La question me taraude depuis que j’ai vu le geyser de sang jaillir du corps bientôt désarticulé comme celui d’un pantin. Ça n’aura duré qu’une fraction de seconde et pourtant, j’ai su à quel moment précis la vie l’avait quitté. Le militant d’extrême droite Charlie Kirk s’est effondré, atteint à la gorge par une balle venue mettre un terme pour de bon aux logorrhées abrutissantes auxquelles il nous avait habitués.
Des images macabres qui circulent, je retiens moins les jets d’hémoglobine, que les sourcils brièvement hyperactifs annonçant une succession d’émotions que le cerveau n’aura pas eu le temps de traduire avant que ses yeux ne se ferment définitivement. Une fin tragique, absurde pour le commun des mortels, mais pourtant totalement cohérente dans le monde défendu par le polémiste et ses semblables.
L’a-t-il cherché? Oui. Est-ce correct pour autant? Non.
Au risque de vous surprendre, malgré mes allégeances politiques que vous devinez, je ne fais pas partie des personnes qui ont célébré l’assassinat de Charlie Kirk sur les réseaux sociaux même si je trouve que sa mort est d’une parfaite ironie, produit d’un pays qui a choisi depuis longtemps de banaliser la circulation des armes à feu au détriment de la vie.
Si les États-Unis étaient véritablement pro-vie, ça se manifesterait autrement que par des assauts répétés envers le droit à l’avortement, n’est-ce pas?
Bref, je n’ai pas célébré la mort du protégé de Donald Trump pas plus que je n’ai incité les autres à le faire parce que l’empathie c’est pas mal encore tout ce qui nous sépare des gens comme lui.
Il convient de rappeler que cette gauche que les vautours et autres charognards démagogues s’affairent à démoniser depuis le drame reste la première à réclamer des balises pour éviter que de telles exécutions publiques/tueries de masse ne se produisent. Mais l’histoire des États-Unis semble condamnée à continuer de s’écrire dans le sang. Comme si chaque génération devait verser son tribut. Le Charlie Kirk des uns est le Martin Luther King des autres, apparemment.
Turning point Vanessa
La question me taraude, j’ai dit.
En voyant l’émoi populaire généré par la mort de l’égérie MAGA et la récupération politique ô combien prévisible, mais terrifiante, qui s’en est ensuivie, la nerd d’histoire en moi n’a pas pu s’empêcher d’établir des parallèles avec ce que j’ai appris dans mes manuels scolaires.
Consciente que nos années 20 partagent des similitudes avec celles du siècle dernier (une sale grippe à l’échelle mondiale, les oeufs à 12 $ annonciateurs d’un krach boursier, des leaders charismatiques qui se gargarisent d’un culte de la personnalité, la « construction de l’Autre », un génocide), je me suis demandé si l’assassinat de Charlie Kirk n’était pas carrément l’équivalent de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche, en 1914. Ce meurtre, commis au grand jour, à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, est souvent présenté comme l’élément déclencheur de la Première Guerre mondiale.
J’ai partagé ma réflexion sur les réseaux sociaux, profitant de la déferlante d’hypothèses et d’analyses brouillonnes autour de ce meurtre aussi spectaculaire que sordide.
Plusieurs personnes m’ont avoué avoir la même boule dans l’estomac ; la crainte qu’il y ait un avant et un après Charlie Kirk. Que cet assassinat soit le point de rupture de l’Occident.
Comme si cette mort marquait officiellement le début du futur dystopique décrit dans tous ces romans pour jeunes adultes qui ont marqué notre jeunesse. Ces histoires ont ensuite été adaptées au cinéma durant les années 2010, alors que la réalité, doucement, mais sûrement, rattrapait la fiction.
Je ne m’en rappelais plus, mais François-Ferdinand, aussi connu sous le nom de Franz Ferdinand par les anglos et les amateurs de rock indie (s’cusez-la), était un raciste avec un intérêt marqué pour l’Église et la monarchie, deux institutions que les principaux idéologues derrière le mouvement MAGA vénèrent.
Une liste funèbre
Ça aurait été tentant de dresser une liste des comparaisons entre Charlie Kirk et Franz Ferdinand, mais je suis bien consciente que je ne suis pas insensible aux charmes du biais de confirmation. Alors, j’ai préféré passer la puck à un universitaire, question de rester dans vos bonnes grâces.
« C’est drôle, la question que vous vous posez par rapport à l’archiduc vient de m’être posée par un collègue d’un autre département. »
Carl Bouchard est professeur titulaire au département d’histoire de l’Université de Montréal et spécialiste, notamment, de la Première Guerre mondiale. Je sais les choisir, oui.
