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(Pour lire le 4ème épisode: Seul avec Malthus)
Un joggeur, un samedi matin. Sept jours de suite et la canicule ne
démord pas. En sortant à 5 h du matin, le coureur veut s’épargner un coup de chaleur fatal. Il veut aussi éviter de faire du slalom autour des 45 000 récents adeptes de jogging qui se sont mis à gambader comme des dindes molles et encombrantes. Cette mode pénible devrait s’achever, il l’espère fortement, très bientôt. Il prend son sentier habituel, celui qui mène en zigzagant vers le haut du Mont-Royal. Le soleil se lève discrètement à l’horizon, mais les ombres dominent encore. Il jette un coup d’œil à la statue aux abords de l’avenue du Parc.
Quelque chose y est accroché. Une banderole? Il s’approche encore.
Dans la pénombre, il distingue une masse sombre qui semble pendre de la statue. Sans y croire, il se dit que ça pourrait être un corps. Une légère appréhension apparaît dans son esprit, mais la curiosité le pousse à maintenir le cap. Il se détend un peu lorsqu’il voit que la tête n’est pas celle d’un humain. C’est une mascotte ou un épouvantail. Une bonne blague de fin de soirée arrosée. Il pousse un soupir de soulagement et continue son avancée, juste pour être sûr.
Il arrive devant la chose et l’horreur se clarifie. Le coureur saisit le réalisme de l’œuvre. Il tourne le regard. Ne contrôlant sa révulsion, il vomit par terre. Sans un autre regard vers l’arrière, il quitte dans un pas de course chancelant.
Il faut avertir la police.
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Comme la plupart des inspecteurs du SPVM, Réjean Deschênes n’a rien du cliché hollywoodien. Il a trois enfants, une vie sexuelle normale et tristement exclusive avec sa femme, sa vraie, sa première. Il ne fume pas, ne boit pas trop et est généralement agréable à côtoyer. Il se rase aussi, à tous les deux jours. Et comme une majorité de plus en plus faible d’hommes, il réagit négativement devant la violence, le sang et la mort.
Ce que le lieutenant-détective a devant lui n’existe pas normalement et ne devrait pas exister.
Dans les histoires, les policiers découvrent ce genre de profanation régulièrement, mais dans la vie, la vraie, jamais. La plupart du temps, les rares meurtres de sang froid que Réjean investigue n’ont pour motif que de faire disparaître une personne gênante, détestée ou dont la mort est plus lucrative que l’existence. Voilà qu’il a devant lui l’ouvrage d’un détraqué. Il n’a pas l’aplomb ni l’estomac du policier hollywoodien. La vie, la vraie, ne l’a pas habitué à un tel carnage. Dégoutté et indigné, il peine à regarder.
Comment peut-on s’acharner à ce point sur les restes d’êtres humains?
En ce matin annonciateur d’une autre journée de grande chaleur, un soleil radieux frappe de plein fouet la sculpture révoltante qui ne le sera que davantage à mesure que le mercure s’élèvera.
Réjean, sans effort, vient de retrouver deux personnes manquantes depuis une semaine. Elles ont disparues dans la nuit de samedi dernier. Aucun lien n’avait été fait entre les deux. La thèse de l’enlèvement n’avait été qu’effleurée dans le cas de la femme. Selon ce qu’il voit, on vient de passer à quatre victimes. Cinq en comptant l’animal.
Sur le flanc ouest du monument à Georges-Étienne Cartier, une corde est passée autour du cou de l’ange du milieu. Elle soutient, il ne sait trop comment encore, une courte pointe sinistre. La partie centrale est le tronc d’un homme ravagé par l’âge et probablement par l’abus. Réjean note la présence d’un tatouage vert dont les contours flous sont à peine visibles sur la peau tannée par de trop nombreux soleils. L’encre est du genre de celle qu’on voit chez les ex prisonniers, les vieux routiers et les marins usés.
Juste en dessous des aines, les jambes sont amputées.
On y a cousu celles d’une fille… Une femme plutôt, toute menue. La grâce des formes féminines rehausse l’indécence du portrait. Il en déduit que ce sont celles de Marjorie Hudon, la petite étudiante. Il a un serrement au cœur en pensant aux pauvres parents dévastés qui déploient depuis une semaine toutes les ressources possibles pour retrouver sa trace.
