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Ceux qui participent à un mouvement sont souvent les moins bien placés pour l’analyser. Ou pas. En tant que collaboratrice de longue date d’Urbania, j’aimerais souligner «dix ans d’ironie», comme écrivait Stéphane Baillargeon dans le Devoir ce week-end, par un aveu : je ne suis plus ironique du tout. Prise au jeu de l’ironie, j’ai fini par devenir tout ce qu’il y a de plus sincère.
Depuis que l’auteure Christy Wampole a écrit ce brillant essai sur l’ironie dans le New York Times l’automne passé, tout le monde (tous les lecteurs de Nouveau Projet en tout cas), en est à se demander : suis-je ironique? Suis-je vraiment sincère dans mes actions, ma façon de m’habiller, ma façon de communiquer, ou est-ce que tout ce qui sort de moi est une référence à quelque chose d’autre (d’idéalement très mauvais goût) qui me protège de montrer mes vraies couleurs et, par la bande, d’être jugé par mes pairs.
Ainsi, l’imprimé de style inca, jugé de mauvais goût à peu près entre 1990 et 2005, est-il revenu à la mode après avoir passé à travers le spectre de l’ironie. À force de le voir sur des hipsters charismatiques le portant dans un esprit dérisoire, on a fini par l’aimer au premier degré, pour sa vraie valeur. Si bien qu’on a fini par le porter sans aucune once d’ironie.
Dans son essai, Christy Wampole décrit avec raison l’ironie comme un moyen de se cacher, de se protéger du jugement des autres. Plutôt que de faire des choix qui nous ressemblent et qui en diront forcément trop sur nous pour le degré d’intimité que nous entretenons avec des connaissances de 5 à 7, nous vivons avec ironie de façon à ce que personne ne puisse jamais nous juger kétaine ou de mauvais goût parce que «euh, c’est ça l’idée». L’ironie est donc une barrière. Ironiquement, l’ironie est aussi une porte d’entrée.
J’ai une amie qui prend un malin plaisir à écouter l’émission Toute la vérité pour en rire. Chaque fois que nous la voyons, elle nous raconte avec délectation comment elle s’est bidonnée devant les déboires de Marc Hamelin ou le jeu caricatural Maude Guérin. Chaque fois, c’est un plaisir de l’entendre rire de la série. Mais, récemment, cette amie nous a avouée qu’elle s’était prise à son propre jeu, et qu’elle avait fini par s’attacher aux procureurs de la couronne de TVA. «Tu l’écoutes au dixième degré, pis sans t’en rendre compte, t’es rendu les deux pieds dans le premier degré», nous a-t-elle confié.
Il en est allé de même de mon expérience chez Urbania. J’ai commencé à collaborer à la revue jubilaire vers l’âge de 23 ans, à une époque où me commettre en écrivant un portrait sincère de l’animateur de radio Len Dobbin dans le Devoir, ça allait, mais où faire mes preuves dans le magazine le plus cool en ville devait passer nécessairement par l’ironie. Chaque sujet était bon, en autant qu’il fitte avec le thème et soit traité avec sarcasme. Un portrait de Ménick, un vieux barbu en bécick ou Michèle Richard en costume de bain nous ouvraient la porte à un monde fascinant et surtout, zéro compromettant. Puis, à force d’interviewer des gens loin de nous, on a fini par les comprendre, par les aimer, et par s’intéresser à eux le plus sincèrement du monde.
Cette entrée dans une phase plus mature a heureusement été reconnue dans un récent Devoir de philo «Bien que ce magazine adopte un ton qui frise souvent l’ironie […] ses rédacteurs délaissent de plus en plus le ton satirique afin de composer avec et à partir de la culture populaire», y explique l’auteur Pierre-Alexandre Fradet. Prenant exemple sur mon portrait de Manon Massé, il dit : «Au lieu d’ironiser à propos des poils de Manon Massé, il est possible d’en dégager une petite leçon politique, laquelle ne force aucunement à faire une croix sur l’humour».
Je suis contente que cette évolution ait été remarquée, parce qu’il y a 7-8 ans, j’aurais probablement appelé Manon Massé pour lui proposer des produits de rasage juste avant de raccrocher en riant : cinq ans d’âge mental de même. Or, en 2012, ma démarche était véritablement sincère, motivée par une curiosité sans limite, des références féministes et un réel désir de comprendre.
Ce passage par l’ironie n’aura pas été vain, donc. Il nous aura permis de faire nos preuves, d’être curieux, et surtout, d’affûter notre audace. Parce que pour aborder la pilosité faciale d’une politicienne, même si c’est avec grand sérieux, il faut assurément être passé par l’ironie.
Merci de nous avoir emmené là, Philippe Kleenex (référence ironique qui indique que l’auteure n’assume pas complètement son texte emo, de peur d’être ridiculisée comme celui qui a écrit ce texte-là: ici).
Bonne fête Urbania.