Le professeur suit de très près ce qui se passe aux États-Unis depuis la première élection de Donald Trump. Sa conclusion est sans équivoque.
« Ce qui se passe aux États-Unis, c’est vraiment un dérapage vers le fascisme. »
« Vous savez, le fascisme, ce n’est pas une idéologie très nette. Ce n’est pas comme le communisme avec un ouvrage précis. Le fascisme, c’est très adaptatif, mais il y a des signes qui ne trompent pas. Ces signes-là se manifestent par une obsession pour la loyauté. Il y a aussi la militarisation excessive, le culte de la personnalité et la démonisation de ses opposants politiques, pour ne nommer que ceux-là », m’explique-t-il d’entrée de jeu.
« Ce que je trouve fascinant en ce moment c’est à quel point ce qui se passe aujourd’hui donne des indices sur ce qui s’est passé en Europe dans les années 30 », poursuit le professeur pendant que je pousse des soupirs découragés.
Le roi, c’est lui
Les indices abondent, en effet.
Rappelons que le début de la présidence de Trump a été marqué par la purge au sein de la fonction publique américaine au nom de la réduction des dépenses (allô, DOGE), mais aussi pour mettre fin à l’influence du « wokisme ». De cet épisode sombre qui aura entraîné la mise à pied de milliers de fonctionnaires parmi lesquels on compte de nombreuses femmes et personnes issues de groupes minoritaires, je retiens la mise en place d’une ligne de délation pour exposer les gestionnaires et employés qui auraient été tentés d’essayer de protéger leurs pairs ([email protected], si jamais).
On assiste aussi aux raids des services d’immigration (ICE), dont les techniques d’arrestation font parfois (lire : souvent) penser à celles de la Gestapo. Des pères de famille qui vont travailler au petit matin et qui ne reviennent jamais. Des étudiants qui disparaissent sur le chemin de l’école. Des descentes durant la nuit où des familles entières sont enlevées, parfois victimes de ce que les autorités américaines appellent des « arrestations collatérales », que partout ailleurs on appellerait plutôt des « arrestations arbitraires ». À cela s’ajoute la propagande raciste diffusée sans gêne sur la page Instagram de la Maison-Blanche.
Signe de l’époque, les caricatures antisémites d’hier ont laissé la place à des memes moqueurs sur les latinos. Les visages changent, la logique de déshumanisation reste la même.
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Donald Trump continue d’attaquer publiquement ses critiques et ses adversaires politiques, comme l’animatrice Rosie O’Donnell (the gift that keeps on giving), mais aussi des ténors républicains comme John Bolton, ancien ambassadeur des États-Unis aux Nations Unies sous George W. Bush qui s’est montré très (trop) critique de Donald Trump, même s’il a déjà été son conseiller politique. Bolton est désormais traité comme un ennemi, non pas du président, mais bien de la Nation.
Puis, dans les dernières semaines, on a assisté au déploiement de la Garde nationale dans les rues de Washington et de Los Angeles, les villes de Memphis et de Chicago étant également dans la mire du président qui cherche à lutter « contre la criminalité galopante »… présente uniquement dans les villes démocrates, apparemment.
On peut aussi penser aux poursuites coûteuses intentées par le président contre différents médias très vocaux au sujet de ses inconduites et de ses liens avec Jeffrey Epstein, l’homme d’affaires pédo aujourd’hui décédé.
Parmi les médias qui ont goûté à sa médecine, soulignons le New York Times, ABC et CBS News, ainsi que le Wall Street Journal. Rappelons que la Maison-Blanche a également revu les accès à son pool de presse ; l’Associated Press, une agence qui dessert de nombreux médias internationaux, s’en est vue exclue, tandis que les médias favorables à l’administration Trump y ont fait une entrée fracassante. J’ai aussi mal à mon PBS et à mon NPR, des médias publics dont le financement fédéral a été suspendu.
Quand il n’est pas en train d’instrumentaliser le pouvoir judiciaire en sa faveur, Donald Trump l’attaque, multipliant menaces et insultes contre des juges et des procureurs qui se seraient intéressés de trop près à ses affaires et à celles des autres membres de son camp.
Je pourrais parler de l’affection de Trump pour la cryptomonnaie et des multiples « transactions » conclues par sa famille au cours des derniers mois, mais puisque j’ai passé mes cours d’économie sur une fesse, je laisse le sujet à d’autres qui seraient mieux outillés que moi pour exprimer des préoccupations sur l’avenir du dollar américain et les liens du président avec des PDG de la Silicon Valley.
L’administration actuelle poursuit également sa lancée révisionniste : en plus de tourmenter les universités et leurs campus jugés trop woke, elle s’emploie à retirer les références historiques aux struggles des femmes et des personnes racisées (les Afro-Américains en tête) de ses archives, de ses communications et de ses institutions telles que les musées et les parcs nationaux.