Les membres supérieurs sont ceux de deux autres mâles. Le bras gauche est disproportionné, gonflé par l’effort régulier. Les tatouages tribaux supposent qu’il appartient probablement à un certain Simon Bernier, une tête brûlée de l’est de la ville qui manque aussi à l’appel depuis la semaine dernière. L’autre bras est beaucoup plus mince et plus poilu. Il n’a aucune idée de l’identité de son propriétaire.
Au sommet de cet outrage, appuyé sur le cou sectionné, trône la tête d’un chien, un berger allemand. Le museaux pointe vers le bas et la langue pendante et flasque complète le tableau obscène.
Celui ou celle (le détective penche pour un celui) qui a conçu cette abomination désarticulée s’est appliqué. Il n’est pas médecin légiste, mais il voit bien que les membres n’ont pas été dépecés grossièrement. Le travail en est un de précision. Les coutures sont propres et bien alignées. Un travail aussi droit ne se fait pas à la hâte. L’auteur de ces crimes est une personne organisée et méthodique, capable d’enlever discrètement quatre personnes, de réarranger des parties de leur anatomie et de les afficher en plein milieu de la ville.
Son attention s’arrête sur l’épais fil noir qui relie les morceaux ensemble. À ces jonctions sanglantes, les quelques rares mouches de la métropole se sont réunies autour d’un festin inusité.
Il arrache son regard. La liaison entre le cou velu et le cou humain est une vision répugnante qui restera longtemps gravée dans sa mémoire.
Il faut faire vite, car les badauds ne tarderont pas à se pointer. Un périmètre très vaste doit être érigé et, surtout, il faut empêcher l’hélicoptère de TVA de pointer son sale museau sensationnaliste. Aussi, la circulation sur Parc devra être détournée. L’affaire risque de prendre une ampleur monstre.
Un tueur en série à Montréal! Il laisse échapper un juron tout à fait catholique.
Dans sa ville pourtant si calme et sécuritaire, le nombre très raisonnable d’homicides de cette année vient de faire un bond à 28. Réjean espère que le compte est complet, mais l’exécution féroce et méticuleuse derrière cet acte lui laisse supposer que rien n’est terminé. Selon toute évidence, la canicule ne fait que commencer.
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Elle se réveille très lentement. Tout est flou et elle ne saisit pas très bien son environnement.
Où est-elle ?
Une odeur d’humidité et d’autre chose frappe ses narines. Elle entend un bruit: une plainte, un grommellement suivi d’un murmure pénible. Qui est-ce ?
Où est-elle ?
Une douleur sourde et intense traverse son corps. Elle a la nausée, mais sa vue se débrouille légèrement. Elle est couchée dans un lit. Elle voit une silhouette au-dessus d’elle. Une tête ? Non, un sac plutôt, translucide. Il est accroché sur quelque chose. Un poteau. Les lumières blafardes du plafond lui rappelle vaguement un souvenir. Un souvenir douloureux. Atroce.
Tout lui revient!
Une nuit chaude, un homme charmant… la paralysie, le noir total, un camion, un voyage interminable. Elle se souvient de la fermeture éclair de sa prison de tissus qui s’ouvre, laissant entrevoir ce plafond éclairé à l’halogène.
Elle est séquestrée dans une pièce et ses bras sont attachés au lit par des cordes.
Elle se souvient aussi de trois hommes, comme elle, affolés, terrifiés et de Cédric qui les manipule à se guise. La douleur repasse à travers sa colonne. D’où vient ce mal? Elle tourne la tête de côté. Sur un lit, un des hommes est étendu. Il dort. Un détail la frappe : Son épaule est enveloppée d’un bandage blanc, mais des traces de sang imbibent le tissus.
Il lui manque un bras!
La douleur revient et avec elle, une autre vague nauséeuse. Malgré sa faiblesse, elle veut voir l’origine de son mal. Elle s’appuie sur ses coudes et avec beaucoup d’effort, elle relève le haut de son corps et jette un coup d’œil vers ses jambes.
Elle crie depuis près de deux bonnes minutes quand son faux prince franchit la porte de cette salle d’hôpital improvisée. À côté d’elle, un autre homme pleure silencieusement.
Il a déjà hurlé longuement, il n’en est plus capable.