Logo

Survivre à la jungle Berri-UQAM

Récit d'une journée dans la station de métro que beaucoup gens préfèrent éviter.

Par
Jean Bourbeau
Publicité

Devant moi, une femme vêtue d’un tutu se dévore l’intérieur des joues. Un crayon de bois lui glisse des doigts. Elle le ramasse, puis le laisse tomber à nouveau, encore et encore, prisonnière d’un manège sans fin et plus fort qu’elle. L’étrange scène étire tant l’élastique de la détresse que je détourne le regard.

Ces derniers temps, il est courant d’entendre dire que la station de métro Berri-UQAM consolide sa mauvaise réputation. Bien que ses tourments ne soient pas récents, l’arrêt le plus fréquenté du réseau serait plus imprévisible que jamais et considéré par plusieurs comme un lieu à éviter. Un grand nombre de personnes préfèrent même marcher jusqu’à la station suivante pour se sentir plus en sécurité.

Publicité

En tant que cycliste étranger à l’écosystème du métro, j’étais curieux de rencontrer cet univers. C’est pourquoi j’ai eu l’idée d’y passer une journée entière, de l’ouverture à la fermeture, à la manière d’un voyageur pris au piège des douanes.

Une expérience pleine de lenteur qui cherche naïvement à répondre à cette seule question : la situation est-elle aussi grave qu’elle semble l’être?

5h19. Les rats traversent la rue Saint-Denis sans la moindre préoccupation. Le Quartier latin est enveloppé dans un silence presque total, hormis quelques toussotements venant de l’obscurité. Je barre mon vélo au coin du boulavard de Maisonneuve où les deals ont commencé avant même l’ouverture des portes. L’horloge de la dépendance n’a pas d’aiguilles.

« T’as-tu dix piastres pour m’aider? As-tu une carte de guichet? »

Publicité

Un employé déverrouille avec nonchalance l’entrée devant la foule excitée. J’accompagne la rue qui se précipite dans la station pour se réchauffer et se faufiler dans les fissures du labyrinthe, cherchant à éviter les premiers agents de sécurité.

Je me sers un café dans un dépanneur où l’on doit sonner pour entrer. En me rendant la monnaie, Loan, qui a un fort accent du Sud de la France, me souhaite une bonne journée. Il a bravé un océan pour ouvrir ce Couche-Tard avant l’aube; j’espère que ses espoirs d’exil ne sont pas trop écorchés.

Publicité

Sans destination précise, je souffle sur mon breuvage en observant un homme qui vient visiblement de manger une volée. Il se soigne avec un bol de ramen instantané, sans se soucier du sang qui sèche sur son front. En retrait des tourniquets, certains parlent seuls, d’autres avancent péniblement, leurs bas de pantalon rongés par le sel, tandis que d’autres filent si vite que cela semble suspect.

Comme bande sonore, on entend les cris d’une dispute qui éclate, venant d’un couple qui n’a pas fermé l’œil de la nuit. Les rares passagers les contournent avec désinvolture avant qu’une paire de patrouilleurs n’intervienne.

7h03. La densité du trafic s’épaissit. La marginalité se fond dans la masse anonyme des travailleurs en migration. Au fil des portes qui s’ouvrent et se referment, le regard distrait de la foule se noie dans l’indifférence du matin.

Publicité

À la sortie de l’ancien terminus, c’est l’heure de la puff. Deux consommateurs se tiennent au sommet de l’escalier roulant sans se soucier de l’encombrement. Je les salue d’un signe de tête et ils m’épargnent leur fumée en plein visage.

Parfumés d’une forte odeur de pisse, une demi-douzaine d’hommes et de femmes sont assis au sol avec leur pipe de verre calcinée, ce calumet de la tribu des grands brûlés. Ils y font cramer le caillou comme un rituel du matin. Pour la première fois, je n’ai pas osé sortir ma caméra.

Publicité

Un peu de soleil fera du bien à mon teint couleur gobelin, mais ce sont plutôt de gros flocons qui tombent du ciel. Je ne tricherai pas plus longtemps.

9h11. Les wagons déversent ses hordes estudiantines en jogging qui prennent le relais des secrétaires et des casques de construction. Elles avancent tout aussi engourdies par la lumière de leurs téléphones.

Se poursuit le défilé des policiers escortant les hommes surchargés de sacs. Parmi eux, un homme aux cheveux décolorés et en veste Harley-Davidson, rageant un peu trop fort contre le gouvernement.

Publicité

Telle la ponctualité des heures d’arrivée, tout semble obéir à un cycle bien réglé. Les dégâts sont lavés avant d’être à nouveau causés. Les constables enfilent leurs gants pour expulser des barbus qui réapparaissent peu de temps après, comme s’ils n’avaient rien fait. Si un bon spot se libère, un nouveau corps s’y échoue. Un homme avec un survêtement d’armée me conseille de m’éloigner des sorties où les courants d’air perturbent le sommeil.

À quoi rêvent ceux qui dorment au sol?

D’impossibles, comme sur cette publicité?

Publicité

En tournant un coin, je frappe du pied une canette de Bud Light à moitié pleine qui se répand sur le quai fraîchement lavé. Un accident n’attend pas l’autre. L’équipe de squeegee qui veille au chrome lance un appel au walkie-talkie.

