.jpg)
(Pour lire le 1er épisode: Sac à douche)
23h28. Gérard «Téflon» Massé se réveille en sursaut. L’angoisse qu’il ressent lui indique que l’heure de la bière est passée. Sa vue est embrouillée par l’absorption récente d’une quinzaine de Tremblay à 1,25$. Des lunettes de prescription pourraient régler une partie du problème. L’aide sociale lui permettrait de s’en procurer, mais son style de vie rend la chose impossible. Il distingue tout de même une tache sombre sur le devant de ses jeans. Ce n’est que du liquide, probablement de l’urine, peut-être du houblon. Au moins, il ne ressent pas, au fond de son pantalon, la masse visqueuse et nauséabonde avec lequel il se réveille de plus en plus souvent depuis quelques années.
Téflon suffoque. L’air est stagnant dans son trois et demi pourri. Il a soif et il devra boire. C’est incontournable. La seule variable est la limite de bassesse qu’il est prêt à franchir pour y arriver. Comme d’habitude, il essayera de convaincre les immigrants quelconques d’un dépanneur quelconque. Ce n’est pas ce qui manque dans le quartier. Il lui semble que le couple du coin Aylwin et Ste-Catherine n’a pas reçu sa visite depuis un bon bout. Si ses harcèlements sont vains, il s’essayera à la Taverne du Coin qu’on appelle maintenant, dans une tentative déplorable de gentrification, le Bistro La Nouba. Autre problème à l’horizon, seulement 40 lamentables cennes reposent au fond de sa poche poisseuse.
Peu importe, quelqu’un devra plier pour pourvoir au besoin premier de sa pyramide de Maslow personnalisée.
L’agressivité de Gérard mène toujours à une finalité. Si les fournisseurs d’alcool ne peuvent le satisfaire, ils devront appeler la police pour s’en débarrasser. Avant que les renforts arrivent, il aura eu le temps de faire son grabuge habituel. La plupart du temps, on achète la paix, on lui donne à boire pour garder les clients plus sages en place.
À 47 ans, Gérard est vieilli. Les années d’abus d’alcool, de tabac, de poudre, de bouffe transformée, surgelée, séchée, de draps saturés de punaises, de prostituées de fin de mois malpropres et de moisissures ont entamé sérieusement sa santé.
Malgré tout, sa hargne est encore là et il lui reste toujours un peu de cette fougue et de cette vigueur qui ont fait de lui, jadis, brièvement, une menace pour les autres mâles du quartier. Pas pour rien qu’on le surnomme Téflon… En référence au «métal» dur et résistant qui sert à fabriquer des poêles.
Une dizaine de minutes plus tard, sans prendre le soin d’éteindre sa cigarette, Téflon Massé pénètre l’environnement exotique, hermétique et puant du dépanneur Plamondon. Sans égard au Bouddha de bronze poussiéreux qu’il bouscule, il passe en coup de vent devant les Plamondon orientaux assis derrière leur comptoir. Au fond du commerce, il se heurte à des cadenas coincés sur les portes des réfrigérateurs à bière.
« Caliss, ouvre-moé ça le Chintoque. Yé même pas 11 h. Enwèye !
– Non, non monsieur, trop tard. Pas de bière maintenant monsieur, lui répond Madame Plamondon avec l’aplomb d’une habituée de la brutalité locale.
– J’vais péter l’osti de vitre si tu l’ouvres pas. Osti de Chintoque à marde !
Malgré le ton hostile, les Sino-Hochelagiens ne bronchent pas. Monsieur Plamondon saisit le téléphone. Gérard, comme beaucoup de gens de son espèce, ne considère pas le désastre de sa propre condition avant d’exercer son racisme : «Criss de Jaune à marde. Té chez nous icitte. Appelle-les les ostis de chiens! J’en ai rien à crisser.»
Il s’approche du comptoir. Son visage menaçant ruisselle de sueur crasseuse. Juste avant de se mettre à japper, il est interpelé par une voix derrière lui. Un homme se tient dans le cadre de porte. Malgré la chaleur accablante, il est vêtu d’un chandail à capuchon gris qui cache le haut de son visage. Sur le ton du murmure, il lui souffle : «Hey, tu veux te battre, gros fif ?»
Quel effet ! Gérard est hors de lui.
Il peut bien se déféquer dessus presque quotidiennement et être au crochet de l’État depuis 1979, l’honneur de Monsieur ne permet pas qu’on le traite d’homosexuel. Il s’élance sans réfléchir vers l’inconnu qui recule et s’enfuit sur la rue Aylwin.
