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St-Jacques-des-Monts-Calmes

Un braconnier dans la fournaise #6

Par
Gabriel Deschambault
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(Par ici pour le 5ème épisode: L’oeuvre)

À l’aide d’une pièce de métal qu’il a démontée du lit, Stéphane s’acharne sur le dernier gond d’une des deux portes de la pièce. Celle dont l’issue lui est inconnue. Il lui est difficile de travailler avec une seule main et le gros écervelé derrière qui le supplie sans cesse de défaire ses liens ne l’aide en rien à se concentrer.

Il n’a pas le temps, ni le loisir de libérer ce genre de boulet. Dans un moment aussi dramatique, Stéphane ne peut se débarrasser de sa fibre antisociale. Même s’il considérait que son entreprise avait plus de chance de fonctionner en équipe, il est persuadé qu’un macaque bronzé et coiffé comme une Ginette ne pourrait que lui nuire. Pour compliquer encore plus son entreprise, les étourdissements qui reviennent à une fréquence rapprochée brouillent sa vision. Curieusement, on ne se sort pas indemne d’une amputation.

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Alors qu’il poursuit sa lutte contre le boulon récalcitrant, l’image de son chien lui revient à l’esprit. Il ferme les yeux et retient un flot de larmes tout en serrant les dents pour empêcher le débordement de rage. Le trou du cul a dépecé Malthus, comme il a dépecé l’autre ivrogne édenté.
C’est ce puant qui a été emmené hors de la pièce en premier. Il n’est jamais revenu. Stéphane sait qu’il est mort et en morceaux, car il l’a vu. La jeune fille a été est la deuxième à avoir été escortée. Pendant que sa civière était traînée vers l’extérieur, elle suppliait celui qu’elle appelle Cédric de la laisser aller. Il n’a jamais bronché et est sorti de la salle. Deux heures plus tard, endormie, plus petite et plus légère, elle est revenue.

En voyant ce que le trou du cul lui avait fait, Stéphane a saisi l’ampleur de son calvaire.
Le tour du Ken gonflé est venu ensuite. Malgré ses liens, il se débattait tellement que le tueur a dû l’injecter avec son poison immobilisant. À son retour, il était allégé de son bras droit. Le charcutier s’est alors dirigé vers Stéphane qui le fixait avec un regard tellement intense de haine et de dégoût qu’il n’a même pas pris de chance. Tout de suite, il l’a paralysé et l’a emmené.

C’est en franchissant le seuil qu’il a vu à travers la porte entrouverte d’un gros réfrigérateur commercial, la tête tranchée de l’ivrogne. Elle était posée sur une étagère avec d’autres parties d’anatomie humaine. Dans le coin, le corps étêté de son chien avait été jeté comme une vulgaire guenille souillée. Il est persuadé que l’assassin l’a fait exprès. Il a voulu mourir à cet instant, mais au lieu, un masque à gaz l’a endormi.

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Son réveil a été accompagné par le hurlement de la fille qui se rendait compte de sa nouvelle physionomie et les pleurnichements de la grosse gonzesse qui pleurait toutes les heures perdues à sculpter ses muscles disparus.

Au moins, Stéphane a encore son bras fort et depuis le traumatisme, les autres n’ont trop pas essayé de communiquer. Un peu, au début. Le gros tatoué a bien voulu, mais la fille, sous le choc, n’était pas réceptive. Stéphane pour sa part, n’a jamais eu l’intention d’engager la conversation. Sa situation particulière ne change en rien sa perception de l’humanité. Il ne veut pas y participer et cette expérience pénible le conforte dans son obstination.

Depuis, il s’est contenté de manger, malgré son nouvel handicap, chacun des repas que le trouduc lui a apporté tout en le regardant encore et toujours avec le plus profond regard de mépris. L’homme n’a jamais bronché, pas plus qu’il n’a réagi à l’hystérie des deux autres.

Pendant son absence, le captif a découvert un morceau de métal brisé légèrement saillant sur le bord de son lit. Il s’est tout de suite acharné à y frotter la corde d’alpinisme qui enserrait son unique poignet. Pourtant très solide, la corde n’a pas résisté bien longtemps. Très vite, elle s’est effritée et elle s’est brisée.

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Stéphane pousse le boulon vers le haut et le dernier gond lâche enfin.

«Osti de tabarnack, sors moé d’icitte ! implore le douchebag en s’apercevant de sa réussite.
– J’vais revenir. J’veux juste trouver une arme, quelque chose, le rassure Stéphane pour qu’il se la ferme et n’alerte pas le trouduc.

– Come on, j’vais t’aider, laisse-moi pas icitte !»

Il a bien l’intention d’envoyer des renforts s’il réussit à s’en sortir. Plus pour se venger que pour sauver les deux autres. Il tire sur la porte qui lâche et la dépose par terre avec difficulté. Elle donne sur le dedans d’un garage vide pourvu d’une autre porte. Il se retourne une dernière fois. La jeune fille est sortie de sa torpeur et elle le fixe d’un regard suppliant, chargé de peine et de peur. Sa bouche forme une simulation de sourire implorant et des larmes coulent de ses yeux rougis. Stéphane s’élance vers la porte avec cette image dans la tête. Curieusement, il est ébranlé par la scène, mais il continue malgré la culpabilité qui effrite sa résolution. Quelle chance de survie ont un manchot et un cul-de-jatte dans ce merdier? Il ouvre la porte et aperçoit des buissons et des arbres.

