Les semaines passent et se ressemblent dans les États-Unis d’Amérique. Dimanche matin, en plein jour du Seigneur, un homme a ouvert le feu et fait quatre morts dans une chapelle mormone du Michigan avant d’incendier les lieux. Dans ce pays où le culte des armes à feu va de pair avec celui de Dieu, le rouge teinte désormais le sol des églises en même temps que les feuilles des arbres, prouvant que les tueries sont pour eux une réalité aussi inéluctable que le changement de saison.
Les tueries en sol américain n’ont plus rien d’étonnant, mais il arrive parfois que de nouvelles tendances émergent dans la banalité de ce quotidien déjà dystopique.
La mort de Charlie Kirk, influenceur d’extrême droite et jeune espoir du mouvement MAGA, s’inscrit en partie dans ce courant.
L’histoire, vous la connaissez : le corps de Kirk n’avait pas encore refroidi que l’administration Trump accusait la gauche radicale d’avoir tué leur p’tit
crisseChrist.
Des indices trouvés dans l’arsenal de Tyler Robinson, le tueur présumé, laissaient d’abord présager qu’il s’agissait d’un antifasciste cherchant à en découdre avec l’administration Trump en raison de ses politiques visant les minorités ethniques et sexuelles. Une conclusion influencée par des déclarations de la mère ultra MAGA de Robinson : cette dernière a affirmé que son fils avait récemment effectué un virage à gauche, développant un agenda « pro-gai » et « pro-trans », notamment.
Or, en se renseignant davantage (je vous épargne les détails du cafouillage du FBI et de certains médias), les autorités ont réalisé que Robinson avait laissé derrière lui plusieurs messages ironiques propres à la culture web underground, incluant des références à des jeux vidéo ou encore à la communauté des furries, ces grandes personnes qui font le choix de s’habiller en peluches géantes juste parce que. La police a notamment trouvé une douille sur laquelle Robinson avait écrit « If You Read this, You Are GAY Lmao » (si tu lis ça, t’es gai, mdr). C’est le genre d’humour facile et bébé assez populaire dans les réseaux d’extrême droite, mais pas que. Ce genre d’humour renvoie aussi à une série de codes internet ancrés dans la culture du brainrot, dont plusieurs internautes sont héritiers (allô) sans pour autant chercher à mettre le feu partout. C’est pour ça que c’est prématuré d’accuser Robinson d’être un idéologue motivé par des revendications politiques, qu’elles soient de gauche ou de droite.
Bref, au premier coup d’œil, Tyler Robinson a surtout l’air d’un troll sans affiliation et sans but précis. Son cas évoque toutefois une trajectoire bien particulière de radicalisation en ligne qui intéresse de plus en plus les autorités, soit celle du terrorisme dit « nihiliste ». Il s’agit d’un terrorisme qui ne s’appuie sur aucune idéologie particulière, mais qui séduit majoritairement de jeunes hommes, qui ont une fascination morbide pour le mal et la violence.
« Ben là, c’est des bons vieux psychopathes, d’abord », vous entends-je répliquer. Pas tout à fait. Contrairement à l’image qu’on s’en fait, ces gars-là sont loin d’être des loups solitaires. Si les attaques sont menées individuellement du point de vue opérationnel, il ne faut surtout pas passer à côté du caractère interpersonnel de leur radicalisation. Ces tueurs font partie d’une communauté tissée serrée d’adeptes de contenu gore qui se galvanisent entre eux dans l’espoir de rejoindre un jour le panthéon des tueurs de masse.
Avoir la haine
« Ça a commencé après la pandémie et c’est un phénomène présent sur tous les continents », m’explique Mathieu Colin, professeur associé à l’École de politique appliquée à l’Université de Sherbrooke et chercheur à la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent.
Si jamais vous êtes à la recherche de quelqu’un de vachement sympa pour plonger dans ce que l’humain a de pire à offrir, c’est votre homme.
