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Une oasis sur roues

Une oasis sur roues

Une nuit à bord de l’autobus de L’Anonyme, où règnent douceur et bienveillance.

Par
Salomé Maari
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« Tu vas voir, les choses vont aller vite ce soir », me prévient Félix-Antoine Guérin, qui coordonne le programme d’intervention de proximité de L’Anonyme. Quelques minutes plus tard, je grimpe à bord du tout nouvel autobus de l’organisme, reconnaissable à son revêtement imitant un mur de briques graffé. Il abrite le seul espace d’inhalation supervisée actuellement en opération à Montréal.

Ces dernières années, à Montréal, l’explosion de la distribution de pipes à bulles (pipes à crystal meth) et de tubes de pyrex (pipes à crack) a pourtant révélé le besoin criant de tels espaces. La Maison Benoît Labre, qui avait ouvert le premier de la ville en avril, a dû cesser ses activités en novembre, rattrapée par des enjeux d’assurances liés à un problème d’acceptabilité sociale.

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Pour mieux saisir l’urgence et l’importance de son travail de terrain, j’ai accompagné l’équipe de L’Anonyme le temps d’un quart de nuit.

PLUS QU’UN ESPACE DE CONSOMMATION

Avant que l’autobus ne démarre, Félix-Antoine me présente les deux intervenants avec qui nous passerons la nuit : Karina Carola, une femme souriante chaussée de Moon Boots et Olivier Charles, un sympathique ex-footballeur vêtu d’un chandail des Elks d’Edmonton.

On m’explique que chaque nuit, de 23h à 5h, l’autobus sillonne la ville et s’arrête à différents « points chauds », comme le métro Joliette, le square Cabot, et le parc Émilie-Gamelin.

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À chaque arrêt, les usagers peuvent utiliser l’espace d’inhalation supervisée, en opération depuis décembre. Très attendu, souligne Karina, il est équipé d’une porte transparente et d’un système avancé de ventilation et de filtration de l’air. Il peut accueillir deux personnes à la fois, avec la possibilité de consommer par injection. Un troisième siège, à l’extérieur du cubicule, est réservé aux injections.

Un intervenant est toujours présent pour veiller au bon déroulement des consommations, chaque usager disposant d’un maximum de 45 minutes.

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Au-delà de la consommation supervisée, L’Anonyme distribue aussi du matériel de consommation sécuritaire, des condoms et propose un service d’analyse de substances.

Les usagers peuvent aussi monter dans l’autobus simplement pour y trouver un peu de répit, se réchauffer, boire un café, manger une collation ou profiter d’un dépannage vestimentaire.

L’organisme possède aussi deux autres véhicules plus petits qui se déplacent sur appel : le Transit, qui distribue du matériel de consommation et le service d’injection supervisée (SIS) mobile.

Félix-Antoine Guérin, qui coordonne le programme d’intervention de proximité de L’Anonyme.
Félix-Antoine Guérin, qui coordonne le programme d’intervention de proximité de L’Anonyme.
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PREMIÈRES RENCONTRES

L’autobus se stationne une première fois dans un quartier de l’est de Montréal. Annie*, une jeune femme, entre d’un pas décidé, sa chatte Princesse* entre les bras. Les yeux écarquillés, elle débite des paroles à toute vitesse. Malgré son agitation, les intervenants gardent un calme imperturbable.

Annie, tout excitée, parle à Karina des nouvelles bébelles qu’elle a dénichées pour Princesse, dont un poisson mécanique qu’elle sort de son sac avec enthousiasme. Une chance que la chatte s’est rapidement remise de sa récente maladie, car Annie n’a pas d’argent pour le vet. Tout au long de l’échange, l’intervenante a un sourire estampé au visage.

Elle apporte ensuite une balance et du matériel de consommation à Annie qui prépare sa substance : elle la pèse, la dilue, la chauffe. Sous mes yeux, elle plonge dans un calme inattendu.

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Puis, lorsque son tour arrive, elle se dirige vers l’arrière, accompagnée de Karina, qui la supervisera lors de sa consommation.

Au même arrêt, une autre usagère se confie à Félix-Antoine à l’avant de l’autobus, après sa consommation. Ex-travailleuse de rue, celle-ci lui partage ses tourments : difficultés avec le travail, dépression, deuils d’amitiés, famille qui ne lui offre aucun soutien par rapport à sa consommation.

Débordant.e d’empathie, Félix-Antoine est à l’écoute. Après une quinzaine de minutes, elle se lève et quitte.

« Merci de m’avoir écoutée, vraiment. »

Allez, on bouge, direction centre-ville.

Karina Carola, intervenante de proximité à L’Anonyme.
Karina Carola, intervenante de proximité à L’Anonyme.
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DES RITUELS PROPRES À CHACUN

En chemin vers le prochain arrêt, Karina m’explique que plusieurs usagers ont des rituels autour de leur consommation : certains insistent pour écouter une chanson en particulier lorsqu’ils préparent leur substance et une autre au moment de s’injecter. Le tout se déroule souvent dans un ordre bien précis, qu’ils respectent scrupuleusement.

