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Un long dimanche de musique noise sous le viaduc Rosemont

De la pluie, du froid pis des acouphènes.

Par
Benoît Lelièvre
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C’est le genre de dimanche où on reste à la maison.

Une bruine perfide tombe sur Montréal depuis le matin. Par moments à peine perceptible, par moments soutenue et glaciale. Les rues sont quasi désertes. Les gens normaux sortent faire leurs commissions au dépanneur ou à la pharmacie et se dépêchent de rentrer chez eux pour regarder Netflix en attendant le retour aux obligations professionnelles. Je dois me rendre au parc linéaire du Réseau-Vert, mais je ne sais pas c’est où. On m’a fourni une carte via un événement Facebook, mais les instructions semblent m’orienter vers une rue qui n’existe pas.

Je suis déjà conquis par l’ambiance.

Après un arrêt décevant chez Pizza Toni où je me sustente d’une pointe qui poireautait dans le présentoir depuis le matin, je me dirige vers le lieu de rencontre. J’essaie d’accéder au viaduc Rosemont par le skate park. Au loin, je peux apercevoir quelques silhouettes affairées à placer du matériel électronique sur des tables pliantes. L’événement A Nowhere Afternoon, ça doit être là.

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Pas moyen d’accéder sans passer par la voie ferrée. J’y ai déjà pris deux contraventions à l’époque où je travaillais dans le Mile-End, alors pas question de m’y risquer. Je trouve finalement un accès au parc linéaire par le sentier des Carrières. Vous savez, l’espèce d’aménagement paysager passé le parc à chiens avec le gym extérieur et tout le tralala?

Apparemment, ça a un nom.

J’ai froid. J’ai les pieds mouillés. Pas loin, des employés de la ville passent une ponceuse industrielle sur un mur couvert de graffitis.

Je suis prêt pour un show de noise.

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L’autre scène musicale montréalaise

Sur place, un colosse vêtu d’un duster de cuir m’accueille d’une ferme poignée de main. Frédérick Maheux et moi, on se connaît un peu, mais pas vraiment. Après m’avoir donné un coup de main avec un article en 2019, lui et moi sommes restés en contact sur Facebook, où nous nous sommes vite rendu compte que nous avions plusieurs intérêts musicaux et artistiques en commun. On ne s’était jamais rencontrés en personne avant aujourd’hui.

Fred fait de la musique industrielle sous le nom Un Regard Froid depuis plusieurs années. C’est le seul artiste en prestation aujourd’hui que j’ai déjà entendu. Le reste sera une surprise. Derrière lui, une poignée de gars un peu chétifs branchent du matériel électronique. J’ignore s’il s’agit des musiciens, mais probablement. Le noise, c’est pas le genre de scène qui peut se permettre des techniciens.

Il y aura quatre artistes en prestation aujourd’hui. Pendant que le premier groupe, Obscene Mirror, branche son attirail (plutôt minimaliste en comparaison avec les autres), on jase avec d’autres spectateurs de Blake Butler, Shinya Tsukamoto, Dune et plein d’autres sujets dont j’ai rarement la chance de discuter. C’est quand même difficile de trouver des gens avec qui parler d’art extrême.

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Pas que ce soit toujours ultra-sophistiqué, mais bon nombre de gens s’en câlissent. Le monde est le fun ici. Du moins, le monde aime les choses le fun.

Plusieurs personnes dans la foule d’environ trente spectateurs et spectatrices semblent se connaître. Plusieurs semblent également heureux de se retrouver. « Il n’y a plus vraiment de scène noise à Montréal. À part Taylor, il n’y a plus vraiment personne qui organise », avance Fred.

« C’était quand les grosses années genre?

– De 2005 à 2015 environ. Il y avait des shows partout. Chaque fin de semaine.

– Il y en avait presque trop dans ce temps-là, avance un spectateur qui porte une battle vest avec un écusson Very Little Fun sur la poitrine.

– La scène s’est politisée après ça et c’est devenu plus compliqué », rétorque une voix derrière moi.

Puis, sans crier gare, ça commence.

Obscene Mirror

« C’est ça qui est le fun avec les shows de noise », m’explique un autre spectateur nommé Dom, qui traîne une canette de Bitburger depuis tout à l’heure. Je sais pas comment il fait pour boire de la bière, je suis transi. «Tu penses que les gars sont en train de tester leur son, pis là oups! Ça part. »

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La prestation d’Obscene Mirror a un je-ne-sais-quoi d’hypnotique. Taylor et son acolyte Nick semblent immobiles, le regard rivé au sol, en transe devant le mur de son chaotique qui s’échappe des haut-parleurs. Pour une oreille novice, le son d’Obscene Mirror peut sembler n’être qu’une décharge inhumaine de statique, mais après quelques secondes d’acclimatation, on entend les sons s’entrechoquer dans une espèce de fractal apocalyptique qui prend de plus en plus d’ampleur.

Le noise, ça remplit. Ça vous empêche de penser. Ça vous enchaîne dans sa totalité monolithique. C’est impossible de faire autre chose. C’est possible de penser à rien, sauf aux sons qui vous attaquent. Ça a autant de sens pendant que ça joue qu’après, lorsque le silence met en perspective ce qu’on vient d’entendre. C’est un peu comme une laine d’acier pour l’esprit.

La prestation d’Obscene Mirror dure environ une vingtaine de minutes et les deux membres du groupe s’éclipsent sous une ronde d’applaudissements polis, pendant qu’on digère encore l’expérience qu’ils viennent de nous faire vivre.