« Il y a deux éléments principaux qui caractérisent le profil de certains auteurs de tueries de masse récentes. D’abord, une profonde misanthropie, c’est-à-dire une haine des gens et une haine du concept de la vie en général. Ensuite, ces individus ont une grande connaissance des sous-cultures web. On parle des sites gore, mais aussi des médias ou forums alternatifs comme Discord, Telegram ou 4chan et des sous-cultures dites extrémistes incluant celles qui célèbrent les tueurs de masse. »
« Dans ces milieux, la violence n’est pas un moyen de parvenir à un objectif précis. La violence, c’est la fin en soi. »
Mathieu évoque deux tueries ayant eu lieu plus tôt cette année aux États-Unis et qui s’inscrivent vraisemblablement dans le courant du terrorisme nihiliste. Celle de l’Antioch School, à Nashville, au Tennessee, qui a fait un mort et celle de l’Annunciation Catholic Church and School, à Minneapolis, au Minnesota, qui a fait 2 morts et 21 blessés. Dans les deux cas, les tueurs ont ouvert le feu sur des populations vulnérables (des enfants pis des adolescents) avant de retourner l’arme contre eux. Et dans les deux cas, les assaillants étaient très actifs sur les forums underground.
Le tueur d’Antioch, un jeune homme noir qui se présentait comme neurodivergent, fréquentait des forums d’extrême droite liés au suprémacisme blanc, dont il était un ardent défenseur malgré sa négritude, et il s’identifiait aussi à la culture incel. Il a diffusé une partie de son attaque sur Kick, une plateforme de streaming controversée qui a récemment fait les manchettes pour avoir permis la diffusion de la mort en direct d’un de ses streamers connu sous le nom de Jean Pormanove au terme d’une semaine de sévices et d’humiliations aussi montrés à la caméra.
Le tueur d’Antioch a laissé derrière lui un manifeste rempli de calls antisémites, de memes (images satiriques) et de références à la culture populaire ainsi qu’à la théorie conspirationniste raciste du grand remplacement. Il a également fait l’apologie de l’auteur des attentats dans des mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, qui avaient fait 51 morts et une quarantaine de blessés en 2019.
La personne responsable de la tuerie de l’Annunciation Catholic Church and School était quant à elle assez active sur YouTube. On sait qu’à un moment donné, iel s’identifiait comme femme trans, mais iel aurait exprimé un désenchantement quant à cette nouvelle identité. Iel a laissé derrière du contenu vidéo véhiculant des propos racistes, antisémites, anticatholiques, en plus d’exprimer sa fascination pour la tuerie de Sandy Hook (26 morts, 2012) et l’idée de voir des enfants mourir. Cette personne admirait elle aussi le tueur de Christchurch et a barbouillé une série de messages sur son arsenal, dont « Kill Donald Trump now », « Nuke India » ainsi que « 6 millions was not enough » (soit « 6 millions ce n’était pas assez », en référence aux victimes de l’Holocauste).
Heil Satan, Inch’Allah
On l’a peu couverte chez nous, au Québec, mais sachez que c’est entre autres la tuerie de l’Annunciation Catholic Church and School qui a nourri cette espèce de panique morale qui anime présentement les républicains les plus radicaux aux États-Unis. Ces derniers se sont mis à parler de « terrorisme trans » comme s’il s’agissait d’un fléau et que la transidentité était le principal facteur derrière le drame alors que la plupart des messages véhiculés par le tireur pointent plutôt vers une courtepointe d’idéologies populaires dans des coins nichés du web. Dans ces espaces, les références vont du nazisme au masculinisme en passant par le satanisme (!) et le djihadisme. Et il y a des groupes, comme le nébuleux Ordre des neuf angles, qui combinent carrément toutes ces idéologies.
« Les tueurs d’Antioch et d’Annunciation avaient une admiration pour les tueurs de masse en milieu scolaire, notamment ceux de Columbine. Mais on sait que les gens qui fréquentent ces sous-cultures partagent aussi du contenu lié aux djihadistes, par exemple, parce que dans ces communautés-là, on apprécie le gore et ce gore se retrouve forcément dans les vidéos d’exécution comme celles du groupe armé État islamique », précise Mathieu Colin.
On parle de djihadisme, mais comprenez bien : ici, ce n’est pas le message qui compte, mais bien l’enrobage. Le contenant plutôt que le contenu.
Leur intérêt pour l’État islamique n’a rien à voir avec l’idée de califat. Paging François Legault et Jean-François Roberge.
« Le groupe armé État islamique a développé et cultivé un certain style de vidéos que des chercheurs, comme le Montréalais Vivek Venkatesh, ont qualifié de “pornographie de la violence”. Leurs vidéos sont filmées comme des films hollywoodiens », ajoute le professeur.
« Les vidéos de l’État islamique piègent le regard, quel que soit l’angle de la caméra. Et le regard est piégé dans le moment présent : il n’y a pas d’échappatoire ni d’alternative. C’est pour ça que ces vidéos sont extrêmement populaires sur certains forums. C’est une esthétisation de la violence poussée à son paroxysme. »
Attention, la fascination pour la mort est aussi vieille que l’humanité, et dès les débuts du web, des sites entiers y ont été consacrés. Je ne les nommerai pas, mais sachez que ça fait un boutte que certains d’entre eux roulent en offrant du contenu macabre à qui mieux mieux sans aucun effort de modération.
