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Sur les traces du français en Alberta

« En frança, sioupla! » : rêve ou réalité?

Par
Jean Bourbeau
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« Oué-oué, c’est ben plein de Frenchies à Edmonton », me confiait un ami ayant travaillé sur le chantier du Rogers Place. Cependant, après trois jours dans la capitale albertaine, force est de constater que les seuls francophones que j’ai croisés étaient deux gars du Lac tellement sur la brosse à la sortie d’un match des Oilers que je ne suis même pas sûr de quelle langue ils parlaient.

Un grand mystère plane alors : quelle est la situation de la francophonie en Alberta, du moins dans ses rues, sur le plancher des vaches?

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À l’origine, Edmonton fut avant tout appelée Amiskwaciy, Collines des castors en langue crie, sur le territoire autochtone du Traité 6, mais par après, la province des cowboys a d’abord été colonisée par des Grenouilles venues de l’Est. Encore aujourd’hui, malgré la prédominance anglophone, une communauté franco-albertaine persiste avec détermination.

Pour preuve, pendant longtemps, en cherchant mon nom sur Google, je tombais sur Jean Bourbeau, ce goon des banlieues d’Edmonton qui s’appropriait ma notoriété.

Pour mieux comprendre cette enclave francophone et par envie de potentiellement rencontrer mes vieux cousins, j’ai quitté le confort de mon douillet centre-ville, bravant les alertes de tornade, pour entreprendre un pèlerinage en bonne et due forme dans les quartiers de Bonnie Doon et du French Quarter, nos deux châteaux forts.

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Je ne cacherai pas ma déception, car elle est grande : mon épopée débute par une longue marche à travers des paysages de similibanlieue, mornes et gris, décorés de tristes fanions fleurdelysés arborant « Joie de vivre ». Aucune trace d’une mini tour Eiffel ni d’un St-Hubert BBQ.

Heureusement, un Mario’s Poutine se trouve à proximité, mais comble du malheur, il a fermé boutique pour de bon. Je me rabats donc sur le café La Reine, où 30 dollars me sont volés pour deux œufs tournés, des saucisses molles et un café. Le personnel, d’origine coréenne, ne semble pas impressionné par ma prose et pourtant, même Miron en serait fier.

Repu, je poursuis mon périple jusqu’au Pont sans frontières, où je passe vingt minutes à tenter, en vain, de bien capturer le fier drapeau franco-albertain en photo. Pendant ce temps, un enfant itinérant en profite même pour me lancer son yogourt.

Une visite dans la section librairie du Village des Valeurs me confirme la faible présence de livres en français. Ce constat se vérifie également dans une librairie animée de Whyte Avenue. L’enquête avance comme elle peut.

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Je salue sans grand succès les passants, me sentant plus ridicule qu’un Français à son premier jour sur le Plateau. Quelques sourires complices viennent d’un duo de femmes en boubou. Certes, j’ai croisé la Bonjour Bakery et les Moulins de Lafayette, mais cela relevait plus du marketing de baguette que d’un véritable bastion francophone. La solitude m’envahit. Je veux frencher. Où sont mes compatriotes quand j’ai besoin de satisfaire cette étrange envie de parler de Marjo et de Pierre Perrault dès que je mets un pied hors du Québec?

Sans repère et refusant de m’abaisser à un Mike’s Poutine, je me dirige vers La Poutine, une institution réputée comme étant la meilleure d’Edmonton. Si je ne peux pas parler français, au moins je mangerai comme à la maison, et ce, même si je ne suis parti de Montréal que depuis 72 heures.

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S’ensuit une expérience honnête, qui serait des plus banales en terre québécoise, mais on salue l’effort ici. Savent-ils que le fromage est le nerf de la guerre?

Il convient de souligner que la légende dit vrai : à Edmonton, la poutine est désormais aussi banalement canadienne que les Timbits ou le Donair, cette autre spécialité venue d’Halifax qui a conquis les papilles de l’Ouest.

Je me serais bien rincé le gosier au Pub Galarneau, une dompe terrible dans un strip mall, mais il était lui aussi fermé. Nos lieux de rassemblement semblent connaître des temps difficiles, surtout avec le Pub Sherbrooke, malheureusement trop éloigné de mon chemin.

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Je décide donc de me diriger vers le campus St-Jean de l’Université de l’Alberta, véritable centre-ville francophone. En m’approchant de la rue Marie-Anne Gaboury, le soleil brille à nouveau, accueillant l’enfant chéri en terre promise. Parmi les vitrines, on trouve Francopreneurs, la Société historique francophone de l’Alberta et la Petite Academy, qui n’est pas un titre de film pour adultes, mais bien une garderie.

Je m’échoue au café Bicyclette, un bistro chicos avec des Français qui parlent fort et des tantes avec des foulards qui traînent dans leurs tartares. Une sorte de Leméac albertain. Je descends deux blondes en lisant le journal Le Franco du mois de mars. Je retrouve d’anciens articles écrits par une journaliste que j’avais contactée en préparation de ce premier grand périple dans l’Ouest canadien. Plutôt que de cueillir des cerises sur l’acide, me voilà dans un divan capitonné à chasser le franco comme un con.