« Il y a du plaisir lié à la préparation et à l’anticipation de la consommation. Le circuit de la récompense commence à s’activer avant que la drogue n’entre dans ton corps », précise Félix-Antoine.

Je leur demande si certaines personnes leur ont partagé les chansons qu’elles écoutaient au moment de consommer. « Mano Solo, Au creux de ton bras », répond du tac au tac Félix-Antoine.

« Ah oui! Ça, c’est un classique », s’esclaffe Karina. Félix-Antoine fait jouer la toune à plein volume dans le système de son de l’autobus. Le chanteur, séropositif, est décédé en 2010 d’une rupture d’anévrisme.

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« Tu voudrais la sentir déjà, au creux de ton bras. La femme de ceux qui n’en ont pas. »

Karina et Félix-Antoine fredonnent ensemble.

« Tu l’vois revenir de loin, c’est ton soleil qui revient. »

« UN REPOS DE L’HYPOCRISIE SOCIALE »

Un autre arrêt, près du centre-ville. Un homme entre dans l’autobus.

– Eille, Éric*! Ça fait un bout qu’on s’est pas vus, lance Karina, souriante.

– Ben là, pas tant que ça. Deux semaines, peut-être, répond-il d’une voix rocailleuse.

– Ben, deux semaines! Des fois, on se voit tous les jours.

Éric s’assoit, et l’intervenante lui prépare un chocolat chaud.

– Veux-tu une collation? lui demande-t-elle.

– Ben oui! Tout ce qui est donné avec amour, je le prends, sourit Éric.

Voilà une dizaine d’années que l’homme aux yeux clairs est « in and out » de l’itinérance. Il connaît bien L’Anonyme, où il aime aller se réchauffer autour d’une boisson chaude et se procurer de nouvelles chaussettes. « C’est fou comme c’est important, ça », me dit-il en brandissant la nouvelle paire que Karina vient de lui offrir.

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« C’est sûr que pour le matériel, [L’Anonyme] est très important. Moi, je suis un gars qui est clean. En niaisant, on dit toujours qu’il y a les crackheads, pis les poffeux raffinés », dit en riant celui qui consomme ses substances par inhalation.

Éric souligne l’importance de l’organisme dans un contexte où l’intolérance face aux personnes en situation d’itinérance se fait de plus en plus sentir. « Y a cette roue-là où les gens consomment, cherchent des endroits où se mettre à l’abri, pis se font chasser de partout. »

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« Tsé, c’est un peu grâce à eux, ajoute-t-il en posant son regard sur les intervenants, qu’on peut trouver un repos de l’hypocrisie sociale. Ça nous permet d’être sans avoir besoin d’aller dans les refuges. »

ÉCOUTE, ADAPTATION ET CONFIANCE

« Je trouve qu’on est privilégiés que les gens nous font assez confiance pour partager ça avec nous », lance Félix-Antoine entre deux arrêts. « [La consommation], c’est quelque chose de très intime », précise Karina.

L’intervenante explique que la clé dans l’intervention se trouve dans la manière d’accueillir les usagers.

« T’es content? On va être content avec toi. T’es triste? On va accueillir ta tristesse. Le gros de notre job, c’est de s’adapter aux besoins de la personne. »

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Karina reconnaît que chacun des intervenants a ses forces, et que c’est ce qui fait la richesse de L’Anonyme. « C’est ensemble qu’on arrive à créer un safe space. »

Un safe space : voilà le sentiment qui se dégage de l’endroit. J’en fais part aux intervenants, leur expliquant que leur douceur est marquante.

« Je pense que ce que t’as remarqué, c’est plutôt l’empathie qu’on a, me répond Olivier. Parce que s’il faut mettre les limites, on va les mettre. On n’a pas de place pour que les choses débordent. »

Je balaye l’espace restreint du regard… Ouin.

Olivier Charles, intervenant de proximité à L’Anonyme.
Olivier Charles, intervenant de proximité à L’Anonyme.
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LE TEMPS DE PARTAGER UN BIG MAC

Trois heures approchent. C’est la sortie des bars sur le boulevard Saint-Laurent, et en ce vendredi soir, la rue grouille de fêtards. On tourne sur la rue Sainte-Catherine.

Dès que l’autobus s’arrête, Jimmy*, la fin vingtaine, entre dans l’autobus. « Aaahhh », se plaint-il d’un cri strident. Ses chaussettes sont mouillées, il a froid.

« Tiens, je vais te blaster de l’air chaud », annonce calmement Félix-Antoine, encore dans le siège du conducteur.

« Ah, t’es un amour, toi », remercie Jimmy, en se tortillant de douleur.

Karina lui tend un chocolat chaud et une paire de chaussettes. « As-tu mangé aujourd’hui? »

« Non. J’ai faim, là », gémit-il. L’intervenante lui offre une collation, une boisson Boost, et prépare le matériel de consommation dont il a fait la demande.

