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La distribution de pipes à crystal meth a presque quintuplé en 5 ans à Montréal
Les commandes de pipes à bulle – généralement utilisées pour fumer du crystal meth – de la Direction régionale de la santé publique (DRSP) de Montréal ont presque quintuplé (+ 461 %) entre 2019 et 2024, tandis que celles de tubes en pyrex – principalement destinées au crack – ont presque doublé (+89%). Ces pipes stériles sont fournies aux organismes communautaires et au réseau de la santé et des services sociaux, pour ensuite être distribuées aux usagers.
Cette explosion de la distribution va de pair avec une hausse fulgurante de la consommation de drogues par inhalation dans les rues de la ville. Les stimulants comme le crack et le crystal meth sont au cœur de cette tendance, mais ils ne sont pas les seuls concernés. Le fentanyl et d’autres opioïdes, auparavant presque uniquement injectés, sont désormais de plus en plus fumés. La situation prend le milieu communautaire par surprise, qui avait surtout outillé ses intervenants pour faire face à la crise des opioïdes.
« Je n’ai jamais vu ça », affirme Pamela Quezada-Escobar, cheffe de service en réadaptation à l’unité Urgence-dépendance du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.
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LA MONTÉE DU CRACK ET DU CRYSTAL METH : UN NOUVEAU DÉFI POUR LES RESSOURCES
Le crystal meth est un stimulant extrêmement puissant qui peut maintenir ses consommateurs éveillés pendant plusieurs jours, explique Émilie Roberge, coordonnatrice de l’équipe de proximité Spectre de rue, un organisme qui offre des services d’analyse de substances et d’injection supervisée. « Ça peut créer de la paranoïa chez les gens qui en consomment beaucoup – donc un sentiment de peur, des hallucinations, ou l’impression qu’ils sont suivis. Mélangé au manque de sommeil, à ne pas se nourrir, ne pas s’hydrater, tu n’es pas top shape physiquement et psychologiquement », illustre-t-elle.
Dre Carole Morissette, médecin spécialiste en santé publique à la DRSP, souligne que cette substance « est reconnue pour créer énormément de désorganisation, de dépendance, et son utilisation chronique amène des troubles de comportement. »
« Comme il y a plus de gens qui consomment du crystal meth, ces comportements-l à sont plus visibles », confirme Cédric Baillargeon, coordonnateur du projet de logements chez Spectre de rue.
Ces comportements de désorganisation, qui peuvent mener à une agitation – voire même à de la violence, dans certains cas – représentent un défi de taille pour les organismes communautaires. Pris au dépourvu, ceux-ci peinent à s’adapter à cette nouvelle réalité, leurs ressources étant limitées.
C’est le cas de la Mission Old Brewery qui, malgré les efforts déployés par le refuge – à commencer par une formation accrue du personnel –, n’a « pas de services réellement adaptés » pour cette clientèle aux besoins complexes, s’inquiète sa vice-présidente aux services, Émilie Fortier.
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DE PLUS EN PLUS DE FENTANYL FUMÉ
« Pour la première fois de ma carrière médicale des 20 dernières années, je commence à entendre des gens me dire qu’ils fument du fentanyl et de l’héroïne. Je n’avais jamais vu ça au Québec », constate Dre Marie-Ève Goyer, cheffe médicale adjointe des services spécifiques en itinérance, dépendance et santé mentale au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.
On observe « une diminution [de la distribution] du matériel d’injection qui a été transférée vers du matériel d’inhalation », affirme de son côté Pamela Quezada-Escobar, de l’unité Urgence-dépendance.
William, qui vit en situation d’itinérance depuis près d’une décennie, est l’un de ces consommateurs de fentanyl qui se sont récemment tournés vers l’inhalation. « J’ai fait deux overdoses. C’est la première qui m’a fait arrêter le fentanyl. J’ai failli y rester. Ça a pris 7 injections et 4 narines de naloxone, pis de la réanimation cardiaque », raconte l’homme, rencontré dans une ruelle du centre-ville, où plusieurs personnes consommaient en plein jour.
Cette surdose, William l’a faite il y a deux ans dans la salle d’injection supervisée de CACTUS Montréal, ce qui lui a sauvé la vie.
« Un an après, presque jour pour jour, j’ai recommencé à prendre du fentanyl, mais fumé. Je me l’injecte pus. C’est des amis qui m’ont appris que ça se fumait », raconte-t-il.
Lorsqu’on lui demande pourquoi il est passé de l’injection à l’inhalation, il répond que l’inhalation de « fent », « c’est moins dangereux. » Mais Dre Goyer apporte une nuance. « Ce n’est pas tant le risque de surdose qui diminue que les risques globaux. » Elle explique que comparativement à l’injection, l’inhalation réduit les risques de transmission d’ITSS et d’infections, comme des abcès et des septicémies.
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Le fentanyl est un opioïde beaucoup plus puissant que l’héroïne, prescrit dans le traitement médical de la douleur, notamment sous forme de timbre transdermique (patch). Il a réussi à se tailler une place sur le marché illicite, où il a été largement utilisé par les vendeurs pour « couper » d’autres substances, comme l’héroïne et la cocaïne. Cette pratique est en partie responsable de la crise des opioïdes qui sévit au Canada depuis 2016.