11h19. L’occasion de me sauver pour goûter à la gastronomie locale. En guise de premier service, un wrap déjeuner avec un jus d’orange. Devant moi, le doux spectacle d’un homme qui retire ses souliers, satisfait de pouvoir recharger sa tablette à la vitre explosée.

Publicité

13h08. Le moment est tout indiqué pour un deuxième café. Myriam, une barista aux cheveux turquoise et aux grands stretchs, confie que la situation est « stable tout en demeurant tout croche. On ne sait jamais sur quoi on va tomber », faisant écho à un épisode fécal arrivé la semaine dernière.

J’erre sans but précis, me laissant porter par cette cathédrale sans âge où les escaliers se répondent, son béton peint par la lumière froide des néons. L’architecture de la station réussit sans cesse à me désorienter, d’autant plus que l’ensemble des étages est davantage en construction qu’en rénovation. Les innombrables tags deviennent à la fois points de repère et art public.

Publicité

Je ne suis pas seul à contempler les trains sans y embarquer, comme si leur invitation amenait trop d’inconnus. Mieux vaut rester au quai, habitués.

Diego attire tous les regards avec sa paire de béquilles et ses talons hauts. Son visage est labouré par de larges crevasses. Dans une main, il tient une quille de Molson Dry et dans l’autre, un litron de lait à la fraise. Rien pour lui faciliter la vie. « Je descends à Longueuil, il fait plus chaud. Viens, mais prends-moi pas en photo », dit-il en référence au confort de la ligne jaune.

Ça fait un moment que j’ai froid.

Publicité

Entre deux crachats, il clame avoir élu domicile rue St-Hubert, dans une maison de chambre qu’il estime « pourrie et mal chauffée ». Comme nous tous, il attend impatiemment l’été.

« La bibliothèque est fermée les lundis, c’est mon moyen de voir du monde », partage-t-il en me montrant ses cicatrices de punaises de lit. Nos chemins se séparent au moment où il inspecte les fentes de monnaie de deux téléphones publics.

Pour vaincre l’ennui, j’observe le paysage humain en dégustant une pointe. Je remarque une ado aux lèvres gonflées, des voyageurs perdus munis de sac à dos géants. Là, un homme bien sapé récite son Coran. Devant, une femme fait tournoyer une tresse blanche si longue qu’elle descend jusqu’à ses genoux. Derrière, un homme trapu au front couvert de barbelés argumente avec un weirdo aux lunettes fumées.

Publicité

Tandis que le contenu d’une poubelle est déversé au sol par une dame avec une tuque des Nordiques, un pigeon fait son nid dans les entrailles du plafond éventré.

À travers les vitrines placardées, d’énormes affiches publicitaires de la mouture québécoise de Survivor déguisent les lieux en une jungle luxuriante. « Berri Zoo », aurait hurlé Ol’ Dirty Bastard sur un beat inquiétant.

Survivre Berri-UQAM, somme toute.

Publicité

14h50. Un violoneux berce l’après-midi de calme tandis qu’un groupe d’enthousiastes à dossard arpente le centre en quête de signatures pour je-ne-sais-quel programme.

Alors que je plonge dans une inexplicable lourdeur malgré l’agitation constante, les wagons de mes souvenirs défilent sur les rails du temps. La station de métro Berri-UQAM a toujours été spéciale pour moi, la première et la seule à être gravée dans mon cœur d’adulte. Enfant, j’avais le rare privilège de pouvoir courir à travers la foule pour ne pas manquer les correspondances le soir, lorsque les arrêts étaient moins fréquents.

Ici, j’avais l’impression d’être au centre du monde. Au centre de tous les possibles.

Publicité

17h20. Le retour du travail remplit à nouveau la largeur des couloirs. Je me régale d’un troisième service, gracieuseté du Village Istanbul, d’où j’écris cette chronique au son du ronflement de mon voisin de table. À son réveil, il se portera volontaire pour finir mon assiette.

La nuit tombe sur cet étrange refuge où se croisent maladies mentales, citoyens de l’ordinaire et évangélistes à la promesse d’une vie éternelle. Le refrain du matin recommence, où la rareté du travailleur appelle au retour des exclus. Sans le bruit des grands déplacements, leur solitude traverse mieux l’écho du logis.

Publicité

Et moi? Après un dernier café, je réalise que je suis un fantôme, un figurant invisible malgré une présence exagérément longue. Avec un cell et des lacets attachés, je ne suis pas une menace dans la grande chorégraphie de la gare.

23h48. Je suis brûlé et une vilaine toux s’est invitée à rejoindre la symphonie populaire.

Après des kilomètres de déambulations intérieures, les portes se barrent à nouveau. Il est une heure du matin.

S’il est possible de tirer une conclusion de ce marathon d’observation à tordre les heures, c’est que la station Berri-UQAM offre une petite fenêtre sur un Montréal un peu poqué, mais sans réel danger. J’y ai rencontré des scènes qui témoignent d’un enjeu de plus en plus difficile à cacher, mais qui ne semble pas sur son déclin.

Bien au contraire.

Publicité

Est-ce si pire que ça? Non. Est-ce une poudrière? J’en doute, mais il y règne une souffrance banalisée qui rappelle les multiples défis auxquels doit faire face la ville.

Une question persiste :

À quoi rêvent ceux qui dorment au sol?