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« Survivor Québec » : les derniers seront les premiers?

L'adaptation québécoise de « Survivor » nous fait vivre des drames avec les participant.e.s à 44 degrés sous le soleil.

Par
Francis Boilard
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*L’auteur est professeur de sociologie.

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« Ça va faire boom dimanche prochain sinon je change de job. » C’est l’une des phrases prononcées par Julie Snyder lors du visionnement de presse de Survivor Québec. Le tout premier épisode diffusé hier soir donne l’impression qu’elle pourra effectivement rester en poste.

Une ambiance exotique qui transporte ailleurs. Des candidats colorés avec des professions variées (ex : « designer de camions blindés »). De la compétition, du dépassement de soi, des pleurs, des trahisons. Pas d’intimidation. Un animateur gonflé à bloc. Et surtout, un montage nettement plus efficace que le dernier bout d’OD Martinique. Bell Média peut souffler, les ingrédients d’une téléréalité efficace y sont.

Voilà qui apaise les nerds canalisant leurs TOC dans l’étude de ce genre de télé. Dans cette adaptation québécoise de Survivor, la sociologie a clairement de quoi se mettre sous la dent. C’est tout le contraire des mauves du clan Kalooban.

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LE CERCLE VICIEUX DES PERDANTS

Les candidats de Survivor débarquent sur une île des Philippines avec rien de plus que le kit de vêtements qu’ils auront sur le dos jusqu’à la fin de l’aventure. Ils rivalisent dans des conditions de vie extrêmes, sans douche, ni savon, ni pâte à dents, ni toilettes. Dans ce contexte, chaque défaite coûte extrêmement cher, car elle amplifie l’inconfort que les candidats doivent surmonter pour survivre dans le jeu.

Durant la première épreuve de la saison (« Les vivres sur le bateau »), les membres de Kalooban gèrent mal leur radeau et manquent de visou pour atteindre le logo de leur clan avec un lance-pierre géant. Conséquence? Privés de la pierre à feu, ils carburent à la noix de coco pendant près de 60h. Cela fait peu de protéines pour mener la bataille en vue de l’immunité. Kalooban signifie « volonté et force intérieure »; mais se forcer intérieurement le ventre vide, ça fiche le seum.

« À Survivor, le feu représente la vie. Quand votre flamme s’est éteinte, votre vie dans le jeu s’éteint aussi. »

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Perdre le challenge de l’immunité, c’est devoir exclure l’un de ses membres en gravant son nom au bas d’un parchemin. En plus d’affaiblir physiquement, les échecs à Survivor peuvent donc miner mentalement la cohésion du groupe. Cette brisure du lien social se remarque lorsque Martin complote contre Vicky, évoquant sa piètre performance en puzzles. Vicky sent vite la soupe chaude et ressasse une maxime collectiviste qui sert à merveille ses intérêts individuels : « On gagne en équipe, on perd en équipe ».

« À Survivor, le feu représente la vie. Quand votre flamme s’est éteinte, votre vie dans le jeu s’éteint aussi. » Finalement, c’est Martin (designer de camions blindés) qui se fait remercier par Patrice Bélanger (animateur speedé). La perte d’un membre laisse toujours une cicatrice dans le corps social et dans le cas de Survivor, les conseils de tribus rappellent aux « survivants » que la prochaine fois, c’est contre eux que leur clan pourrait se retourner.

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Une menace qui n’augure rien de bon pour la so-so-so-solidarité.

L’HUMILITÉ DU CLAN TIYAGA

À l’inverse, les victoires à Survivor créent une boucle vertueuse qui se résume par la formule suivante : victoire → accumulation de ressources → force physique → bénéfices psychologiques → solidarité sociale → victoire → etc.

Par exemple, ayant réussi l’épreuve des vivres sur le bateau, les membres du clan Tiyaga attaquent le challenge de l’immunité avec un moral de gagnants et du riz dans le tube digestif, ce qui booste leurs performances. Il suffit de repenser à Sango (amateur de Dragon Ball) qui s’est littéralement transformé en Sango-ku lors du « pousser de la roche ». Au moment de sauter sur la pierre géante, il semble même avoir emprunté la technique de lévitation de Chaozu dans le Dragon Ball numéro 11.

un gagnant qui expose trop ses succès « met en œuvre une comparaison hiérarchique susceptible de rabaisser son prochain » et « de susciter l’envie de le détruire.

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Les membres de Tiyaga connaissent tout de même des dissensions internes, notamment sur la manière de célébrer leurs victoires devant public. Quand Martine (Kalooban) se console de ne pas avoir de feu en disant qu’au moins, elle fait partie d’« une équipe de feu », Simon (Tiyaga) réplique que dans son clan, « le feu est au camp ». Simple taquinerie, précise le blagueur « en rodage 24/7 ». Sa collègue Marika le remet quand même à sa place en lui disant que selon elle, ce gag de feu versait peut-être dans l’arrogance.

Dans un ouvrage fascinant sur La valeur des personnes, la sociologue Nathalie Heinich explique qu’un gagnant qui expose trop ses succès « met en œuvre une comparaison hiérarchique susceptible de rabaisser son prochain » et « de susciter l’envie de le détruire ou, du moins, de lui faire du mal. » D’un angle sociologique, la valorisation de l’humilité (et la dévalorisation de la vanité) sert donc à calmer les tensions qui opposent les perdants aux gagnants dans la société… ou dans une téléréalité comme Survivor.

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AU CŒUR DES TÉLÉRÉALITÉS

En plus de mettre en scène des rivaux qui s’affrontent pour les plumes du triomphe, Survivor Québec expose la vie personnelle de ses protagonistes.

Joël veut gagner la compétition pour honorer son frère décédé d’un cancer du cerveau. Nicolas ose un coming out émotif sur son orientation homosexuelle, craignant les impacts de cette révélation sur son jeu. Christophe et Martine pleurent à maintes reprises et participent à l’émission pour que « leurs enfants soient fiers d’eux », tout comme Vicky qui veut montrer que « donner son maximum [dans un puzzle], c’est ça qui compte ».

en saupoudrant le montage de larmes et de drames humains, la production fait sans doute le bon pari.

À ce propos, le chroniqueur Hugo Dumas écrit dans La Presse : « Une chose m’a agacé dans les deux premiers épisodes de Survivor Québec : ça pleure beaucoup […]. Allô, on n’est pas à La voix, ici ! On est censé avoir du fun à 44 degrés sous le soleil ! » C’est une question de goûts. Reste qu’en saupoudrant le montage de larmes et de drames humains, la production fait sans doute le bon pari. Après tout, on mate des téléréalités pour vivre des émotions à travers celles des autres qui luttent dans nos écrans.

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