Et si on regarde du côté du culte de la personnalité, les exemples ne manquent pas, mais je retiens surtout le défilé militaire du 14 juin dernier pour commémorer le 250e anniversaire de l’armée de terre des États-Unis, date qui coïncidait avec le 79e anniversaire du président. Les images d’un Donald Trump solennel sous les fanfares et les coups de canon dans une mise en scène que n’aurait pas reniée Kim Jong Il continueront de me hanter pendant les 10 prochaines années au moins.
Bref, si ce n’est pas un petit guide du fascisme 2.0, je ne sais pas ce que c’est.
By the way, j’ai fait exprès d’y aller d’une énumération qui n’en finit plus (et pourtant, je n’ai pas tout dit) en mettant en gras certains éléments qui témoignent du démantèlement progressif des garde-fous de la démocratie américaine.
« Purge », « délation », « raid », etc. Si tous ces mots étaient utilisés pour parler d’un autre pays que les États-Unis, genre un pays du Sud global, personne n’hésiterait à parler d’État voyou ou de régime autoritaire, et on se tiendrait sur le qui-vive en anticipant une dictature.
Si vis pacem, para bellum
Pour l’instant, ce qui empêche les États-Unis de s’ériger en république résolument fasciste (ou en monarchie, lol), c’est l’existence d’un parti d’opposition relativement organisé (re-lol) et uni (trololol). Mais combien de temps celui-ci pourra-t-il encore tenir? En écoutant Trump déclarer la guerre à la « gauche radicale » à la suite de l’assassinat de Charlie Kirk pendant que des militants républicains et d’extrême droite multiplient les initiatives pour traquer et « punir » les citoyens qui se sont réjouis de la mort de l’influenceur sur les réseaux sociaux, je me dis qu’il ne reste plus grand-chose pour sauver la démocratie américaine.
« Pendant des décennies, les gens se sont demandé comment une société comme l’Allemagne avait pu tomber dans le fascisme. Or, on a une société qui tombe là-dedans en ce moment même », avance Carl Bouchard.
« Il y a de la résistance, mais la résistance est pratiquement inaudible, parce qu’une des grandes forces de Trump, qui est aussi une des grandes forces du fascisme, c’est de dire tellement de mensonges qu’on finit par ne plus croire les gens qui disent la vérité. »
« On est en plein là-dedans, c’est le règne complet du mensonge. On ne sait plus qui dit vrai et c’est précisément de ça que se nourrit le fascisme. »
Le professeur a raison. Je me surprends parfois à lire d’un air sceptique toutes les annonces qui nous proviennent du FBI (et qui paraissent d’abord sur Fox News, au secours). Elles s’efforcent de dépeindre Tyler Robinson, l’auteur présumé du meurtre de Kirk, comme un « bon p’tit gars républicain devenu militant d’extrême gauche après avoir été radicalisé par sa coloc trans qui serait en réalité sa blonde ».
J’écoute avec une méfiance encore plus grande l’actuel chef du FBI Kash Patel, un adhérent du mouvement conspirationniste QAnon, essayer de nous vendre sa salade sur différentes tribunes au sujet de Robinson, malgré des éléments de preuves dressant plutôt le profil type d’un troll nihiliste qui s’abreuvait à l’idéologie des Groypers, une faction de l’extrême droite américaine connue pour son immaturité (trop de memes, c’est comme pas assez), ses idées radicales et son mépris pour Charlie Kirk, considéré comme flanc mou.
Je confie à M. Bouchard que j’ai l’impression que je suis en train de virer zinzin. Je regarde des complotistes comme Kash Patel avec suspicion sur mon téléphone et j’ai l’impression que la complotiste, c’est moi.
J’entends le sourire désolé dans la voix de mon interlocuteur. « Vous voyez? C’est exactement ça! Il n’y a plus aucune légitimité dans aucune sphère », s’exclame-t-il.
« Dans un règne comme ça où il n’y a plus aucune vérité, ce qui compte, c’est l’action. Et Trump, ce qu’il fait, c’est “agir” tout le temps. Alors, il y a plein de gens qui se disent que dans un monde confus où tout le monde ment, lui, au moins, il fait quelque chose. »
Voilà. Je suis graduellement en train de perdre confiance dans le système, une confiance déjà mise à mal au cours des derniers mois en raison de la complicité tacite de nos gouvernements dans un génocide. Les sentiments de colère, d’impuissance, de culpabilité, voire de honte, se bousculent en moi depuis le 7 octobre 2023. C’est mon turning point à moi, comme la pandémie a pu l’être pour d’autres. Et si les années 2020 étaient celles de tous les dangers, de toutes les radicalisations?
