager mes questionnements et observations sur le statut de WAGS (les Wives and Girlfriends dans le jargon pro), une étiquette qui m ’apparait tacitement sexiste et avec laquelle je dois composer. Je veux examiner la grosse machine du sport professionnel, voir si elle est compatible avec une vision progressiste en termes d’égalité et d’équité sociale. Je souhaite décortiquer ce sport et le pays qui le (qu’il?) façonne.
Cette chronique propose un behind-the-scenes sur la plus puissante ligue sportive professionnelle au monde en adoptant une posture, disons, peu conventionnelle pour en traiter. Mon objectif? Mieux m’expliquer culturellement et sociologiquement la NFL ; mais surtout, nuancer certains stéréotypes sur le football, et sur les femmes qui le composent – dont je fais partie, moi aussi.
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La vie est drôlement faite. Qui aurait cru que je me retrouverais un jour 1) dans un stade de football américain, 2) à me sentir soudain vertigineusement seule et inquiète pour Laurent parmi plus de 80 000 personnes qui souhaitent, grosso modo, détruire l’équipe qui les visite… Qui aurait cru qu’autour d’un gin-tonic, je pourrais autant jaser des politiques de la représentation en art contemporain qu’expliquer les nouveaux règlements mis en place par la NFL pour contrer le fléau des commotions cérébrales… Pas moi en tout cas, et pas grand monde qui me connaissent, je dirais.
En fait, ça m’a pris presque 2 ans avant de faire mon coming out dans mon milieu professionnel. J’avais peur — scratch that — j’étais terrorisée à l’idée d’affronter le regard de mes collègues en art quand j’allais leur annoncer que je sortais avec un footballeur. Disons que les valeurs défendues sur la scène artistique montréalaise sont bien loin de certains traits caractéristiques de l’industrie du football : argent, virilité, sexisme, divertissement.
Et pourtant, je ne manque aucune game des Chiefs…
À chaque partie, je vis un stress weird qui me rappelle vaguement mon ancienne vie en danse contemporaine et le léger mal de cœur qui vous tenaille juste avant de monter sur scène. Je veux que les Chiefs gagnent, je veux que Laurent soit satisfait de sa performance.
Et puis je redoute la blessure, pour Laurent bien sûr, mais aussi pour nos amis — et amies, parce que je connais le poids du care et du stress qui incombe à chacune des conjointes de joueurs : que ce soit à la maison durant la convalescence ou en ce qui a trait aux implications contractuelles entourant certaines blessures.
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Le scénario de ce dimanche-là est l’un des pires.
Premièrement, lorsque tu assistes à un match, l’action se déroule 50 % du temps loin de toi, contrairement à un match écouté à la télé où tu peux suivre de près l’action seconde par seconde.
Deuxièmement, il y a l’incertitude qui suit l’annonce d’une blessure. Ce battement entre le moment où Laurent quitte péniblement le terrain en sautillant et celui où on apprend enfin ce qui est atteint : sa cheville, le genou qu’il s’était amoché l’an dernier, son pied ? Ça peut prendre 30, 40… 60 minutes avant de savoir.
Le « en temps réel » parait infiniment long. C’est long avant que les séquences vidéos soient disponibles sur Twitter ou RDS. Long avant de pouvoir les réécouter au ralenti (âmes sensibles s’abstenir). Long avant que les analystes lancent leurs pronostiques. Long avant d’avoir l’avis d’expert de Sasha Ghavami, mon ami (et agent de Laurent), ma première source de soutien moral en contexte sportif.
Entre temps, mon téléphone ne dérougit pas :
« Did you text BJ? »
Mes homologues de la O-line veillent au grain. Elles me textent d’un peu partout dans les estrades pour m’envoyer des prières et s’assurer que je contacte le responsable du Player Engagement, surnommé BJ, qui devient la ligne de communication entre les joueurs et leur conjointe pour obtenir des détails lorsqu’il y a blessure.
Les Chiefs creusent davantage l’écart. Mais je ne suis plus vraiment là. Je fixe mon écran, rafraichis mes recherches. J’attends à mon siège. Je ne suis pas autorisée à aller retrouver Laurent pendant qu’il est quelque part dans les sous-sols du stade à passer des rayons X.
La partie continue. Les Chiefs creusent davantage l’écart. Mais je ne suis plus vraiment là. Je fixe mon écran, rafraichis mes recherches. J’attends à mon siège. Je ne suis pas autorisée à aller retrouver Laurent pendant qu’il est quelque part dans les sous-sols du stade à passer des rayons X. Je dois patienter jusqu’à la fin de la partie comme tout le monde.
Les Chiefs remportent la rencontre et signent ainsi une cinquième victoire consécutive ; ils sont les meilleurs de la ligue en ce dimanche après-midi. À peu près au même moment, Laurent finit par me texter :
« Fracture du fibula. Le genou est ok. »
Doux-amer.
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La NFL s’est invitée dans mon quotidien il y a 5 ans, et, tous les jours, elle me confronte dans mes convictions les plus chères. Humblement, j’ai envie d’en jaser. Et je dis humblement parce qu’on s’entend que Laurent et moi sommes extrêmement privilégiés de pouvoir vivre et raconter ces aventures. Nous sommes chanceux et reconnaissants de la confiance, de l’amitié et du soutien dont nous bénéficions des deux côtés de la frontière.
Pour être tout à fait transparente, je suis débarquée au Missouri un peu à reculons avec une idée floue et préconçue du football américain. J’y ai découvert une communauté solidaire, des femmes épatantes, une industrie complexe et un coin de l’Amérique haut en contrastes. Et ce sont ces nuances que je partagerai avec vous.
Conçu en complicité avec Laurent.
Merci à mes formidables relectrices : Laurence G, Laurence B, Maude et Aurélie.
* ndlr: en passant, l’agent de Laurent était l’un de nos extraordinaire, l’an passé. Pour lire l’entrevue, c’est ici. *