Gérard le poursuit en titubant et en vociférant. L’étranger tourne dans la ruelle entre Joliette et Aylwin et se dirige au nord, vers l’arrière de l’église du Très-Saint-Rédempteur. Il s’assure de garder une distance juste bien aguichante pour Téflon qui veut du sang.
Le bruit ne semble déranger personne. On n’est pas à une altercation près dans cette ruelle. Un regard désintéressé ici et là, mais les résidents sont pour la plupart terrés dans leur logement, le visage collé au ventilateur sur patte et n’ont que faire de ce vacarme ordinaire.
Arrivé à la hauteur de l’église, l’homme tourne vers l’est dans un étroit sentier isolé qui mène à la rue Joliette. Il s’arrête subitement à mi-chemin. En se tournant, il déniche une bouteille de bière de sa poche et la tend vers Gérard qui s’immobilise immédiatement. Confus, il tend la main vers le verre brun tant désiré. «Allez prends-la. Elle est encore froide, lui suggère l’inconnu.
– Euh… pourquoi tu me donnes ça, répond Gérard en s’approchant quand même.
– C’est pour t’appâter».
Gérard saisit le goulot de la bouteille tout en cherchant dans sa mémoire brumeuse le sens du mot «appâter». La définition ressurgit dans sa mémoire défraichie en même temps qu’une partie de pêche d’un autre temps. Un appât… pour attirer une…
Il est trop tard.
Un coup de pied violent se loge juste en dessous de sa cage thoracique. Il plie en deux, le souffle coupé, pendant que l’homme sombre plaque un tissu imbibé sur sa bouche édentée. Il échappe quelque chose… le bruit du verre brisé… Sa vue se brouille et son corps se ramollit. Avant qu’il ne s’effondre, son agresseur le rattrape et lui glisse le bras autour de ses épaules pour le supporter. Gérard peut se mouvoir, mais à peine. Il est à demi traîné jusqu’au trottoir. Ils se mettent en marche vers la rue Adam.
Quelqu’un va bien les voir et faire quelque chose. Il n’est pas encore minuit. C’est alors que l’inconnu, le plus simplement du monde, se met à chanter une chanson grivoise sur le ton de l’ivresse : «J’en ai fourré des Gaspésienne, j’te dis qu’elles ont le sang chaud…».
Téflon Massé est connu dans le coin. Pas très apprécié, mais assez pour qu’on le sorte de ce pétrin. Le problème est qu’un Téflon vociférant, titubant, trop saoul pour marcher est un Téflon normal. On ne se portera pas à son secours, il n’est pas en danger. Tels deux joyeux lurons amochés, le duo se dirige vers la rue Adam.
Tout en chantant, l’homme le mène vers un camion cube situé à l’angle de l’église et de l’école primaire. L’angle mort d’Hochelaga. On ne les verra pas d’un balcon ou d’une fenêtre résidentielle. Un passant les croise et accélère le pas en feignant l’ignorance malgré les plaintes inaudibles de la victime. Lorsqu’ils sont bien seuls, l’homme ouvre la porte coulissante, regarde autour de lui, saisit un Gérard passif et le bascule dans la boîte. Il monte derrière lui, le traîne jusqu’au devant du camion et se penche au-dessus. Pendant qu’il fouille dans sa poche, des gouttelettes de sueur coulent du visage de l’inconnu et tombent sur celui de Gérard Massé. Il sort une longue seringue et lui insère dans le cou.
Pendant que la porte se referme, Gérard a le temps de voir un homme musclé étendu immobile non loin de lui. L’obscurité est totale, la chaleur aussi. Le moteur se met à ronronner tranquillement et Gérard sent le véhicule se mettre en mouvement.
Quelque chose lui dit que la conclusion de son existence misérable approche. Son instinct de survie n’est pas assez fort pour supplanter le dégoût qu’il a de lui-même. Curieusement, il ressent quelque chose apparenté au soulagement. Enfin, la fin. Il en a marre. Il n’arrive pas à se souvenir d’un moment de sa vie où il n’en avait pas marre. Il est envahi d’une profonde tristesse. Il ne pleure pas sa mort, mais plutôt sa vie, cette chose détestable qu’on lui a imposée trop longtemps.
Si seulement il peut finir sans douleur. Ce serait la première fois depuis fort, fort longtemps qu’il en serait exempt.
Ne plus souffrir…