Il n’est plus en ville.

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Sans hésitation, le manchot s’élance dans la forêt qu’il a devant lui. C’est son élément, il a une chance de s’en sortir.

Le respectable Jacques Neuville vient de quitter son chalet près de Notre-Dame-de-la-Merci à bord de sa puissante Lotus qu’il conduit lentement. Le retraité est un homme prudent. Il est aussi attentionné, doux, réfléchi et sympathique. Toutes ces belles qualités n’ont pas empêché sa deuxième femme de faire comme la première: le tromper et déguerpir avec le dernier venu. Ses deux meilleurs amis, chez qui il se rend ce soir pour déguster un petit cognac rituel, lui ont avoué très franchement que ce sont ces qualités qui les font fuir. Il doit leur accorder que les hommes qui l’ont rendu cocu (ceux qu’il connaît) ont, entre autre, de plus grands vices que lui.

Au diable, il préfère ne plus y penser. L’amertume n’est pas faite pour Jacques. Il retourne à des réflexions plus sereines en roulant sur la route 125 pour se rendre à St-Faustin-le-Carré, à une soixantaine de kilomètres de là.

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Soudainement, il sursaute et appuie brusquement sur les freins. Dans un virage serré, ses phares éclairent une forme sur le bord du chemin. Il voit un bras se soulever. Jacques, sans réfléchir, descend aussitôt de la voiture pour lui porter secours. Un barbu dans la trentaine est étendu sur la chaussée. Un détail lui saute aux yeux : Un bandage ensanglanté enserre son épaule. Il lui manque un bras et beaucoup de sang imbibe le tissu. Le blessé est dans un état lamentable. «Vous m’entendez monsieur ?». L’homme ne répond pas. Il marmonne quelque chose d’incompréhensible. Il divague. Sans attendre, Jacques l’agrippe et le traîne jusqu’à sa voiture. L’hôpital de Ste-Agathe-des-Monts est à 50 km de là et son téléphone cellulaire est resté à la maison, comme toujours. Il se promet de se débarrasser de cette habitude qui faisait tant rager sa déloyale seconde partenaire.

Le vieux se fait rassurant : «Tiens bon, mon gars, j’connais un médecin dans le coin, j’vais t’emmener là. Si yé pas là, j’défonce et on appelle un ambulance». Pour toute réponse, l’homme grommelle.

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Pour une rare fois dans sa vie, Jacques conduit vite. Il arrive à l’entrée de la maison du Docteur Bourassa. Il enfile son auto dans l’allée, sort et court vers la porte d’entrée de l’immense chalet. Au bruit de la sonnette, une lumière s’allume et une silhouette apparaît derrière la vitre.

C’est le docteur.

Stéphane revient à lui sur la banquette. Il ne pensait jamais sortir de cette forêt. De toute façon, il préférait finir là qu’entre les griffes du monstre. Par la fenêtre ouverte du véhicule, il entend le vieux débiter des explications à une autre personne. Il est épuisé, malade. Son moignon saigne beaucoup trop, mais les étourdissements se sont calmés, un peu. Il se redresse difficilement pour voir l’interlocuteur du vieux. En voyant un homme dans la cinquantaine, il se laisse retomber, soulagé. L’effort lui a coûté. Les deux hommes se dirigent vers l’auto et viennent porter secours à Stéphane. Il est presque au bout de ses peines.

Ils l’aident à s’étendre sur le divan du docteur.

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«Mais qu’est-ce qui lui est arrivé, s’exclame le docteur. J’appelle l’ambulance! M. Neuville, surveillez-le. Dès que j’ai fini, il faut que je vérifie cette plaie». Le vieux acquiesce et se tourne vers le blessé pour le réconforter.

«Nous avons besoin d’une ambulance au 3436 rue des Ancêtres. Un homme est grièvement blessé. Il a un bras amputé et saigne beaucoup. Faites vite!»

Stéphane est épuisé. Le docteur se penche à ses côtés avec une trousse de médecine et se met à défaire son bandage.

M. Neuville, horrifié, est derrière et regarde la scène malgré lui. Le docteur Bourassa est un chirurgien réputé. Tout va bien aller pour le pauvre type étendu. Au bout de quelques minutes, il entend la porte d’entrée s’ouvrir. L’ambulance, déjà ? Un jeune homme entre calmement dans la pièce. Perplexe, Jacques Neuville jette un œil en direction du docteur pour s’assurer que cette arrivée est attendue. Son regard s’arrête sur le blessé. Son visage prend une expression alarmée.

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M. Neuville perçoit la présence qui s’approche de lui par derrière. Il n’a pas le temps de se retourner qu’un objet contondant s’abat sur sa tempe et le projette par terre. L’honorable et trop respectable Jacques Neuville ne se réveillera plus.

Le docteur outré s’exclame d’une voix exaspérée : «Non, non, nonnnnn. T’étais vraiment obligé de la frapper avec une pelle? Pas le bonhomme Neuville. Câliss, non… non…»

Son complice reste impassible.