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Sac à douche

Un braconnier dans la fournaise #1

Par
Gabriel Deschambault
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Keveune contemple le bras tatoué que sa manche peine à cerner tellement les dernières flexions ont contracté son biceps immense. «J’suis rendu avec des ostis de païpe», se dit-il en posant fièrement devant le miroir. Sur son t-shirt, le dessin d’un œil dégoulinant d’une substance blanche trône au-dessus de l’inscription Swallow Or It’s Going In Your Eye. Cette blague spirituelle ne semble importuner personne d’autre qu’une petite coureuse de surplace qui profite de l’air climatisée du centre pour raffermir une culotte de cheval qui en a bien besoin. Elle jette des regards de dégoût furtifs vers le t-shirt qui devrait bientôt, si le ciel est bon, ne plus disposer de l’élasticité nécessaire pour recouvrir les pectoraux hypertrophiés du Narcisse à bosses. Le dernier ajout au cocktail de protéines et de créatine fait des merveilles. La masse augmente. Toujours.

Il est 22h en ce samedi de canicule et Kevboy se délecte d’une certitude. Il sait que 130 minutes après avoir quitté le Progym, son bras aura encore et toujours l’air subtil d’une verge de mammouth en pleine érection. Il remercie secrètement Anabolia Plus pour cette contraction prolongée.

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Car ce soir, le Fuzzy les attend, lui et Bernie, son douchecopain de service. Ils ont la ferme intention d’aller pavaner leur mohawk d’abruti dans les contrées rayonnantes de Laval pour concurrencer les autres clones. Il aurait préféré la Rive-Sud, mais il y est persona non grata depuis qu’une solide blondinette dont le nom lui échappe s’est plaint d’avoir été manipulée un peu brusquement. Il attend que la poussière retombe. Pour l’instant, Laval est une meilleure option.

Un peu plus loin, Bernie grogne sur un benchpress. Bien que beaucoup plus frêle que Kev, il effectue des levées impressionnantes de 260 livres. Douze fois plutôt que huit ! Et il n’a même pas pris la peine de se changer. Une casquette tapissée de brillants est fixée sur sa tête et le classique t-shirt ailes d’ange et tête de mort enserre son corps musculeux laissant entrevoir la cancéreuse teinte orangée de son buste à travers un col en V révélateur.

«Yo Big, tu vas suer dans ton linge propre, qu’ess tu fait ? On sort à souère le gros, beugle Keveune avec virilité. Hey Le gros, on sooooooort à sooooooouère. Tabarnack qui va y avoir de la chicks.
– Relaxe men, j’connais mes limites, crache Bern entre deux poussées.
– Ah, fuck that, continue, ça fera plus de chix pour moé. Un osti de gros porc plein de sueur comme toé, man. Eul Gros, té pas plus smatte qui faut».
Bernie dépose la barre sur le support, fronce les sourcils pour appuyer sa sagesse et déclare :
« Si y a ben une choses que j’sais, c’est quand j’va suer Big. Fa assez longtemps que j’m’entraîne, Gros. Tu dis d’la marde en criss. M’a aller me faire queques tracks. On se rejoint au char. Pis dépeche toé câliss, faut arriver avant Big-J. Y paraît qu’y va fighter l’ex de sa blonde.
– Sérieux, y va y crisser une rince, faut pas manquer ça, lui répond Kev, tout excité par l’éventualité d’une bagarre. J’vais prendre une douche ben quick pis j’te rejoins.

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Quinze minutes plus tard, Kev-O, trop parfumé, sort de la salle des douches. Il visse une casquette rouge à 120 $ sur sa tête en s’assurant de garder un angle de 20° vers la droite et de 40° vers le haut. En passant la porte de sortie, l’atmosphère surchauffée de juillet l’assaille aussitôt. 32 °C ! La ville est un putain de sauna humide.

Dans le stationnement, il se dirige vers sa Mazda Rx6 tellement montée qu’elle en frôle le sol. Le pare-choc est agrémenté d’un autocollant : «Keep it low». C’est le mantra de son existence : Garder les espérances au plus bas, limiter les attentes.

En s’approchant, il s’aperçoit que Bernier n’y est pas. Perplexe, il saisit son cell et texte : Wtf, t ou gros. J’decrisse dans 5.

Il s’assoit au volant et attend une réponse ou le retour du douche-prodigue, mais rien ne vient. Il se doit d’être à Laval pour l’entrée en scène de Big-J… avec ou sans Bern.
«Criss, j’ai tu yinque ça à faire moé, attendre…», dit-il à haute voix.

Simon Bernier entend cette réflexion.

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Il est étendu dans un buisson non loin de là. Il observe Kev et hurle à se faire exploser la tête. Le cri ne franchit jamais la limite de ses cordes vocales. Ni son tronc massif, ni ses jambes atrophiées ne répondent à ses moindres commandes neurologiques. La lumière blafarde des lampadaires ne les atteint pas, lui et l’homme étendu à ses côtés.

Bern n’a jamais entendu venir la menace. Il a senti quelque chose dans son cou… une piqûre… et ses membres, pourtant si puissants, ont paralysé et il s’est effondré dans les bras de quelqu’un. Il a été traîné jusqu’à sa cachette. Ils sont invisibles dans la noirceur urbaine d’Hochelague.
Bern panique. Il entend le souffle lent et régulier de l’autre. Il est d’une ignorance abyssale, mais ses expériences lui ont appris que les gens calmes dans les situations les plus tendus sont de loin les plus dangereux.

Bern panique. Il n’a pas connu un sentiment aussi oppressant depuis que son père, dans une autre vie, lui a maintenu la tête sous l’eau pour lui apprendre à être un homme. Si seulement le gros Kev pouvait le voir, mais il est trop absorbé par son téléphone. Kev, son meilleur allié… presque un ami.

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À l’intérieur de son crâne, un hurlement séquestré retentit lorsqu’il entend le son nerveux du moteur. Des larmes chaudes glissent sur sa joue et tombent silencieusement au sol alors qu’il voit son «ami» embrayer et déguerpir sur la rue Bennett, dans la nuit brûlante, le laissant derrière avec la présence menaçante.
Dans les pensées affolées de Simon Bernier, une certitude s’installe: ce corps inerte qu’il a érigé en temple est un cercueil. Son temple funeste. Il est foutu…

Il est foutu !