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Une amie de la serveuse, une gynécologue de Longueuil, me voyant lire en français, me prend en pitié et m’invite à une soirée organisée à la Cité francophone où la compétition Polyfonik célèbre sa 35e édition. L’enquête prend enfin son envol. En chemin, elle m’apprend que les hôpitaux de la province accueillent beaucoup de personnel québécois venu pour des contrats temporaires lucratifs. Faire la passe, comme on dit.

Dans la salle dédiée à ces Francouvertes albertaines, je m’assois à côté d’un père québécois qui s’adresse en français à ses trois garçons, même si ces derniers lui répondent exclusivement en anglais. Les deux solitudes dans le même arbre.

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Sur scène : Meera Sylvain, Tpoints et Emmanuel Mboli, trois figures émergentes de la scène musicale franco-albertaine, « célèbrent la musique dans toute sa diversité. », selon l’animateur.

Si le folk-country et le rap des deux premiers me convainquent moins, le crooner Mboli est une révélation digne d’une belle scène de Kaurismäki. Un irrésistible Roch Voisine africain des Prairies.

Son nom, aux sonorités congolaises, me rappelle ce que la journaliste m’avait dit à propos de la francophonie albertaine comme quoi son dynamisme provient de plus en plus de l’immigration.

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À cet égard, le nombre de résidents bilingues français en Alberta connaît une croissance continue. Selon les résultats du dernier recensement de 2021, 261 435 Albertains et Albertaines parlaient français, contre 225 085 en 2006, marquant une augmentation de plus de 16 %.

Je sors de l’amphithéâtre conquis, en sifflotant, tandis que le soleil de 22h00 commence à peine à se coucher, l’un des plaisirs les plus agréables de l’été à Edmonton.

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En revenant dans le centre-ville abandonné, je marche devant le légendaire cabaret Chez Pierre, où une danseuse fume en observant deux femmes de la rue s’aplatir les cheveux devant une porte vitrée brisée où traîne au sol une vieille prise électrique. Une scène somme toute banale, me rappelant qu’on est quand même bien au pays d’Hélène Boudreau.

Le lendemain, dans un souci de sérieux, je rencontre Alphonse Aloha autour d’une tasse de thé. Alphonse est le directeur général de la FRAP (Francophonie Albertaine Plurielle), un organisme qui se consacre à améliorer les services d’établissement et d’accueil des nouveaux arrivants issus de la francophonie.

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Son rôle est de faciliter l’intégration des communautés immigrantes en leur fournissant des repères et des ressources, tout en établissant des liens entre les divers acteurs de la francophonie, afin de garantir une représentation adéquate aux tables décisionnelles.

Alphonse confirme que le souffle de la francophonie passe de plus en plus par la diversité, notamment par les communautés d’Afrique de l’Ouest, bien que cela ne soit pas sans difficulté. « L’inclusion en Alberta n’est pas quelque chose qui se réalise facilement. La communauté historique est de moins en moins nombreuse, en raison d’une évolution démographique. Ainsi, une grande partie de mes préoccupations consiste à persuader les francophones de souche que la nouvelle immigration n’est pas une menace, mais une opportunité pour tous de prospérer dans notre langue maternelle. »

Au début des années 1900, la communauté francophone en Alberta, principalement composée de Québécois et d’Acadiens, s’est organisée pour contrer l’assimilation anglophone. À l’origine homogène, cette organisation s’est structurée autour des paroisses, soutenue par des institutions religieuses. L’Association des Canadiens français de l’Alberta (ACFA) est devenue le porte-parole de cette communauté dans les années 1960, reconnue par le gouvernement de l’Alberta et garantissant des droits aux francophones.

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« Depuis lors, l’immigration a considérablement augmenté, rendant la composition actuelle de la communauté francophone beaucoup plus diversifiée, explique le Camerounais d’origine. Certains résistent à ces changements par peur de perdre les acquis et privilèges durement gagnés dans les luttes d’antan. »

Établi à Edmonton depuis maintenant 11 ans, Alphonse reconnaît l’existence d’un fossé entre ces deux réalités et considère comme partie intégrante de son travail de veiller à ce que le tissu social de la langue persiste et coexiste harmonieusement. « Les nouveaux arrivants, dont la priorité est de subvenir aux besoins de leur famille, accordent moins de priorité à la défense du français. À travers la francophonie africaine, persiste encore un écho du passé colonial, engendrant des perceptions linguistiques bien distinctes de celles des natifs lorsqu’ils s’établissent au Canada. »

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Comme quoi, les solitudes sont parfois plus diffuses qu’on ne le pense.

Mais, à voir les rues peuplées de nombreuses familles arrivant du Congo, du Cameroun, de la Côte d’Ivoire, tout semble indiquer que l’avenir de la santé francophone en Alberta passe par la diversité et son épanouissement, que ce soit sur scène ou en coulisse.

Encore faut-il qu’on leur donne l’opportunité de s’exprimer.