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Jute

L’installation de Jute est beaucoup plus imposante. Une métropole de consoles et d’appareils audio en tout genre couvre chaque centimètre de la table, sous un imposant nuage de câbles. Il a même un étui contenant des cassettes audio qui jouent un rôle que je ne pourrais pas vraiment expliquer. Il les change à intervalles réguliers, mais il se passe tellement de choses musicalement que j’ai de la difficulté à suivre.

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Jute alterne entre des gestes précis et techniques et d’imprévisibles élans de brutalité. À un moment donné, il lance une cassette par terre. Il garde avec lui un fil avec un bout de papier d’aluminium qu’il triture nerveusement pendant tout le spectacle. Il le coince sous son aisselle pendant qu’il utilise ses deux mains pour apporter des ajustements à deux appareils.

Il se met aussi mystérieusement à saigner pendant sa prestation. Des coulisses de sang descendent le long de ses doigts. Il semble hésiter à toucher son équipement pendant un instant avant de se commettre et de terminer sa prestation.

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« Les risques du métier », explique Fred, qui vient tout juste de se matérialiser derrière moi. Il se fraie un chemin dans la foule pour aller porter quelque chose à Jute pour couvrir sa blessure.

Lui aussi, il boit une bière. Man, comment ils font?

« Qu’est-ce qui vient de se passer, hein?

– Il s’est coupé avec du foil.

– De quessé?

– C’est un morceau de papier d’aluminium avec un micro contact dedans. Il s’en sert pour produire un certain type de sonorité. »

La prestation de Jute est très différente de celle d’Obscene Mirror. Au départ plus conventionnelle et ordonnée, elle s’est déconstruite graduellement telle une entropie sonore pour finir dans une fureur de crépitements. Une partie de moi se demande quelle place occupe l’improvisation dans ce genre d’événement. Est-ce que tout est planifié ou y a-t-il un certain niveau de free jazz dans ces performances?

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Skin Tone

Celui-là, c’est un peu le darling de la journée. Armé d’un saxophone, Skin Tone entame sa prestation en poussant quelques notes qu’il capture et déforme électroniquement pour créer un effet qui s’apparente à celui d’un clavier. Il laisse la note planer pendant un moment. Il la déforme et l’accompagne d’un autre instrument. En fait, j’ignore s’il s’agit d’un vrai instrument de musique ou d’une machine au son qu’il jugeait intéressant. Puis, alors qu’on se demandait où il s’en allait exactement avec ses skis, il récupère son saxophone et pète un solo rempli de sons que j’ignorais qu’un saxophone peut produire (vidéo à l’appui plus haut).

En fait, s’il n’avait pas joué quelques notes au début, j’aurais douté de sa capacité à jouer du saxophone tout court.

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Les gens qui joggent et qui promènent leur chien nous jettent des regards éberlués pendant la prestation. Aucun d’entre eux ne reste. Dans 24 heures, ils auront oublié. Les voitures passent insouciantes sur le viaduc et nous jettent d’immenses flaques d’eau à intervalles réguliers. Personne ne comprend. La trentaine de personnes sous le viaduc existe sans que personne ne remarque ou comprenne ce qui s’y passe. C’est un peu ça, le but de la musique noise : défier les règles de la réalité. En créer d’autres. C’est une musique qui détruit votre conception même de la musique.

L’enthousiasme pour la prestation de Skin Tone est palpable. J’essaie de prendre des photos, mais les spectateurs et spectatrices s’écartent abruptement devant moi pour me donner le même angle sur Skin Tone encore et encore. Les gens n’aiment pas qu’on prenne leur photo ici. Je n’insiste pas. Quand on traîne sous un viaduc entouré de monde qu’on ne connaît pas, mieux vaut ne pas trop faire le fanfaron.

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Un Regard Froid

Pour la dernière prestation de la journée, je sais un peu plus à quoi m’attendre. J’ai vu une captation de spectacle d’Un Regard Froid sur Facebook pendant le confinement. Fred n’a pas emmené son baril avec lui aujourd’hui, mais il a tout un attirail d’objets industriels qui lui permettront de rajouter une couche de sons grinçants et plus bruts à sa prestation. Une chaîne. Une feuille de tôle. Des trucs de métal dont j’ignore l’usage.

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Fred a le sens du spectacle un peu plus développé que ses collègues. Sa table est recouverte d’une nappe rouge vif et sa performance a quelque chose de viscéral que les autres n’ont pas. Tantôt penché au-dessus de son installation, tantôt droit avec le regard distant, il semble déverser toute son énergie malsaine dans les vibrations sonores hostiles qui émanent des haut-parleurs.

Le contraste entre les sons de la chaîne sur la tôle et les crépitements électroniques me font sursauter à chaque fois. Fred gratte également la large feuille avec un objet non identifié, qu’il insère par la suite dans un autre objet non identifié pour ensuite crier dans ledit objet. Moi qui croyais que l’après-midi allait être à court de surprises. Je crois qu’il s’agit d’un micro quelconque, mais je ne pourrais l’affirmer avec certitude.

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« C’est un tuyau de plomberie avec un micro contact dedans », m’explique Fred après le spectacle.

Gelé jusqu’aux os, je m’excuse aux participant.e.s et déclare forfait pour l’hypothétique après-show. Fred aussi d’ailleurs. C’est dimanche et ce soir, il va passer l’Halloween avec sa filleule.

C’était vraiment un après-midi nulle part. À faire des choses qui n’existent pas. À attaquer la réalité avec l’art. C’était éprouvant, mais je n’aurais pas voulu être ailleurs.