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Un autre homme entre dans l’autobus, un Big Mac encore chaud entre les mains. L’odeur se répand dans le bus. Il s’assoit à côté de Jimmy, lui tapote l’épaule, en haussant les sourcils, l’air de dire « t’en veux »?

« Ah ouiiii, merci », répond Jimmy. L’homme sépare le burger en deux, et lui en offre la moitié.

Au même moment, un autre usager entre.

« Ah ben, si c’est pas mon client préféré! », lance Jimmy. « Ah ben tabarnak! », répond l’autre, un sourire au coin des lèvres. Après avoir ri un coup, ils se dirigent ensemble à l’arrière, vers la salle de consommation. Supervisés par Félix-Antoine, ils fument leur substance, tout en poursuivant leur conversation.

3h40. Le bus s’est rempli, et la tension est palpable. L’homme au burger entre en conflit avec un autre usager. Une histoire de dette. « OK, les gars! Ça, ça va être dehors », dit fermement Karina.

Ils sortent et le véhicule se vide d’un seul coup. Karina me dit tout bas : « Lui, c’est quelqu’un qui vend. Quand il part, souvent, les gens partent avec. »

En route vers le prochain arrêt.

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DES PIPES SPÉCIFIQUEMENT DÉDIÉES AU FENTANYL

En se déplaçant, Félix-Antoine me parle du fentanyl qui est de plus en plus fumé au lieu d’être injecté. « C’est une nouvelle pratique, et les gens ne sont pas trop habitués », explique-t-iel. Dans ce contexte, l’utilisation de pipes usées ainsi que le partage de matériel entre usagers augmente le risque de surdoses.

Félix-Antoine m’apprend qu’en plus des tubes en pyrex et des pipes à bulle, il existe les hammer heads. « On aimerait se faire financer pour l’achat de pipes spécifiquement faites pour fumer du fentanyl. L’idée, c’est que si t’es capable de savoir que c’est une pipe qui est dédiée à ça, tu risques moins de te tromper et de l’utiliser pour fumer autre chose. »

Iel explique qu’étant donné que les coûts liés aux pipes de la Direction régionale de la santé publique de Montréal « ont explosé », certains organismes communautaires songent à faire des achats groupés pour payer ce type de pipes « à même le bras des organismes ».

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UN REGARD ATTENTIF ET UN SILENCE CONFORTABLE

L’autobus s’arrête dans le Quartier latin et un trentenaire vêtu de vêtements à l’apparence propre, une petite paire de lunettes au bout du nez, entre. Si je l’avais croisé dans la rue, jamais je n’aurais pu deviner qu’il consommait ou qu’il vivait possiblement dans la rue. Comme quoi l’habit ne fait pas le moine.

Il s’assoit sur la banquette, à côté de moi. Il a l’air congelé, et surtout, épuisé.

« Est-ce que ça va? », lui demande Olivier. L’homme lâche un long soupir. « J’ai juste besoin de respirer. » Son nez coule incontrôlablement. Pleure-t-il?

Tout à coup, le temps se fige dans l’autobus. J’observe Olivier, qui regarde attentivement l’homme assis en face de lui. L’intervenant ne détourne pas le regard, il ne cligne pas des yeux. Il ne dit rien, accueillant le silence de l’usager, tout en restant alerte à ses besoins.

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Après quelques minutes, un chocolat chaud à la main, l’homme semble plus détendu. Il sourit maintenant et parle avec les intervenants. « J’ai tout consommé dans les dernières 24 heures, dit-il, avant de laisser un silence planer. Mais… ça va. »

Puis, une femme dans la vingtaine entre timidement dans le bus. Elle non plus, n’a pas la consommation imprimée au visage. Elle sera la dernière à utiliser l’espace de consommation pour cette nuit, des écouteurs sur les oreilles. Je me demande ce qu’elle écoute.

Puis, les cinq heures arrivent, et l’autobus se prépare à rentrer au bercail.

Cette nuit, l’organisme a servi une trentaine d’usagers, de tous horizons : des personnes qui ont un toit, d’autres qui n’en ont pas, des jeunes et des moins jeunes, des « poffeux » et des « downers » [consommateurs d’opioïdes], comme les appelle Éric.

À en juger par cet achalandage incessant, pas besoin d’un dessin pour comprendre que le besoin est là.

Ce matin, un sentiment profond m’envahit : cet autobus est une véritable oasis qui carbure à la bienveillance. Le lien de confiance avec les intervenants est fort et les usagers semblent y trouver un refuge, loin du jugement, où ils sont libres d’exister simplement.

Je sors du véhicule, surprise que la nuit soit déjà terminée. « Le temps passe vite dans le bus, hein? », me lance Félix-Antoine.

* Le nom de tous les usagers (et de la chatte) a été changé afin de préserver leur anonymat.