Parmi les autres contenus les plus prisés, on retrouve les vidéos d’exécution des cartels mexicains réputés pour leur violence spectaculaire (pensez tronçonneuse), tout comme le contenu qui montre des morts accidentelles, de la torture humaine ou animale ou encore des visuels liés à des scènes de crime violentes piqués dans des dossiers de la police. Sans surprise, le contenu [pédo] pornographique violent et déviant (viols, zoophilie) a aussi la cote dans ces espaces.
Play boys
Je ne vous cacherai pas que tout ça m’écœure beaucoup. Et à ce stade-ci de la conversation, j’ai une question un peu naïve qui me brûle les lèvres. Le dicton dit que l’homme naît bon, mais que la société le corrompt. En écoutant Mathieu faire la description de ces individus abonnés à la violence gratuite et dévastatrice, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a des gens qui naissent mauvais et méchants.
J’ai l’impression que Mathieu me décrit des démons tout droit sortis des flammes de l’Enfer. On dirait que chaque tueur est l’Antéchrist.
« Je ferais attention de ne pas démoniser ces gens. Il y a autant de processus de radicalisation qu’il y a d’individus. Certains d’entre eux montrent des facteurs de vulnérabilité psychique comme des enjeux de dépression ou d’anxiété », tempère Mathieu Colin.
« Prends la personne responsable de la tuerie d’Annunciation. Elle a laissé un manifeste derrière. Les chercheurs qui ont examiné ses écrits rapportent qu’ils ont finalement peu à voir avec les messages politiques inscrits sur ses armes ou les vidéos qu’elle a partagés sur YouTube où elle faisait l’apologie de Columbine, d’Anders Breivik [auteur d’une tuerie ayant fait 77 morts et 320 blessés en Norvège, en 2011] et de Marc Lépine. »
J’ai tilté à la mention de Marc Lépine. Encore lui ? Pour avoir passé quelque temps sur des forums masculinistes par le passé, je sais qu’il y est vénéré. Mathieu me confirme que Marc Lépine fait partie du panthéon des tueurs de masse sanctifiés par des individus qui adhèrent à la mouvance du terrorisme nihiliste. En plus de Lépine, on retrouve aussi l’incel Elliot Rodger, alias le « gentleman suprême », auteur de la tuerie d’Isla Vista qui a fait 6 morts et 14 blessés en 2014.
On parle littéralement d’une culture des saints, calquée sur l’imaginaire catholique : on érige en modèles des tueurs de masse ou d’anciens nazis, sanctifiés en fonction de leur « impact », c’est-à-dire du nombre de victimes qu’ils ont faites. Bonus si les victimes étaient très jeunes.
Selon Mathieu Colin, ces figures servent de points de repère à la communauté tout en exerçant une pression implicite : elles incitent les membres à passer à l’action dans une logique de compétition et de dépassement de soi.
Parfois, elles servent de moteur à un courant accélérationniste qui cherche à provoquer un chaos social perçu par plusieurs terroristes comme une conclusion inévitable pour l’humanité.
« Il y a une volonté de transnationaliser la violence, mais aussi d’encourager la violence sous forme de jeu. C’est ce qu’on appelle la “gamification”. Et la gamification a beaucoup d’impact », indique l’expert en radicalisation.
« Ce qu’on a remarqué dans les dernières années, c’est qu’il y a un certain nombre de tueurs de masse qui se suivaient sur les réseaux sociaux, voire qui interagissaient ensemble, réunis autour de différentes figures de saints, sans savoir qui exactement avait l’intention de passer à l’acte. »
Jouer au plus fin
Troublant. Et parmi les autres choses qui inquiètent les chercheurs, il y a le rajeunissement des personnes embrigadées dans les mouvements terroristes : les sphères nihilistes, par exemple, comptent de nombreux mineurs parmi leurs rangs. On remarque aussi que la période de radicalisation tend à se raccourcir, c’est-à-dire que les acteurs ressentent une urgence de passer à l’acte.
« Plusieurs recherches démontrent qu’on se radicalise plus vite aujourd’hui qu’il y a 20 ans », spécifie Mathieu.