Malgré le fait qu’il soit encore utilisé comme un produit de coupe sur le marché noir, le fentanyl est devenu la substance de choix de nombreux consommateurs. Lui-même est maintenant coupé avec d’autres substances, comme les benzodiazépines et la xylazine.
LE PARTAGE DE PIPES, UNE PRATIQUE RISQUÉE
Alors que l’inhalation de fentanyl gagne en popularité, le partage de pipes, une pratique courante dans la rue, vient accroître les risques de surdose.
Supposons que vous êtes un consommateur de crack. Une personne vous passe sa pipe, dans laquelle elle a précédemment fumé du fentanyl, et dans laquelle se trouve encore un résidu de sa résine. Vous chauffez votre crack dans la pipe, et juste comme ça, vous venez de vous intoxiquer aux opioïdes sans le savoir, vous exposant ainsi à des risques de surdose.
« La résine de fentanyl dans la pipe est encore plus puissante que le fentanyl lui-même, et ça crée un risque de surdose inattendu », explique Dre Morissette.
La distribution de matériel de consommation stérile permet donc non seulement de réduire les risques de surdose, mais aussi de transmission d’infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS) ainsi que de problèmes de santé, notamment au niveau pulmonaire.
Par ailleurs, selon Dre Morissette, les personnes qui consomment exclusivement des stimulants pourraient être « moins enclines à se procurer des trousses de naloxone », ce médicament permettant de renverser temporairement les effets des surdoses d’opioïdes, car elles pourraient croire qu’elles sont à l’abri de surdoses liées à ce type de substances. Pourtant, avec la montée en popularité de l’inhalation de fentanyl, elles sont tout de même à risque de surdose nécessitant une intervention à la naloxone, explique-t-elle.
D’ailleurs, le nombre d’interventions avec administration de naloxone par les paramédics d’Urgences-santé a plus que doublé dans les dernières années. Entre 2019 et 2024, ce nombre est passé de 146 à 345.
Spectre de rue – tout comme la Mission Old Brewery et l’unité Urgence-dépendance du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal –, a vu une « nette augmentation » dans sa distribution de pipes à bulle au cours des dernières années. Face à cette hausse, la directrice générale de l’organisme explique que « la Direction de la santé publique nous a demandé de réduire parce que ça coûte trop cher. »
En réponse à cette déclaration, Dre Morissette de la DRSP affirme que le but n’est pas de diminuer la distribution. « On essaie de faire le mieux avec les budgets qui sont actuellement disponibles pour la distribution de matériel. L’objectif, ce n’est pas de freiner, mais de s’assurer qu’on distribue les bonnes quantités, au bon moment, aux bonnes personnes. »
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PAS ASSEZ D’ESPACES D’INHALATION SUPERVISÉE
Alors que Montréal compte déjà plusieurs espaces d’injection supervisée (Spectre de rue, CACTUS Montréal, Dopamine, L’Anonyme), les services d’inhalation supervisée brillent par leur absence.
La Maison Benoît Labre, qui a fait couler beaucoup d’encre dans les derniers mois en raison de la visibilité croissante de sa clientèle dans le secteur, avait ouvert le premier espace d’inhalation supervisée de la ville en avril dernier. Les activités de l’espace allaient bon train, pouvant desservir de 10 à 15 usagers par jour. Pourtant, l’organisme s’est vu forcé de cesser ses services d’inhalation supervisée à la mi-novembre.
La raison : des enjeux au niveau des assurances. « Les difficultés de s’assurer sont bien sûr liées à la couverture médiatique négative », avance la directrice générale de l’organisme, Andréane Désilets, qui dit être « en mode recherche de solutions » depuis. « On ne sera pas les seuls à vivre ça », estime-t-elle.
Actuellement, il n’existe qu’un seul espace d’inhalation supervisée fonctionnel à Montréal, et il roule sur quatre roues depuis la fin-décembre. À bord du nouvel autobus de L’Anonyme, un organisme visant un soutien psychosocial et la distribution de matériel dans la rue, se trouvent trois petits cubicules de consommation supervisée. Dotés d’un système de ventilation prévu à cet effet, deux d’entre eux peuvent accueillir des usagers qui souhaitent consommer par inhalation. Du côté de la DRSP, Dre Morissette souligne l’urgence d’en implanter d’autres. « Dans notre Plan d’action régional intégré de santé publique, notre priorité, c’est la mise en place de nouveaux services de consommation supervisée et d’inclure l’inhalation pour faire face à l’augmentation de sa consommation. »
Spectre de rue a aussi l’intention de bientôt ouvrir un espace d’inhalation supervisée. « On a un projet sur papier, mais il y a beaucoup d’embûches au niveau municipal », explique la directrice générale de Spectre de rue, Annie Aubertin. L’installation d’un système de ventilation adéquat et un aménagement empêchant l’exposition des employés à la fumée secondaire faisant partie des enjeux les plus importants.
Pendant que les ressources mettent les bouchées doubles pour s’adapter à ce virage inattendu dans les habitudes de consommation, ses ravages se font bien sentir dans la rue.
Et nul besoin d’aller bien loin pour constater l’ampleur de ce nouveau phénomène.
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La deuxième partie de notre dossier ce mercredi : comment le milieu communautaire fait face à ces défis.