« Pour répondre à votre question initiale, je ne sais pas encore si l’assassinat de Charlie Kirk, c’est l’équivalent de l’assassinat de François-Ferdinand. Pour moi, le parallèle n’est pas encore assez net. Dans le cas de la Première Guerre mondiale, on a basculé parce qu’on était face à l’assassinat de l’héritier du trône par un “étranger”, un nationaliste serbe. Or, le meurtre de Charlie Kirk, c’est une affaire interne. Ce n’est pas un Mexicain, ce n’est pas un Groenlandais, donc il n’y aura pas de mouvement international. »
Le professeur trouve intéressant d’analyser la notion « d’élément déclencheur » dans un continuum historique. Il me rappelle que, même si le meurtre de François-Ferdinand a changé le cours de l’histoire, à la base, ça reste un fait divers. L’archiduc d’Autriche n’est pas la seule figure politique à avoir été tuée durant cette période ; l’impératrice Sissi (notre préf) a également été tuée par un militant zélé d’origine étrangère sans que cela ne déclenche un conflit mondial. Ce n’est pas un événement particulier qui va mettre le feu, rappelle Carl Bouchard, mais bien la façon dont l’événement s’inscrit dans un cadre plus vaste. Et dans le cas de Charlie Kirk, c’est l’atmosphère de chaos générée par Donald Trump qui inquiète le plus le professeur.
« Les digues ont déjà sauté. Il y a des gens surarmés aux États-Unis qui n’attendent que ça. Ils attendent un signal, ils veulent en découdre et le président américain passe son temps à les alimenter. Il carbure au chaos parce que sa personne est plus importante que tout. Il est prêt à tuer des millions de gens juste pour magnifier sa propre personne. »
« Moi, je ne vois pas beaucoup de scénarios où ça ne se termine pas par la violence, aux États-Unis. Je n’arrive pas à voir comment on pourra s’en sortir, là-bas, parce qu’il y a une partie de la population qui veut la voir, cette violence. »
Le professeur me met toutefois en garde : chez nous aussi, au Canada, au Québec, il y a des gens qui veulent la voir, cette violence. Nous ne sommes pas à l’abri, d’abord à cause des visées expansionnistes de Donald Trump (qui ne sonnent plus vraiment comme une blague et vous le savez), mais aussi parce que l’extrême droite, et sa frange accélérationniste qui cherche à provoquer le chaos, a des ancrages chez nous.
Apocalypse now?
« On attend surtout l’incendie du Reichstag, en fait. » Au téléphone, Carl Bouchard est patient, pédagogue. Mais la phrase tombe comme un couperet.
De la Première Guerre mondiale (1914-1918), je me retrouve catapultée en 1933, quand un incendie criminel ravage le Parlement allemand. Adolf Hitler, élu démocratiquement, blâme aussitôt les communistes, proclame l’état d’urgence et s’arroge des pouvoirs spéciaux. Dans l’année qui suit, on met en place la Gleichschaltung, la mise au pas du peuple allemand. Pour beaucoup d’historiens, l’incendie du Reichstag est le point de bascule qui cimente l’idéologie nazie.
La comparaison n’a rien d’exagéré quand on regarde la traque actuelle des voix dissidentes aux États-Unis. Toute personne qui ose critiquer le legs de Charlie Kirk est clouée au pilori et menacée de représailles. Parlez-en à Jimmy Kimmel. Un peu plus et on parlerait de haute trahison. Le parallèle avec 1933 est glaçant.
Je sais que ce texte est anxiogène, mais je n’ai pas envie d’édulcorer les propos du professeur Bouchard. Je n’ai pas envie d’évacuer ce que je ressens. Vous me trouvez peut-être alarmiste, voire hystérique, mais j’assume. Je préfère me préparer au pire. Après tout, c’est en partie le déni, le manque de courage et la culture de l’euphémisme qui nous ont menés jusqu’ici. Et si l’histoire nous a appris quelque chose, c’est que les minorités, les universitaires et les communautés estudiantines sont souvent parmi les premiers lanceurs d’alerte avant que tout parte en couille.
Je ne vous le cacherai pas, j’ai peur. Mais la peur peut se vivre autrement que par la panique. Elle peut s’apprivoiser et surtout, être vaincue. Et la meilleure arme demeure la connaissance. Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve. Depuis les neuf derniers mois, les événements se succèdent à une vitesse vertigineuse. Mais en cette période trouble, je n’ai qu’une certitude : on ne peut pas combattre ce qu’on ne nomme pas.
Alors, je le dis haut et fort : le régime Trump est un régime fasciste.
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