On n’a malheureusement pas accès à beaucoup d’informations concernant les suspects mineurs, justement parce qu’ils sont mineurs et que la loi limite l’accès à ces individus, même pour les chercheurs. On sait cependant qu’ils sont recrutés via des plateformes de jeux vidéo comme Roblox ou Minecraft, anodines en apparence, par des personnes à la recherche de sang neuf pour garnir les rangs de leurs communautés underground. Selon Mathieu Colin, l’anonymat du web peut donner lieu à des situations surréalistes où des enfants de 13 ans en recrutent d’autres qui en ont 16.
Une fois l’opération de charme réussie, le but est de les amener dans des espaces où on les expose graduellement à du contenu de plus en plus violent pour les désensibiliser.
« Le but, c’est que la violence leur apparaisse comme facile, accessible et employable. C’est comme ça que les jeunes entrent dans le processus de gamification. On voit ça dans des groupes comme le groupe 764 », détaille Mathieu Colin.
Le groupe 764 est un réseau extrémiste des plus glauques où des jeunes recrutent d’autres jeunes pour leur faire du mal, notamment via l’exploitation sexuelle. Les victimes peuvent être aussi jeunes que 8 ans et deviennent parfois des bourreaux à leur tour. C’est un engrenage.
« La violence est une monnaie sociale pour monter dans la hiérarchie. Alors, on encourage les recrues à s’y soumettre : automutilation, sextorsion, torture d’animaux, attaques au couteau sur des aînés ou des personnes itinérantes, viols, swatting (comme chez Ubisoft en 2020) et, éventuellement, des tueries de masse. Certains groupes ont de véritables rites de passage », expose le chercheur.
La communication demeure la clé (cringe)
C’est trash. Je sais que des adultes me lisent en ce moment et capotent leur vie. Mais je vous le dis tout de suite, il faut résister à la tentation de tomber dans une forme d’hystérie collective prenant pour cible l’omniprésence des écrans. Il faut aussi éviter de diaboliser à outrance les jeux vidéos comme on le faisait avec la musique de Marilyn Manson à l’époque de Columbine. Tout en restant conscient des dangers et des dérives (j’inclus les mauvaises intentions des boss de la Silicon Valley là-dedans), on peut reconnaître que les réseaux sociaux offrent une fenêtre incroyable sur le monde, en termes d’éducation, de rencontres, et de création.
Les facteurs de risque menant à la radicalisation et à la violence sont multiples et variés.
Oui, le temps passé dans des recoins sombres du web facilite le passage dans le pipeline débouchant sur l’extrémisme violent, mais la solitude est aussi un facteur déterminant.
« La persistance du dialogue avec les gens qui basculent est une piste capitale », affirme Mathieu Colin.
L’expert en prévention de l’extrémisme violent avance que c’est entièrement possible de déradicaliser quelqu’un. Ce n’est pas parce qu’on est dans un processus de radicalisation qu’on va nécessairement au bout de ce processus, soutient-il.
Oui, c’est possible de s’arrêter, voire de revenir en arrière. Mais pour y arriver, il faut être capable de se distancier de la communauté. Ça prend un filet social fort. Les liens familiaux et interpersonnels sont très importants, souligne le chercheur.
Ça prend des parents et des amis qui s’intéressent à la culture numérique et à ce que font leurs enfants en ligne. Ça prend de l’éducation pour les jeunes et, surtout, les moins jeunes. Développer une forme de littératie numérique, essayer de comprendre le langage, les codes et les référents utilisés par les enfants tout en respectant leur droit à l’intimité. C’est un jeu d’équilibriste pas toujours facile. Il reste qu’on peut commencer avec une règle d’or courante dans la vraie vie qui est tout aussi valide sur le web : il faut éviter de parler trop longuement à des inconnus.
Parce que, soyons honnêtes, il n’y a jamais rien de bon qui a découlé d’un « Salut, ASV ? » lancé dans un chat louche. Skibidi, les chums.
Note de Vava : On parle d’extrémisme nihiliste violent dans la taxonomie officielle du FBI et de plusieurs services de renseignement mondiaux. L’expression est aussi utilisée dans le monde universitaire, même s’il y a des réserves ; il y a en réalité autant d’idéologies qu’il y a de criminels et une seule expression ne suffit pas à catégoriser l’ensemble des profils des tueurs radicalisés sur internet dont les motivations demeurent incompréhensibles pour le commun des mortels. Catégoriser des tueries sans mobile apparent comme démonstration d’extrémisme nihiliste est d’ailleurs un piège qui guette les autorités.
Identifiez-vous! (c’est gratuit)
Soyez le premier à commenter!